Résilience pour résilience

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Résilience pour résilience

9 novembre 2012 – Nous avions signalé, à une autre occasion qui avait plus à voir avec les conditions naturelles, ou extranaturelles (l’ouragan Frankenstorm), la satisfaction de Hamish McRae, grand journaliste financier de la City et de The Independent, devant la “résilience” du Système face à l’attaque vicieuse de “Mère Nature”. (Voir notre texte du 3 novembre 2012, citant McRae, dont l’article était introduit par le titre : «The modern world shows its resilience after storm's fury.»)

“Résilience” (on en verra la définition plus loin) est un mot-phare du langage-Système, un mot plein d’entrain (de “résilience” ?). Il impose le respect, par une sonorité qui évoque son aspect ferme, sans compromis, presque rugueux sinon abrasif dans la sorte de volonté tenace de poursuivre. L’accoler au Système pour définir son attitude, – ou au “monde moderne”, ce qui est encore plus audacieux, – revient à avancer une sorte de prévision d’une absolue certitude dans cette volonté de durée, et une non moins rectitude dans la compréhension du sens dont on pare cette durée… C’est de ce mot-là dont nous nous permettons d’user, à dessein, avec l’une ou l’autre idée “derrière la tête”, pour définir la fureur et la colère déchaînées contre le Système.

…Elles aussi, cette fureur et cette colère, ni ne plient ni ne rompent. Elles semblent campées dans une volonté paradoxalement rationnelle de tenir et de continuellement repartir à l’attaque, sans soucis des peines et des souffrances. (Paradoxe de parler de rationalité à propos de la durée, de la persistance, de la fureur et de la colère, qui sont des passions, par essence étrangères à la raison, – en en verra plus plus loin, là-dessus…) Dans le premier cas (Système/monde moderne), la résilience semble aveugle et mécanique, dans le second, qui nous occupe également, elle apparaît héroïque et sans limite envisagée. L’illustration du deuxième propos nous vient des deux plus anciennes révoltes en cours, révoltes sans aide, sans soutien particulier, sans exclamations d’un Fabius ou d’une Hillary, sans constitution illico-presto d’associations type-“Amis de Bahreïn” ou “Friend of Greece” immédiatement subventionnées par l’Émir du Qatar, pour les soutenir ; il s’agit, on l’a deviné in extremis de Bahreïn et de la Grèce…

• “Bahreïn brûle”, titre Michael Stevens, de l’institut RUSI du Qatar, le 7 novembre 2012 dans Foreign Policy. Stevens, qui ne peut être accusé de parti-pris déplacé en raison de son affiliation, ne laisse aucun doute sur la gravité de la situation, dans ce petit royaume du Golfe où rien n’a été épargné pour “écraser l’immonde”.

«Violence is once again rearing its ugly head in Bahrain. The coordinated detonation of five home-made explosive devices in the capital of Manama on Nov. 5, resulting in the death of two people and the maiming of another, was notsome crude attempt to celebrate Guy Fawkes night, but an escalation of bloodshed that threatens to tip the island kingdom into chaos… […]

»The current direction of events in Bahrain does not suggest a bright future for the country. Also worrying is the absence of any significant international press coverage. Those with a violent political agenda know full well that mayhem will once again return Bahrain to the attention of the outside world – a fact that usually benefits the opposition, due to the overwhelming perception in Western media that the government bears most of the blame for the country's problems. The holy month of Muharram and the Shia commemoration of Ashura, often flashpoints for political grievances, loom in the near future. It is likely that we will see more terrorism and violence during this period – and where Bahrain goes after that is anybody's guess.»

• Comme Bahreïn pour le “printemps arabe”, la Grèce est l’un des vétérans d’une lutte de résistance continuelle contre l’attaque du Système, ici sous la forme d’une austérité extraordinaire appliquée à une population de plus en plus exsangue, sur le “front européen” de la crise générale, dans le chef de l’Union Européenne pour l’agression. Un nouvel épisode de fureur a eu lieu à Athènes, où les parlementaires ont voté un nouveau train de mesures d’austérité, où la foule (plus de 100.000 personnes) s’est à nouveau déchaînée mercredi. Le correspondant de Russia Today à Athènes, Peter Olivier observait (le 8 novembre 2012) : «Protesters are fighting a running battle… It’s an Athens urban warzone… I can barely see… There are huge flash bangs near Syntagma Square. Protesters are chanting for bread and freedom – they're accusing Greece of being a dictatorship…». Interrogé sur les perspectives de ce déchaînement, Charlie McGrath, de Wide Awake News, observait, le 8 novembre 2012 (Russia Today) :

«Well, we already have people killing themselves in front of the Parliament in Greece. You have people that are losing everything, losing hope, that the last thing to go to will be their sense that they have anybody that is representing them whatsoever. You have this tyranny of this technocrat majority inside Greece, 153 out of 300 vote more austerity onto the people. I think as they continue to lose more hope in that, they have control over financial destiny. How can it do anything but digress into anything, particularly into civil war?»

Les situations de Bahreïn et de la Grèce sont effectivement deux exemples excellents d’une situation générale plus large, puisque ces deux pays (les populations de ces deux pays, ou des parties importantes sinon majoritaires des populations de ces deux pays) ont mené sans succès la révolte dès l’origine dans leurs zones respectives, au Moyen–Orient et en Europe. Bien entendu, on comprend l’importance que nous accordons à l’expression “sans succès” (soulignée en gras), dans la mesure où elle indique bien que ces mouvements qu’on imagine nécessairement revendicatifs, n’ont rien obtenu d’essentiel dans leurs revendications, et n’ont guère d’espoir pour l’instant d’espérer y parvenir, – et qu’ils continuent pourtant…

Dans les deux cas, les répressions ont été sévères, chacune par rapport aux normes du pays, et tous les processus engagés (esquisses de réforme à Bahreïn, élections en Grèce) n’ont abouti à aucun changement notable, avec la poursuite de la même politique de répression et de contrainte. Aucune mesure particulière n’a été prise contre l’une ou l’autre des équipes au pouvoir, contre l’un ou l’autre des ministres ou chefs d’organes de sécurité, d’une façon tendant à montrer que le pouvoir en général se tenait prêt à l’éventualité de concessions. On peut donc dire que les mouvements de fureur et de colère se sont poursuivis sans rien obtenir qui fût capable de renforcer ces attitudes assez primaires en général (fureur, colère) de structures psychologiques solides, capables d’envisager et d’élaborer des projets concrets importants et sérieux dans le cadre des situations-Système existantes. D’autre part, on peut admettre généralement que, si des structures ont existé et existent sous la forme de partis, de groupements d’action, parfois de groupements extrémistes et de groupements de provocation, rien n’est fondamentalement suffisant dans tout cela pour nous offrir une explication “nécessaire et suffisante” à la durée et à l’alacrité, à la résilience de ces mouvements.

Dans les deux cas, enfin, il s’agit d’entreprises dont on ne voit guère où elles pourraient aboutir sinon encore plus de désordre, encore plus de violence, et toujours cette fureur et cette colère, – il s’agit encore de cette “résilience”… L’un dit : «…It is likely that we will see more terrorism and violence during this period – and where Bahrain goes after that is anybody's guess.» Et l’autre, comme en écho : «…How can it [Greece] do anything but digress into anything, particularly into civil war?» Tout le monde, au sein du Système, pense à ces issues terribles et même les Suisses s’y préparent en songeant aux réfugiés des chaudrons européens, qui se presseraient à leurs frontières. Si un acteur envisage le pire, au prix d’une incertitude angoissante, voire d’un affolement de lui-même, c’est le Système.

Bien entendu, on ne doit pas croire pour autant que ces deux acteurs (bahreïni et grec) incontrôlables, inarrêtable, insupportables en un sens, sont les seuls à se manifester de la sorte. Les Espagnols sont là également, pleins de fureur et de colère, d’autres pays européens par intermittence, avec, ici et là, pour pimenter la sauce, quelques projets d’autonomie (l’Ecosse, la Catalogne, la Flandre) signifiant que les vieilles accointances, celles qu'on scellait devant l'Histoire parce qu'on croyait aux principes structurants encore présents, que ces vieilles choses sont dispersées, jetées aux quatre vents, un peu comme les susdits principes d’ailleurs, sous les conseils éclairés de la finance, de ses employés, du libre-échange, de la globalisation, – bref, du Système. Du côté du Moyen-Orient, inutile de s’attarder pour se faire une religion, entre les violences, les manigances, les menaces, les incertitudes syriennes, turques, iraniennes, irakiennes, yéménites, saoudiennes, qatari, égyptiennes, libyennes… (Et israéliennes, certes, ô combien.) En d’autres mots, nos deux lascars, Bahreïn et la Grèce, ne sont nullement des exceptions qui confirmeraient une règle adverse, mais des exemples remarquables de la puissance, de la durabilité, de l’élan, de l’endurance, – bref, de la résilience de la chose, de ce grand mouvement de fureur et de colère. Il doit donc être bien entendu que Bahreïn et la Grèce ne sont pris que comme des cas symboliques et significatifs, parce que les circonstances y invitent pour la force de la démonstration, d’un mouvement général exprimé sous des formes diverses, multiples et différentes, d’un mouvement qu’on ne peut embrasser que sous le terme aux significations elles-mêmes extraordinairement diverses, multiples et différentes d’antiSystème.

La rationalité haute de ces passions

Bien, il est temps de changer de registre, et de remplacer “fureur” et “colère” par quelque mot qui sonnât mieux, plus haut, plus noble… “Résistance”, certes. Nous en avons déjà parlé. Cela signifie que nous ne voyons nullement dans la violence et le chaos de cette fureur et de cette colère, sur le terme, une simple manifestation de fureur et de colère. Il s’explique alors que nous ayons parlé, un peu plus haut, de “rationalité”, et que la chose paraissait paradoxale puisqu’il s’agissait de fureur et de colère (“Paradoxe de parler de rationalité à propos de la durée, de la persistance, de la fureur et de la colère…”). Mais nous parlons d’une “rationalité” supérieure, qui utilise à son profit des passions qui ne sont pas rationnelles en elles-mêmes…

La vigueur de la répression, la constance de la pression et des attaques du Système, qui constituent un élément formateur de cette structuration de résistance par antithèse, signalent la singularité du comportement du Système due à l’ambivalence de sa dynamique, poussée à la surpuissance et qui tend continuellement à chuter dans l’autodestruction. Il s’agit d’un élément extrêmement important. Les deux cas envisagés ici ont vu effectivement des mesures radicales organisées contre ce qui n’était encore que fureur et colère. L'Emirat du Bahreïn a appelé l’Arabie Saoudite à l’aide, au prix d’une partie importante de ce qu’il reste d’indépendance à son pouvoir. Les évènements en Grèce ont été parcourus, et le sont sans doute encore, de mouvements convulsifs de tentatives ou de tentations de radicalisation, avec les divers bruits d’éventuels projets d’intervention des militaires ou d’activisme des réseaux Gladio (bruits ou réalité, qu’importe, l’essentiel étant que ces hypothèses existent et ne semblent pas ridicules dans l’atmosphère générale). Cet accroissement de surpuissance n’a rien brisé de l’essentiel des mouvements de fureur et de colère, et, n’ayant rien brisé de l’essentiel, il a renforcé ces mouvements essentiellement d’une façon qui transmue cette surpuissance du Système en autodestruction… Cette sorte de confrontation, aussi bien publique et réelle que supposée et hypothétique, est un jeu de vases communicants, où l’énergie destructrice de surpuissance de l’un (du Système), si elle ne détruit rien de la révolte, se transfère vers la révolte et la renforce au contraire, – et transforme le processus de surpuissance en processus d’autodestruction pour le Système.

C’est ainsi que la résilience de la résistance est, au travers de l’exemple de la Grèce et du Bahreïn, infiniment plus impressionnante et significative que la soi-disant “résilience du monde moderne” dont le journaliste de la City McRae se gargarise. Cette résilience de la résistance constitue, sur la durée, une structuration invisible, d’abord une structuration des psychologies puis une structuration des comportements dans un environnement nouveau qui est en train de s’établir de lui-même, qui est lui-même structuration de résistance. Les victimes du Système, qui ont été déstructurées sinon dissoutes dans leurs situations courantes (leurs situations-Système) par la violence de l’action contre elles, n’y ont perdu que des fausses substances et des structures faussaires, entièrement organisées à l’origine par le Système lui-même pour les manipulations faciles des temps passés où la crise n’était pas encore à son paroxysme.

Cette évolution permet ainsi de créer des situations psychologiques collectives extrêmement solides. L’absence d’objectifs concrets des “indignés” devenant entretemps “résistants”, si souvent déplorée par les spécialistes de ces révolutions d’hier qui n’ont plus aucune chance de se faire aujourd’hui, après avoir montré hier leur vulnérabilité extrême à l’auto-récupération en créant souvent des systèmes pires que ceux qu’elles abattirent, cette absence que nous avons applaudie dès l’origine, lorsqu’il ne s’agissait encore que d’“indignation”, devient, elle aussi, une vertu structurante. La révolte devient résistance en évoluant comme si elle admettait, même si cela n’est pas conscient et surtout parce que cela n’est pas conscient, qu’elle n’est que l’instrument d’une force supérieure dont le but est d’abord la destruction du Système. La psychologie à l’œuvre, et en train de se renforcer et de se structurer, est d’une extrême importance : c’est une psychologie nihiliste si on la juge à l’aune du Système, qui contrôle aussi bien ses moyens d’oppression que les objectifs opérationnels qu’une “opposition” construite à l’intérieur de lui-même pourrait effectivement lui opposer. Mais ce nihilisme devient une attitude constructive en s’opposant, sans autre objectif, au Système qui est lui-même une entité absolument nihiliste : dans ce cas, le nihilisme psychologique contre le nihilisme du Système devient nécessairement constructif et structurant. Il se renforce en se développant.

Peu à peu, mais très rapidement tout de même, – ce mouvement n’est en plein développement que depuis 2010-2011, – se construit une situation générale qui installe dans la réalité des structures de situations spécifiques qui, passant par le stade insurrectionnel, deviennent des situations de résistance. Il doit être effectivement admis une fois de plus, et confirmé de plus en plus résolument, que n’importent pas tant les objectifs et leurs éventuelles réalisations que la dynamique elle-même, puisque ces objectifs ne pourraient actuellement se réaliser qu’à l’intérieur du Système, et être récupérés par lui. Le système nourrit lui-même cette dynamique, par son maximalisme, par sa volonté de ne plus désormais faire de concession parce que le Système lui-même aux abois ne peut plus se permettre de telles “faiblesses”. Cette opposition psychologique d’un nihilisme anti-nihiliste comme on oppose un contre-feu à l’incendie principal se traduit par cette dynamique de résistance sans objectif concret et opérationnel, nourrissant sa logique à l’absence de but de la politique-Système. Si l’on veut, cette dynamique de résistance est le double négatif de la politique-Système, et elle est en réalité, objectivement, un double positif puisque la politique-Système est nécessairement un phénomène négatif, bas, sombre, absolument destructeur et déstructurant. Cette dynamique devient, par antinomie, nécessairement structurante ; simplement, ses “structures” ne sont pas identifiables puisque, pour l’instant, nous observons les choses dans le cadre du Système qui impose ses références faussaires.

La dynamique à l’œuvre ne construit pas un monde meilleur selon la dialectique de communication du Système qui ajoute et agite toujours ce hochet des “lendemains qui chantent” à l’intérieur de ses propres limites ; elle se contente de résister et de faire jaillir de cette résistance une dynamique nécessairement structurante. Ce mouvement est évidemment et nécessairement imperceptible à la conscience présente, et il n’a de sens que dans une perspective qui dépasse le Système. C’est une situation qui aura son utilité fondamentale lorsque d’autres événements interviendront, alors que d’autres évènements que nous n’identifions pas encore formellement sont d’ores et déjà à l’œuvre, dont l’effet indirect se traduit par le caractère de plus en plus erratique, de plus en plus nihiliste et de plus en plus destructeur d’elle-même, de la politique-Système. Le point central de cette analyse est d’admettre que l’histoire courante est devenue métahistoire et que les évènements ont donc une double signification, – une signification apparente, historiquement classique et banale, et une signification haute, métahistoriquement exceptionnelle et profonde. Nous sommes en présence d’une apparence de situation identifiable selon une perception faussaire parce qu’influencée par le Système, et d’une vérité de situation, selon une perception intuitive qui échappe à l’influence du Système et rend compte d’une vérité métahistorique.

L’exceptionnalité de la situation actuelle se résume effectivement assez bien dans ce mot de “résilience”, justement. Il est temps d’en venir à sa signification profonde (psychologique) parce qu’extrêmement signifiante pour notre propos… L’étymologie du mot est ainsi définie, – «[d] u verbe latin resilio, ire, littéralement “sauter en arrière”, d'où rebondir, résister (au choc, à la déformation)». Du point de vue psychologique, il s’agit d’un «phénomène psychologique qui consiste, pour un individu affecté par un traumatisme, à prendre acte de l'événement traumatique pour ne plus vivre dans la dépression», donc à se durcir pour développer sa capacité de «confrontation avec des faits potentiellement [ou effectivement] traumatisants». C’est ce que font par divers moyens et activités violentes ces foules, celles de Bahreïn et de Grèce pour notre propos, dont la vertu involontaire, vécue bien plus que construite et conceptualisée, est dans l’opiniâtreté et la durée de la résistance, dans l’affrontement sans faiblir avec l’agression effectivement identifiée du Système contre eux, l’affrontement contre ces “faits traumatisants”. Qu’il soit impossible d’apporter des preuves concrètes de la chose ne réduit en rien ces évènements, et même au contraire puisqu’il s’agirait de “preuves” faussaires parce qu’établies dans le cadre du Système. Pour le reste, on comprend qu’une telle analyse est en réalité une hypothèse qui suppose une rationalité supérieure à l’œuvre, que l’on ne peut percevoir que par intuition, et que cette rationalité a l’intelligence évidente de se dissimuler derrière des passions telles que fureur et colère qu’elle utilise comme des outils, qui ont la vertu de ne cesser d’affoler le Système.