Rachmaninov suspect à Kiev-sur-Toronto

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Rachmaninov suspect à Kiev-sur-Toronto

Au départ de l’entrée de cette affaire dans le grand public, ou “notre” grand public, il y a un article de Robert Everett-Green, du Toronto Globe and Mail, repris le 6 avril 2015 par NewColdWar.org. La nouvelle a pris de l’ampleur et a très rapidement intéressé les médias russes, RT et Sputnik notamment. Elle le mérite parce qu’il s’agit de la “mise à pied”, au moins pour ses prestations du mois d’avril avec l’Orchestre Symphonique de Toronto (TSO), de la célèbre pianiste d’origine ukrainienne Valentina Lisitsa, résidant aux USA et au Canada, pour ses opinions et ses activités de bloggeuses concernant les affaires ukrainiennes. Lisitsa ne jouera pas Rachmaninoff, ni la Sonate au Clair de Lune de Beethoven, dont son interprétation a été vue et écoutée au moins 9 millions de fois sur YuTube (En raison de sa popularité sur les réseaux, Lisitsa est surnommée “la pianiste-vedette de l’internet”.)

Selon RT, le président du TSO, Jeff Malenson «a cité “des accusations incessantes concernant un langage très offensant par les médias ukrainiens”, ajoutant que “les commentaires provocateurs” de la pianiste auraient “assombri ses dernières interprétations”.» Cela donne une dimension nouvelle, très actuelle, à la musique de Rachmaninov, ou à celle de Beethoven, dont on découvre qu’ils n’auraient, ni l’un ni l’autre et sous les doigts de Lisitsa, suffisamment affirmé leur soutien à la cause de l’Ukraine-Kiev. Valentina a également expliqué, pour faire mieux comprendre le fonctionnement du TSO, que la direction lui avait offert un dédommagement financier non prévu par son contrat à condition qu’elle “ne parle pas”. On peut faire l’hypothèse, connaissant la vigilance des services de sécurit des pays du bloc BAO, que Beethoven et Sergueï Vassilievitch Rachmaninov, – un Russe, celui-là, on vous l’avait bien dit ! – font actuellement l’objet d’une enquête.

RT-français a donné un récit de l’aventure, tandis qu’il donne sur son réseau anglais, radio et TV, des interviews de la pianiste (voir les textes, tous deux du du 7 avril 2015 et du 7 avril 2015) : «Une pianiste née en Ukraine s'est vue interdire une prestation à l'orchestre symphonique de Toronto, Canada, à cause de ses opinions sur la situation en Ukraine exprimées sur Tweeter, selon la soliste elle-même.

»L’orchestre a finalement annoncé sa décision d’écarter la pianiste Valentina Lisitsa du programme d'interprétation du Concerto pour piano n°2 du compositeur russe Sergueï Rachmaninov plus tôt cette semaine. Le président de l'orchestre symphonique de Toronto Jeff Melanson a cité “des accusations incessantes concernant un langage très offensant par les médias ukrainiens”, ajoutant que “les commentaires provocateurs” de la pianiste auraient “assombri ses dernières interprétations”. Il semble que dans sa déclaration, le président parle des posts de Valentina Lisitsa sur Tweeter dans lesquels elle a exprimé ses opinions au sujet de la situation en Ukraine.

»La pianiste, lundi, a lancé un appel à soutien à ses abonnés sur Facebook pour dire à l'orchestre symphonique de Toronto “qu’on ne peut pas faire taire la musique”. “Quelqu’un dans la direction de l'orchestre, probablement sous la pression lobby petit mais agressif qui prétend représenter la communauté ukrainienne, a pris la décision de m’interdire de jouer”, a-t-elle écrit, se référant à ses prestations aux côtés de l'orchestre symphonique de Toronto prévues pour mercredi et jeudi. “Je ne sais même pas qui sont mes accusateurs, un [flou intentionnel] a été maintenu”.

»Valentina Lisitsa revendique l'utilisation des réseaux sociaux pour éclairer une certaine version de l’histoire, “celle qu’on ne verra jamais dans les médias de masse : la situation désespérée de mon peuple, les bonnes et les mauvaises choses qui se passent en Ukraine”. Une partie de son travail incluait la traduction de témoignages et d'articles écrits en ukrainien. “Je suis devenu très forte pour démasquer les fausses informations publiées par les médias occidentaux”, a [observé] la pianiste. [Cette] déclaration résume [sa position] : “La pire chose qui peut se produire dans chaque pays est la guerre fratricide; les personnes perçoivent les autres, leurs voisins comme des ennemis qui doivent être éliminés… Une année après l’autre, on voit les mêmes personnes fortunées au pouvoir, la misère et la pauvreté partout, des dizaines de milliers de personnes tuées, plus d’un million de réfugiés”.

»Après avoir exprimé ses opinions, Valentina Lisitsa a déclaré avoir reçu d’innombrables menaces de mort. [Maintenant, il y a] la décision d’annuler sa prestation : ”Mes détracteurs ne se sont pas arrêtés là. Après avoir essayé, [selon] leurs propres mots, de me faire la leçon, ils essayent maintenant de me faire taire comme musicienne”. La pianiste a révélé que l'orchestre symphonique de Toronto a proposé de couvrir les frais occasionnés par l’annulation si elle acceptait de rester silencieuse concernant le motif de cette décision. “Ils m’ont même menacé dans le cas où je dirais quelque chose à propos des motifs de l’annulation… S’ils le font une fois, ils le feront de nouveau jusqu’à ce que les musiciens, les artistes se résignent à la censure volontaire”, a-t-elle écrit.

»La réaction sur Tweeter a été massive, avec le hashtag ‘#LetValentinaPlay@’ croissant en popularité et des milliers de retweets indignés. La violoniste de renommée internationale Hannah Woolmer a tweeté : “Pour moi, cela est une campagne cruciale, et je prie tous mes abonnés de retweeter s’ils sont d’accord que ‘@TorontoSymphony’ doit ‘#letvalentinaplay’”. Hana Ustohal, 72 ans, a écrit sur Facebook : “Quelle sorte de monstres sont au pouvoir dans ce pays pour prendre cette décision folle et sadique de ne pas vous permettre de jouer. J’ai rendu mon billet pour le concert de mercredi”. [...]

»Valentina Lisitsa a affirmé sur son compte Tweeter qu’elle ne mélangeait pas la musique et la politique et “ne prêchait pas” pendant ses interprétations. Pourtant, ses adversaires l’ont accusée d’être “une porte-parole du Kremlin” et “une fomentatrice de la haine”. Maria Kolos a écrit sur Facebook en soutien à la décision de l'orchestre symphonique de Toronto : “Merci à l'orchestre symphonique de Toronto de ne pas tolérer cette porte-parole offensante du Kremlin”. Mat Babyak a aussi dit : “Merci de ne pas donner une plateforme à une fomentatrice de la haine raciste! Qu'elle reste hors du Canada!” Une autre utilisatrice du nom d'Iryna Cimorelli a mentionné l'importante communauté ukrainienne du Canada pour justifier l'annulation : “Toronto est pleine d’immigrés ukrainiens qui sont les vrais patriotes de leur pays et qui n’allaient jamais permettre à cette femme de jouer sur la scène après ses propos propagandistes. Jamais!!! C’est bien pour eux de ne pas la laisser jouer, qu’elle joue au Kremlin maintenant!!!”»

Valentina Lisitsa est née à Kiev, elle est donc ukrainienne ; sa famille est d’origine russo-polonaise. De Kiev, Valentina et sa famille se sont installés à Odessa puis ont émigré aux USA dans les années 1990. Valentina Lisitsa peut donc difficilement passer pour un suppôt de Poutine et une Russe ultra-nationaliste et anti-occidentaliste. C’est pourtant elle qui est prise pour cible par le puissant lobby ukrainien du Canada, et par des autorités, qui ont évidemment servi de relais, qui représentent sans doute le gouvernement le plus antirusse et le plus proaméricaniste du bloc BAO, un gouvernement presque-“plus royalistes que le roi” dont le comportement fait de lui une sorte d’artefact de la Pologne sur le continent nord-américain. Les autres relais de l’affaire, et notamment le président du TSO Waleson, ont le rôle ingrat de faire passer la consigne, avec la piteuse proposition de payer Lisitsa pour son effacement discret et l'exigence pressante de n’en pas dire un mot. Bien entendu, dans un tel contexte, la pianiste, appuyée sur une popularité sans exemple dans les réseaux, et qui poursuit depuis plusieurs mois sur son site une croisade qu’elle juge être celle de la vérité et de la justice, réagit par la révolte. (Le compte tweeter sur lequel Lisitsa poursuit son action est baptisé NedoUkraïnka [“Sous-Ukrainienne”], il a été créé après que le Premier ministre ukrainien Arseni Iatseniouk, à l’allure de surhomme nietzschéen, ait publié sa fameuse déclaration où il qualifiait appelant les partisans et séparatistes de l’Est du pays de “sous-êtres humains”.)

La scène est donc parfaitement en place pour une de ces querelles culturelles-sociétales-politiques dont le système de la communication raffole, et qui aurait éventuellement pour effet de mettre en évidence les fractures profondes et jusqu’ici étouffées au sein du public et du monde artistique et intellectuel dont on attendrait qu’ils soient unis en un seul bloc derrière la narrative pro-Kiev. C’est une entreprise risquée, toujours par rapport à la narrative extrême du bloc BAO, parce qu’on risque de débattre sur un ton polémique des principaux traits extrémistes de cette narrative : le comportement et la légitimité des autorités de Kiev ; la position des oligarques ukrainiens, plus puissants que jamais ; la situation intérieure en Ukraine, avec les divers groupes et unités paramilitaires extrémistes, et dans une situation économique et sociale catastrophique ; le sort des séparatistes de l’Est, les victimes civiles, etc.

La puissance de la narrative des pays du bloc BAO sur leurs territoires, c’est de n’être contestée en rien grâce à un appareil de la communication impeccable et un comportement des groupes sociétaux et culturels à mesure. Une polémique telle que celle qui risque de se développer autour de cette artiste, pianiste de grand talent, apparemment sans engagement politique mais toute entière habitée d’un souci humanitaire et placée de telle façon qu’elle appréhende directement nombre de réalités ukrainiennes, voilà qui peut vilainement mettre en cause la narrative. Tout cela se passe dans le pays jusqu’ici le plus aligné sur les USA, selon l’engagement de ses autorités et la pression d’un lobby ukrainien puissant, mais nullement selon l’opinion du public. Enfin, le statut international de Lisitsa ainsi que son énorme présence dans les “réseaux sociaux” risquent d’ouvrir les frontières à la libre-circulation de la susdite polémique, avec les possibilités de contamination internationales d’une mise en évidence des réelles conditions de la crise ukrainienne.

Il faut suivre cette affaire Lisitsa, justement en espérant que cela devienne effectivement une “affaire Lisitsa” pleine d’arguments contradictoires et de tensions culturelles et sociétales. Dans ce cas, le système de la communication, retournant ses effets selon l’habituel caractère de Janus qu’on lui connaît, peut devenir une arme redoutable contre la version officielle du bloc BAO et de Kiev, contre la narrative. Il s’agit d’une polémique au cœur même de l’ensemble socio-culturel sur lequel le Système bâtit sa légitimité, alors que la narrative sur l’Ukraine est devenue une partie de cette légitimité, alors que la pianiste Valentina Lisitsa semble n’être pas prête du tout à sacrifier Beethoven ou Rachmaninov, et encore moins “sa part” de vérité sur son pays d’origine, aux exigences de cette légitimité.


Mis en ligne le 8 avril 2015 à 13H22