Peut-on dire “CIA’s Gulag”?

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Peut-on dire “CIA’s Gulag?

7 décembre 2005 — ...Oui, l’expression “CIA’s Gulag”, qui est utilisée pour désigner le cadre du problème transatlantique des camps (“black sites”) et autres activités de la CIA en Europe (et dans le reste du monde), est-elle appropriée? N’est-elle pas une “insulte” pour les millions, les dizaines de millions de morts du vrai Goulag? Un lecteur choqué le dit clairement et laisse entendre abruptement qu’il faudrait peut-être nous en faire reproche:

De “Petru”, en date du 6 novembre sur notre Forum : « L'utilisation du terme “Goulag” pour les prisons américaines de suspects terroristes est une insulte aux dizaines de millions qui ont été tués ou emprisonnés au Goulag. »

Dans un excellent article paru ce matin dans le New York Times et l’International Herald Tribune, à propos du voyage de Rice en Europe et de ses avatars, Richard Bernstein rappelle l’emploi de l’image chez les Européens, à propos des activités de la CIA bien sûr : « More than one commentator over the past few days has referred to the secret prisons as a ‘Gulag Archipelago,’ despite the fact that the countries where they are alleged to be situated, Romania and Poland, have denied their existence. Moreover, even if they do or did exist, their total prison population would be at most a few dozen — compared with the hundreds of thousands who were confined in Stalin's real gulag.

» And yet, in this instance especially, the Bush administration's handling of suspected terrorists, coupled with the problems the United States continues to encounter in Iraq, has not made Rice's job of persuasion any easier. »

(Rappelons que le mot “Goulag” reprend, sous forme d’usage acronymique, les initiales GOULAG désignant l’administration des camps d’internement et de travail dans le système soviétique: Glavnoïé Oupravleniyé Lagéreï, pour Direction Principale des Camps de travail. Soljenitsyne, dans un élan d’intuition géniale, avait fait avancer la compréhension du phénomène avec l’expression “archipel du Goulag”. Cette image de géographie maritime permet d’avancer vers une autre image, encore plus significative jusqu’à être décisive, qui est celle de voir le développement des camps du GOULAG comme le phénomène de la prolifération du cancer sous forme de métastases.)

Comme toute affirmation polémique, cette affirmation de notre lecteur est discutable et mérite d’être discutée. On doit contester l’affirmation que l’expression est une insulte aux morts du Goulag. L’emploi de l’expression “CIA’s Gulag” est, comme on le note ci-dessus, une référence et non une insulte ; une référence d’abord bureaucratique avant de devenir politique pour désigner un système d’oppression, d’emprisonnement, voire de liquidation de masse. A nous de voir si cette référence est justifiée dans le cas des pratiques de la CIA. Si elle ne l’est pas, ce sera une erreur, pas une insulte. (Les morts du Goulag sont des victimes incontestables d’une certaine sorte de barbarie. Nous sommes les premiers à le reconnaître, à le clamer [voir le livre de Philippe Grasset Le regard de Iéjov] — bien plus que d’autres qui se lamentent vertueusement aujourd’hui sur le sort de ces victimes qu’ils ignoraient hier ; qui, hier, n’y trouvaient rien à redire jusqu’à juger les premiers témoins du Goulag suspects et peu fréquentables.)

Est-il “possible” de dire “CIA’s Gulag”? L’idée derrière la remarque ci-dessus dénonçant cet emploi n’est-elle pas qu’il s’agit plutôt, avec cette expression de “CIA’s Gulag”, d’une “insulte” à l’Amérique parce qu’il n’est pas convenable, qu’il n’est pas acceptable d’assimiler America the Beautiful à l’empire du communisme dans ses aspects les plus barbares et les plus iniques? Y a-t-il quelque chose de sacrilège là-dedans? Y a-t-il un interdit contre cette sorte d’expression parce qu’il s’agit de l’Amérique, point final? Y a-t-il un jugement systémique avec une dimension politique selon les faits qui serait interdit par un précepte moral, lequel serait d’ailleurs plutôt de l’ordre de la stupéfaction et de l’ébahissement de l’esprit? (Oui, bien sûr.)

Ces dernières années et les tonnes de mensonges suivies de révélations qu’elles nous ont apportées ont fait largement avancer le débat. L’antienne à propos de l’automatique vertu US commence à lasser. On est conduit à prendre conscience de certaines choses. Un Américain aussi honorable que William Pfaff, écrit dans un remarquable article sur la torture (nous voulons dire : la torture pratiquée de façon réglementée, bureaucratique — le mot qualificatif est si important, — par les Etats-Unis), dans Harper’s Magazine, numéro de novembre (nous soulignons en gras les deux passages qui nous paraissent importants):

« The Clinton Administration signed the International Criminal Court treaty despite Defense Department opposition, but President George W. Bush formally withdrew the American signature on May 6, 2002. For many years the U.S. Army has been accused of running a “torture school” as part of its training of Latin American officers at its School of the Americas (lately renamed the “Western Hemisphere Institute for Security Cooperation”), located first in Panama and later, after Panama’s full independence, at Fort Benning in Georgia. This accusation was denied, and most Americans, including this one, were inclined to doubt that it was really so. But the routine use during the war on terror of techniques that according to international law (and common-sense judgment, here and abroad) are clearly torture suggests that it may have been true after all. » (Plus haut dans le texte, Pfaff avait observé que la façon dont l’Amérique avait changé avec le 11 septembre constituait un élément extrêmement contraignant pour la psychologie, particulièrement celle des Américains honorables: «  The only thing that really changed was the United States. That it may never again be the same is profoundly depressing. »)

Le cas américain est particulièrement troublant, et l’expression “CIA’s Gulag” ouvre un débat qui n’est pas tranché d’avance, comme beaucoup auraient pu le croire il y a dix ans ou vingt ans. Qu’est-ce qui pourrait justifier une telle accusation, implicite dans l’expression? Le gouvernement US, déjà confronté à cette “accusation” (d’entretenir un réseau de centres de détention arbitraire qu’on pourrait désigner par le mot “Goulag”) par un texte d’Amnesty publié en mai 2005, avait réagi dans sa façon habituelle, qui est celle d’une lourdeur et d’une grossièreté considérables, en plus de l’absence d’intelligence du propos, simplement en tenant pour vrai ce que sa propre propagande affirme. Le même Amnesty rapportait : « When asked to comment about Amnesty International’s report during a White House Briefing President Bush said: “I'm aware of the Amnesty International report, and it's absurd. (…) The United States is a country that promotes freedom around the world. When there's accusations made about certain actions by our people, they're fully investigated in a transparent way.” » La réponse est elle-même absurde, ou bien américaniste (rien n’existe au monde que l’Amérique elle-même, tout ce que le conformisme américaniste officiel avance est fondé, etc.). Staline présentait l’action extérieure de l’URSS comme promotrice de la justice, de l’égalité, de la démocratie populaire, de la libération des forces oppressives, etc.

L’expression “CIA’s Gulag”, après d’autres de la même sorte, soulève des réactions de rejet, de dénonciation, etc., de la part des américanistes et de leurs amis à cause de la question quantitative, alors que c’est l’aspect qualitatif (!) qui devrait nous importer. Le Goulag soviétique désigne un phénomène concentrationnaire qui a impliqué des dizaines de millions de personnes, soumises à un arbitraire complet derrière des apparences légales formelles, avec des pertes d’une immense ampleur, se comptant également en millions et peut-être dizaines de millions. Bien entendu, le chiffre des morts et détenus du Goulag originel est sans commune mesure avec ce que les USA détiennent arbitrairement aujourd’hui. (Quoique… Ils commencent à faire sérieux : le DoD a reconnu avoir détenu 80.000 personnes depuis l’attaque 9/11.) Sur le plus long terme dans le passé, l’histoire secrète des USA à cet égard mérite d’être étudiée de près. Mais c’est une autre affaire car, répétons-le, l’expression “CIA’s Gulag” n’est pas définie dans son aspect accusateur par cet aspect du nombre.

L’essentiel est l’aspect bureaucratique, — la méthode de fonctionnement si l’on veut. Les “univers concentrationnaires” les plus importants de l’Histoire sont caractérisés organiquement par le fait bureaucratique. La bureaucratisation des systèmes concentrationnaires implique une activité systématique de légalisation d’un fait arbitraire qui est manifestement illégal si l’on se réfère à l’essentiel, qui est “l’esprit de la loi”. C’est le cas du Goulag soviétique, sans aucun doute : bureaucratie (c’est-à-dire aveuglement et inhumanité) avec légalisation grossière mais systématique du processus (parodie de jugement prise pour une procédure légale, nécessité d’“aveux” des condamnés, etc.), avec en plus le désordre qui caractérisait le communisme. La plupart des témoignages et études importants, à commencer par La grande terreur de Robert Conquest en 1967, fournit des détails innombrables de cette bureaucratisation dans le désordre. Conquest rapportait l’embarras de nombre d’antennes locales du NKVD durant la “grande Terreur” (la Iéjovtchina, du nom du chef du NKVD Nicola Iéjov, de 1936-39), lorsqu’elles recevaient la consigne planifiée du “Centre” d’arrêter un nombre arbitrairement fixé de “contre-révolutionnaires” dans tel ou tel village. Qui arrêter dans le village où les purges précédentes avaient déjà éliminé les classes sociales caractérisées a priori par le virus contre-révolutionnaire? D’où les angoisses de ces braves fonctionnaires qui tenaient, également selon les consignes du “Centre”, à légaliser le processus illégal, devant la difficulté de trouver les “coupables” qui puissent être à la fois jugés et condamnés.

La planification bureaucratique précédait le soupçon et la réalité, elle créait la réalité en ordonnant le nombre d’arrestations, les accusations, les aveux attendus, les inculpations et les condamnations, les déportations, etc., d’une façon telle qu’il ne restait plus après qu’à remplir les cases vides en y collant les citoyens arbitrairement débusqués. Nombre de témoins (K.S. Karol, dans Solik) ont rapporté l’angoisse qui régnait en URSS, non pas seulement pour ceux qui entretenaient des activités illégales ou parce qu’ils étaient en désaccord avec le régime, mais pour n’importe qui parce que le régime devenu système pouvait frapper n’importe qui, littéralement sans rime ni raison. On observera que nombre d’Irakiens en Irak, en présence des “descentes” de l’armée US, peuvent éprouver cette sorte d’angoisse : le seul indice de “culpabilité” qui pourrait les faire arrêter est leur aspect physique d’Irakien.

Pour ce qui concerne le système nazi, qui présente un autre cas, il faut lire La perfidie de l’Histoire, de Richard L. Rubenstein (né en 1924, professeur d’histoire et de philosophie des religions à l’université de Bridgeport, dans le Connecticut). Ce livre, publié en 2005 (éditions Le Cerf), comprend le texte original de Rubenstein, datant de 1975 (avec un ajout de circonstances, datant de 2004, traitant du terrorisme islamique). L’originalité de l’approche de Rubenstein est qu’il fait porter l’essentiel de la responsabilité de l’Holocauste dans son ampleur et dans la réalisation de son aspect systématique non sur l’idéologie, qui est l’élément déclencheur, mais sur la bureaucratisation et les méthodes industrielles modernes de gestion et de production. C’est introduire comme principal accusé de l’ampleur et de la substance du crime les méthodes et les contraintes modernistes au travers de l’expansion et de la gestion industrielles, et de la bureaucratisation systémique.

La caractéristique finale est un montage systémique s’apparentant moins à un complot qu’à l’évolution “naturelle” (c’est-à-dire logique dans ce cas, de la logique interne du système) d’un système de conception moderniste à la fois de cloisonnement et de dilution de la perception des responsabilités. L’effet mécanique du montage est de cacher l’ampleur et le motif du crime aux exécutants, et d’assurer son efficacité complète sans prendre le risque de l’illégalité qui constitue une transgression des lois difficilement supportable pour un esprit conformiste (la bureaucratie implique un complet conformisme de l’esprit ; — il faut donc ménager leur conformisme). Rubenstein observe qu’à cause de diverses dispositions et situations, l’Holocauste ne peut être tenu pour “illégal” selon les lois allemandes en vigueur à l’époque. Rubenstein laisse clairement voir qu’il considère la bureaucratisation de la puissance américaine comme une évolution de même substance que les structures qui permirent l’Holocauste.

(De même pourrait-on considérer de cette façon la guerre 14-18 : son horrible et durable ampleur massacrante, avec la brutalité traumatisante qui en découle pour la psychologie européenne et la civilisation, est le plus souvent portée, par l’analyse idéologique et/ou pacifiste courante, au compte de notions également idéologiques telles que le nationalisme, le militarisme, etc. La réalité des faits pourrait être interprétée tout autrement. Si notre civilisation n’avait pas atteint le degré de machinisme, expression même du modernisme, qu’elle avait atteint en 1914, nous n’aurions eu ni les canons, ni les mitrailleuses qui bloquèrent la guerre en empêchant la manœuvre et en firent une immense boucherie. La guerre aurait sans aucun doute été beaucoup plus courte, les pertes beaucoup moins élevées, les antagonismes n’auraient pas été exacerbés et ainsi de suite. Le choc traumatique aurait été d’une ampleur toute différente et nombre d’événements déstabilisants [l’effondrement de l’Europe et l’affirmation de l’Amérique, la révolution bolchévique] n’auraient pas eu lieu dans leur forme traumatisante. Il serait intéressant de récrire l’histoire du XXème siècle à la lumière d’une guerre de 1914 sans les contraintes du modernisme.)

La conclusion que nous tirons de tout cela est que l’expression “Goulag” se caractérise effectivement par une méthode (la bureaucratie) avant de l’être par un bilan historique ou par une orientation idéologique. L’expression peut donc être appliquée à l’activité de la CIA dans ce domaine, parce que sa méthode pour constituer son réseau de camps de détention s’appuie effectivement sur les habituelles normes bureaucratiques : cloisonnement, dilution des responsabilités, cadre légal même s’il s’agit d’une “légalisation de l’illégalité” (mémorandums internes dans l’administration, règles de torture minutieuses avec descriptions des actes des fonctionnaires-bourreaux, etc.). Elle ressort des techniques modernistes en la matière, dont l’URSS léniniste et stalinienne fit l’application à la fois la plus lourde et la plus longue, et dont l’Allemagne nazie fit l’usage le plus sophistiqué pour l’accomplissement de ses actes d’extermination massive. L’expression “CIA’s Gulag”, quoique infamante qu’elle puisse paraître à certains, est justifiée dans sa substance dans la mesure où elle indique des possibilités d’extension extrêmement graves. Nous ne doutons pas que nombre de midinettes de l’alliance transatlantique en auront leur cœur serré. Ainsi en va-t-il pour les chagrins d’amour.

Là où nous pensons qu’il faut placer des limites sans doute décisives, c’est dans les réactions du reste du système face aux possibilités du soi-disant “CIA’s Gulag”. Non pas qu’il faille caractériser ce “reste du système” d’une vertu quelconque par opposition manichéenne au comportement de la CIA (ou de toute autre partie du système conduite à ces pratiques); mais parce que les USA évoluent, par nécessité économique, dans un cadre “ouvert” de communication et d’information qui, dans les conditions actuelles, engendre le désordre, la discorde, l’affrontement, la critique croisée, la dénonciation, entre les centres de pouvoir à l’intérieur même du système américaniste, et entre le centre américaniste et ses alliés. Une évolution vers un Goulag de grandes dimensions serait empêchée par la mise à jour qui en serait faite, — comme c’est déjà présentement le cas pour certaines parties du système. Il est tout à fait probable que le chaos l’emportera avant que le “CIA’s Gulag” ait évolué vers les dimensions monstrueusement colossales qu’atteignirent les phénomènes concentrationnaires du XXème siècle.