Poutine, Hagel, Kim Jong-Un, un ICBM et l’ombre de LeMay

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Poutine, Hagel, Kim Jong-Un, un ICBM et l’ombre de LeMay

Dimanche, le Pentagone annonçait que le secrétaire à la défense Hagel avait décidé de reporter d’un mois un tir d’essai d’un ICBM (missile stratégique intercontinental à têtes nucléaires) Minuteman III, pour ne pas risquer d’induire en erreur la direction nord-coréenne et ne pas accroître la tension. La chose a été annoncée d’une façon précise par un officiel du Pentagone, s’exprimant au nom du secrétaire à la défense. (AFP, le 7 avril 2013.)

«A US defence official said Defense Secretary Chuck Hagel postponed the Minuteman 3 test at Vandenberg Air Force Base until next month due to concerns it “might be misconstrued by some as suggesting that we were intending to exacerbate the current crisis with North Korea”. “We wanted to avoid that misperception or manipulation," the US official told AFP. “We are committed to testing our ICBMs to ensure a safe, secure, effective nuclear arsenal.”»

Ce qui est remarquable, c’est la réaction officielle, très appuyée, du président russe Vladimir Poutine, hier, après sa rencontre avec la chancelière Merkel et avant sa visite de la Foire de Hanovre. (Poutine était en visite en Allemagne les 7 et 8 avril.) Poutine s’est montré très explicite, avec des affirmations très précises et enthousiastes de remerciement à l’égard de l’administration Obama, c’est-à-dire essentiellement du secrétaire à la défense Hagel selon notre appréciation. L’agence Novosti rapporte cette réaction, le 8 avril 2013.

«“It seems to me that the United States has taken a very important and sensible step; it has delayed a ballistic missile test to avoid aggravating the situation,” Putin said after talks with German Chancellor Angela Merkel. “I believe we should all thank the US administration for taking that step.”

»Putin said he hoped the gesture would be noted by “our partners in North Korea” and that everyone “will calm down and start working together to defuse the situation.”»

Les mots de Vladimir Poutine sont notables pour leur enthousiasme et leur vigueur approbatrice, cela assez inhabituel chez cet homme plutôt réservé, surtout pour l’événement suscitant cette réaction. On pourrait évidemment penser qu’un tir d’essai d’un ICBM reporté, même pour des raisons politiques évidentes, reste tout de même une décision technique et, comme telle, parcellaire. Il s’agit évidemment d’une décision technique, mais il faut admettre que l’aspect politique est beaucoup plus important que l’évidence qui nous est suggérée. Pour étayer l’hypothèse implicite que nous envisageons, plusieurs remarques doivent être développées dont certaines renvoient à l’histoire, dont d’autres concernent des hypothèses précises. Elles permettront d’apporter des explications éventuelles à cette occurrence que nous soulignons.

• D’abord, il faut effectivement parler d’octobre 1962, lors de la crise des fusées de Cuba, et du général Curtis LeMay, alors chef d’état-major de l’USAF après avoir été pendant neuf ans (de 1947 à 1956) commandant en chef du Strategic Air Command, ou SAC, y étant succédé à sa tête par le général Thomas Powers, souvent désigné comme “son homme de main”. (On trouve un portrait très complet de la carrière, des conceptions et des actes du général LeMay, dans un texte du 15 mai 2001. On découvre que cet officier général joua un rôle fondamental dans l’histoire stratégique de la Guerre froide, qu’il a agi quasiment dans une situation de “coup d’État permanent” vis-à-vis du pouvoir politique, qu’il eut des comportement d’insubordination chronique et même exprimées vis-à-vis de ce même pouvoir politique, enfin que son but constant a été de déclencher un conflit nucléaire avec l’URSS, si possible débutant par une attaque-surprise, dite “préventive” pour la satisfaction des consciences, des USA contre l’URSS.)

• Durant la crise des fusées de Cuba d’octobre 1962, LeMay s’opposa avec violence, presque dans des termes d’insubordination affichée, au président Kennedy. Il voulait une action militaire d’invasion immédiate de Cuba et une préparation à une attaque nucléaire unilatérale contre l’URSS, et il ne mâcha jamais ses mots à cet égard. (Voir notamment le verbatim transcrit des échanges divers enregistrés des dirigeants US durant la crise, y compris entre les généraux, le 5 octobre 1997 dans les archives du New York Times… Voir notamment à la date du 19 octobre 1962, avec les échanges LeMay-JFK, puis quelques mots entre LeMay et le général Shoup, commandant du Corps des Marines. Entre les généraux, JFK est généralement désigné simplement comme “this son of a bitch”…). Durant cette période, le pouvoir politique, autant JFK que le secrétaire à la défense McNamara, avait perdu tout contrôle sur LeMay, et ce dernier agit effectivement dans le sens d’une provocation gravissime, qui est une duplication agressive de ce que Hagel a ordonné de ne pas faire. Le 27 octobre 1962, LeMay ordonna spécifiquement qu’un tir d’essai d’ICBM ait lieu de la base de Vandenberg, en Californie, ce qui fut fait, avec le risque évident, – c’est-à-dire l’intention évidente de LeMay, – que cet essai soit interprété par l’URSS comme le début d’une attaque nucléaire US contre elle, que l’URSS prenne des mesures de riposte, et que LeMay parvienne à son but de déclencher une attaque nucléaire massive contre l’URSS. (Kennedy réagit furieusement mais le mal était fait, et la position de LeMay au sein des forces armées, son influence, sa puissance, interdisaient une mesure de mise à pied contre lui.) Différentes révélations de certains acteurs soviétiques de la crise depuis et, surtout, la réaction de Poutine qui doit bien connaître les archives les plus secrètes avec sa carrière dans le KGB et sa position de président, semblent montrer que les Soviétiques prirent effectivement cet essai comme la possibilité sérieuse d’un début d’attaque nucléaire des USA (avant d’être rassurés par la direction politique US), que ce fut un des moments où l’on fut le plus proche de l’affrontement nucléaire.

• Nous pensons que c’est à la lumière de ce précédent tragique que Poutine a réagi comme il l’a fait. A notre sens, on doit considérer l’hypothèse selon laquelle il y a eu des contacts directs de Poutine avec la direction US, peut-être avec Obama et avec Hagel, qui ont abouti à cette proposition d’annuler l’essai ; la réaction particulièrement chaleureuse de Poutine signifierait qu’il est particulièrement satisfait et reconnaissant que la direction politique US ait tenu ce qui serait dans ce cas ses engagements.

• Il est manifeste que les Russes tiennent cette crise nord-coréenne comme particulièrement dangereuse, à la différence, par exemple, des Sud-Coréens. Les Russes ont-ils des informations précises ou bien s’agit-il d’un état d’esprit général qui les pousse à cette inquiétude ? L’inquiétude très profonde de Poutine s’est encore traduite, hier, lors de la visite de la Foire de Hanovre, par une autre déclaration concernant la possibilité de conséquences d’un conflit nucléaire dans la péninsule coréenne. Il ne précise pas, dans ce cas qui reste général dans sa bouche, quels seraient les protagonistes selon lui. (Voir Russia Today, le 8 avril 2013 : «If a nuclear conflict erupts on the Korean Peninsula, Chernobyl would look like a “kids’ fairytale,” Russia’s president said. Tensions have been escalating rapidly, with last week seeing conflicting reports about North Korean nuclear activity. Speaking at the annual industrial fair in Hannover, Vladimir Putin compared the possible nuclear brawl between Seoul and Pyongyang with the worst nuclear disaster in history - the explosion at the Chernobyl Nuclear Power Plant. According to Putin, the consequences of the nuclear conflict on the Korean Peninsula would far exceed the industrial disaster in Chernobyl.»

• La satisfaction de Poutine vis-à-vis des USA s’explique d’une façon plus générale, à notre sens, par l’impression que l’incident devrait avoir fait naître chez lui que l’actuelle direction US, surtout avec l’arrivée de Hagel au Pentagone, pourrait sembler prendre une orientation plus rationnelle dans sa politique, semblant alors prendre quelques distance de ce que nous nommons politique-Système, représentant notamment ce que nous nommons également la “politique de l’idéologie et de l’instinct”, – c’est-à-dire, en fait, une politique erratique, imprévisible, déstructurante, reposant complètement sur l’infraresponsabilité. Notre appréciation est que ce cas de l’ICBM va effectivement dans ce sens, mais qu’il ne s’agit que d’un “accident”, ou de “l’exception qui confirme la règle”, parce que le cas était précis, pressant et impératif, avec une chaîne de commandement directe et fermement décidée. Pour le reste, nous ne voyons rien qui puisse modifier cette orientation-Système. Malgré la présence effectivement d’un homme moins sensible à cette situation (Hagel), l’essentiel de la direction politique, pressée par une bureaucratie et des tendances extérieures échappant aux capacités humaines d'influence et de contrôle qui vont dans ce sens, devrait continuer dans la direction (ou l’absence de direction) de la politique-Système. A notre sens, Poutine n’en a pas fini de chercher à résoudre le puzzle dangereux, pressant et déstabilisant de situations quasiment insolubles à cause de l’incontrôlabilité et l’imprévisibilité de la politique du bloc BAO (des USA).


Mis en ligne le 9 avril 2013 à 08H56