Sacré BPJ

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Sacré BPJ

22 février 2003 — BPJ (Bruce P. Jackson) reçoit la notoriété qui lui est due. Un article dans l’International Herald Tribune (IHT) du 20 février, c’est le moindre des tributs rendus à son activité débordante, — et le voilà sous les lumières de la célébrité.

Dans cet article, BPJ est présenté comme l’instigateur de la “lettre des 10” de Vilnius, venue compléter la “lettre des 8”, qui est le produit d’un montage du Wall Street Journal (WSJ) en collaboration avec Aznar, accessoirement — mais utilemennt dans ce cas — Premier Ministre d’Espagne. Voici ce que nous dit le IHT de Bruce P. Jackson :

« (...) Diplomats say the story of why these 10 countries aligned themselves with the United States on the Iraqi question centers on the gratitude they have for Washington's unbending Cold War stance against the Soviet Union.

» But it is also a story about the influence of an American lobbyist and activist, Bruce Jackson, who has been an adviser to the East European countries for several years and has helped keep the region in Washington's political orbit. Jackson, a former Defense Department official, was among those who drafted a text supporting the U.S. position on Iraq, said East European diplomats who produced the final statement. And it was an organization that Jackson leads, the Committee for the Liberation of Iraq, that helped distribute the statement to news agencies.

» The idea for a statement first came up at a dinner at the Slovak Embassy in Washington attended by Jackson and ambassadors from most of the 10 countries, diplomats say. In a recent interview, Jackson said he was present at the dinner, but he played down his role in helping initiate the text, which was issued Feb. 5. ''The American influence in all this is vastly exaggerated,'' he said. ''This was a product of the Slovaks and really the Latvians. They had the pen on this, and they coordinated the process.''

» But East European officials involved in the process give Jackson more credit. Kestutis Jankauskas, deputy chief of mission at the Lithuanian Embassy in Washington, said Jackson played a ''considerable role'' and helped ''initiate the text.'' Rihards Mucins, counselor at the Latvian Embassy in Washington, said Jackson suggested the following passage, one of the most compelling sections in the statement: ''Our countries understand the dangers posed by tyranny and the special responsibility of democracies to defend our shared values.''

» The grouping of 10 countries is unofficially known as the Vilnius-10 after the Lithuanian capital where leaders first met three years ago to coordinate their efforts to join the North Atlantic Treaty Organization. Jackson is described as the initiator of the group's first meeting. ''Bruce has been an inspiration to us,'' Mucins said. The Feb.5 statement was considered a way of helping secure entry into NATO. Seven of the 10 countries are scheduled to join the military alliance next year, but their entry must be approved by the U.S. Congress.

» ''They clearly wanted to do stuff to impress upon the U.S. Senate the freedom-fighting credentials of these new democracies,'' Jackson said. Today, when the Vilnius-10 coordinates its policies, officials of the group's member states usually meet in Washington, not in Brussels or Paris.

» Now, however, in light of the fierce jockeying between Paris and Washington for support of their Iraqi policies, some diplomats said privately that they were worried that Jackson's role in the grouping could be misconstrued in Europe as undue American influence on their foreign policy. »

Bruce P. Jackson, BPJ, représente une sorte de conquérant américain moderne, et même postmoderne ; le type même de “grand baron” bushiste, dont l’action vaut bien celle des ministres qui s’agitent sur la scène médiatique, et lui avec l’avantage d’afficher et de développer ses liens privés (avec Lockheed Martin et l’industrie d’armement, avec les néo-conservateurs, etc). BPJ nous dit ainsi beaucoup mieux qu’une longue analyse que ces liens fondent et alimentent aujourd’hui, presque exclusivement, la véritable puissance patriotique américaine ; du coup, cette puissance réduite à la valeur de ces sponsors, et là aussi, ce constat vaut tous les longs discours.

Qu’on considère ces divers traits, ci-après, de la vie professionnelle de BPJ.

• Il a été officier de renseignement de l’U.S. Army, officiel de l’administration Reagan, accessoirement officier des Special Forces en Bosnie et en Serbie (incognito) pendant la guerre civile.

• En même temps, à la ville, il endossait le costume trois-pièces pour son poste de vice-président (VP) chez Martin-Marietta à partir de 1993, chez Lockheed-Martin (LM) après la fusion de 1994. Cela a duré officiellement jusqu’en août 2002 (démission, dans tous les cas selon la majorité des sources) ; officieusement, on pourrait apprécier que BPJ reste très actif pour LM.

• Le signe de la pérennité de ses liens avec l’industrie d’armement (LM), c’est son implication dans le marché des F-16 pour la Pologne, comme son activisme constant vers les pays de l’Est, aboutissant à cette affaire de la “lettre des 10” dont l’IHT fait ses choux gras. BPJ devrait rester très actif dans ce domaine.

• A côté de cela, on le sait, il est devenu l’un des patrons du CLI (Committee of the Liberation of Iraq), courroie de transmission des néo-conservateurs et de la Maison-Blanche pour activer l’offensive médiatique pro-guerre, et pour activer les réseaux US en Europe et dans d’autres possessions. (Le CLI a joué son rôle dans la confection de la “lettre des 10”, tout comme il l’a joué dans la confection de la “lettre des 8”, par WSJ interposé.) Il faut d’ailleurs rappeler que, dans ce cadre hautement idéologique, BPJ participe à des travaux théoriques qui font de lui un penseur en même temps qu’un exécuteur.

Dans notre texte sur le JSF post-9/11, nous tentions d’apprécier la nouvelle “philosophie” US en marche avec ce programme d’armement, dont la dimension politique et idéologique nous apparaît évidente. BPJ y a sa place. Nous expliquions ceci concernant LM et Bruce P. Jackson  : « Lockheed Martin (LM) a pris une place centrale dans le système. LM hérite d’une riche tradition de contacts extérieurs, essentiellement par Lockheed, spécialisé dans l’exportation avec son F-104 et dans l’intervention politique dans ce cadre (scandales de corruption Lockheed mis à jour en 1975-76). Deux événements dont nous nous sommes faits largement écho, vont dans le sens de cette interprétation :

» * Le 4 octobre, devant l’AECMA, Vance Coffman, CEO de LM, annonce que l’intégration du marché transatlantique est en bonne voie, qu’elle se fera sous la houlette de LM, que l’industrie européenne est fermement invitée à suivre, en rang et sans rechigner. (Voir dd&e, rubrique Contexte, Vol18, n°04 du 25 octobre 2002. Voir aussi, sur ce site, notre Analyse à la date du 26 octobre 2002.)

» * L’action centrale dans les réseaux d’influence de quelques hommes de LM, particulièrement Bruce P. Jackson. Ancien officier des SR de l’Army, Jackson est chez Martin-Marietta depuis 1993 (fusion avec Lockheed en 1994), jusqu’au poste de Vice-Président pour la stratégie ou le marketing, qu’il occupe encore ou a quitté en août dernier (selon les sources). Jackson a été dans les lobbies pro-élargissement de l’OTAN. Il fait partie du Project for a New American Century [PNAC] (organisme qui a inspiré la plate-forme de politique extérieure du candidat Bush) et préside le CLI (Committee for the Liberation of Iraq). Il s’agit d’organisations idéologiques contrôlées par les neo-conservatives (Perle, Kristoll, etc). Jackson n’y est pas comme un simple manipulateur : son activité conceptuelle est très grande, il écrit des études avec Robert Kagan, William Kristoll, etc. Jackson est un activiste mais aussi un idéologue et sa position chez LM, où il utilise toutes ces activités, en dit long sur l’engagement de ce conglomérat.

» Cette entreprise acquiert naturellement, sans plan préconçu, — sans “complot” si vous voulez — les dimensions et les caractéristiques d’une machine de guerre idéologique. L’action est celle, assez naturelle désormais aux USA, du type impérialiste et d’orientation d’extrême-droite. Le business n’est plus le business , et le complexe militaro-industriel (CMI) a retrouvé les ambitions idéologiques de ses origines des années 1935-38, lorsque le professeur Millikan, physicien fameux et président de CalTech à partir de 1935, voyait dans le rassemblement scientifico-politique fait autour de l’industrie aéronautique en Californie (CMI originel), “the westernmost outpost of the Nordic civilization”. »

• Dans tous les cas, BPJ garde ses entrées à la Maison-Blanche, de façon quasi-officielle. Il a été le premier leveur de fonds du candidat GW Bush et il garde de cette période des prérogatives.

La chose intéressante que nous apprend IHT avec son article, c’est que BPJ navigue désormais à visage découvert. Accident ou tactique ? Tactique plutôt, bien dans la manière de Washington, où l’on vit dans l’univers virtualiste sans rapport avec le reste ; mais tactique non dénuée d’une dimension psychologique.

Notre hypothèse, alimentée par certaines appréciations extérieures, est que BPJ a estimé qu’être à visage découvert lui donnerait encore plus de crédit et de poids pour son action. Il apparaît désormais comme une sorte d’“ambassadeur extraordinaire”, une sorte de Richard Holbrooke du temps de Clinton, mais appointé par LM, directement ou pas, et pas par le département d’État. Sa situation d’homme d’influence lié à un conglomérat d’armement, à un centre extrémiste si influent, en même temps que l’orientation soi-disant “patriotique” de certaines de ses missions, nous confirment ce que nous observions plus haut : la notion de “patriotisme” est, aujourd’hui aux USA, pour l’administration en place, c’est-à-dire dans le système qui conduit Washington, totalement liée, dans sa définition et dans son action, au complexe militaro-industriel, au Big Business si l’on veut, et à l’idéologie extrémiste.