Payer les talibans pour pouvoir combattre les talibans

Bloc-Notes

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 993

Il est difficile, d’abord de ne pas se pincer machinalement pour constater qu’on ne rêve pas, ensuite de continuer à bavarder de l’Afghanistan comme d’une “guerre”, enfin de continuer à comptabiliser sérieusement les discours des dirigeants occidentaux et les réunions fiévreuses de la Maison-Blanche sur la stratégie en Afghanistan… Tout cela, d’un seul souffle, après avoir lu l’article du Guardian du 13 novembre 2009, lui-même condensé d’un article de The Nation du 11 novembre 2009.

Cela concerne le trafic considérable, par voie routière, confié à des contractants privés, pour ravitailler les forces armées des USA (et de quelques autres sans doute) déployées dans la guerre contre les talibans (et quelques autres). Les convois ne peuvent passer qu’après avoir rétribué les talibans pour ne pas être attaqués – les talibans, ou bien diverses bandes et groupes de guérillas, ou des seigneurs de la guerre, etc. Dans certains cas, les convois sont même escortés par deux véhicules talibans, un en tête et l’autre en queue du convoi, par exemple à $1.500 par camion transportant du carburant sur 300 kilomètres. «The army is basically paying the Taliban not to shoot at them. It is Department of Defense money», observe un contractant civil, et cette subvention faite aux talibans concerne 10% à 20% de l'argent du Pentagone pour la logistique en Afghanistan. Parmi les diverses causes de cette situation, le fait que les contractants civils et les sociétés de sécurité (US) qui sont censées protéger ces convois sont contraints par des règles très strictes au niveau de l’armement défensif (réduits à de simples AK-47), pour les empêcher de faire des “dégâts collatéraux”, notamment les diverses tueries de civils auxquelles ils nous ont accoutumés, notamment en Irak, parce que ces excès qui ont menacé l’équilibre même de la présence de l’OTAN en Afghanistan sont aujourd’hui vigoureusement combattus

«Welcome to the wartime contracting bazaar in Afghanistan. It is a virtual carnival of improbable characters and shady connections, with former CIA officials and ex–military officers joining hands with former Taliban and mujahideen to collect US government funds in the name of the war effort.

»In this grotesque carnival, the US military's contractors are forced to pay suspected insurgents to protect American supply routes. It is an accepted fact of the military logistics operation in Afghanistan that the US government funds the very forces American troops are fighting. And it is a deadly irony, because these funds add up to a huge amount of money for the Taliban. “It's a big part of their income,” one of the top Afghan government security officials admits. In fact, US military officials in Kabul estimate that a minimum of 10% of the Pentagon's logistics contracts – hundreds of millions of dollars – consists of payments to insurgents. […]

»The bizarre fact is that the practice of buying the Taliban's protection is not a secret. I asked Colonel David Haight, who commands the Third Brigade of the 10th Mountain Division, about it. After all, part of Highway 1 runs through his area of operations. What did he think about security companies paying off insurgents? “The American soldier in me is repulsed by it,” he said in an interview in his office at forward operating base Shank in Logar province. “But I know that it is what it is: essentially paying the enemy, saying, ‘Hey, don't hassle me.’ I don't like it, but it is what it is.”

»As a military official in Kabul explained contracting in Afghanistan overall, “We understand that across the board, 10-20% goes to the insurgents. My intel [intelligence] guy would say it is closer to 10%. Generally, it is happening in logistics.”

»In a statement about host nation trucking, the US army's chief public affairs officer in Afghanistan, Colonel Wayne Shanks, says international forces are “aware of allegations that procurement funds may find their way into the hands of insurgent groups, but we do not directly support or condone this activity, if it is occurring”. He adds that, in spite of oversight, “the relationships between contractors and their subcontractors, as well as between subcontractors and others in their operational communities, are not entirely transparent”.»

Notre commentaire

@PAYANT Un commentaire, vraiment? Nous poursuivons le cycle des enchaînements de cause à effet des guerres absurdes où se sont plongés les USA, et l’Ouest en général, depuis la fin de la Guerre froide. La “guerre” en Afghanistan commence à avoir ses particularités extrêmement spécifiques, qui ne la font ressembler à aucune autre, et notamment pas à l’Irak (ni au Vietnam, certes), dont elle hérite pourtant de divers fardeaux et contraintes. On pourrait dire que c’est la “seconde génération” de la guerre postmoderne ou le second degré de l’absurde; un Irak revu et corrigé par la nature des choses et les diverses contraintes de la communication, de la bien-pensance politique et du conformisme stratégique. Nous proposons trois remarques allant dans ce sens.

• Le choix, contraint par le blocage psychologique et bureaucratique des armées américanistes et des imitatrices occidentalistes, de l’incroyable lourdeur de la logistique. Cela correspond à la fois à l’habitude de confort de ces armées autant qu’à leurs équipements de hautes technologies, gros consommateurs d’énergie, de pièces de rechange, etc, autant qu’aux pressions des industries d’armement pour produire des équipements engendrant des coûts secondaires plantureux par la logistique qui les entoure. Il en résulte une nécessité de ravitaillement qui donne le vertige par son volume (l’article parle en une occasion d’un convoi de plusieurs centaines de camions). L’enchaînement est évident, notamment dans la nécessité d’une protection de ces matériels particulièrement vulnérables, sur un réseau routier limité, dans une topographie extrêmement propice aux embuscades. La protection de ces convois devient une tâche majeure, comme si l’un des aspects principaux de “la guerre” consistait dans l’entretien des grotesques conditions de base du seul maintien en état de combattre des armées impliquées, sans encore parler une seconde de l'efficacité au combat de ces forces.

• La “privatisation” de l’armée US, qui a joué à plein en Irak, a renvoyé toutes les tâches de protection et de soutien aux entreprises privées de sécurité, type Blackwater. Ces entreprises ont fait leurs preuves en Irak: leur recrutement est du type mercenaires et aventuriers divers, ceux-ci sans guère de considération pour ce qu’on a de la difficulté à nommer encore “les lois de la guerre”, ni de goût pour la discipline au feu. Les incidents, les abus et les boucheries de civils, de leur part, ont été innombrables en Irak. On sait que cette question des morts de civils est devenue un des plus graves enjeux en Afghanistan, surtout après des incidents spectaculaires d’attaques aériennes par erreur ou mal ajustées, aboutissant à des dizaines, voire des centaines de morts civils. L’écho médiatique de la chose a conduit le commandement à prendre des mesures extrêmement strictes, de crainte de rendre cette guerre ‘impopulaire” (ce qu’elle est de toutes les façons). Ces mesures ont porté sur la soumission des interventions aériennes à des règles très strictes qui les rendent inopérantes, et aussi, pour le cas qui nous importe, sur l’armement des sociétés de sécurité, réduit à des armes de combat rapproché (fusils d’assaut AK-47); cet armement qui les rend totalement vulnérables à des attaques conduites par des armes de plus longue portée (mitrailleuses, RPG, etc.) alors que la couverture aérienne leur est quasiment refusée. La seule solution pour accomplir ces missions de convoyage de la logistique est effectivement d’“acheter” la bienveillance, voire la protection de l’ennemi, ou bien des bandes qui tiennent les terrains traversées. Comme on l’a vu, cela se paye cash et cher (un cas d’un tarif $1.500 par camion transportant du carburant sur 300 kilomètres).

• La corruption n’est pas une particularité afghane. C’est une spécificité américaniste introduite dès le début de la guerre en Irak (voir ce texte du 20 mai 2003). Elle s’est extraordinairement accentuée et étendue avec le “surge” de Petraeus, en Irak en 2007, où les principales tribus sunnites luttant contre les forces US et surtout contre les chiites ont été achetées pour qu’elles cessent le combat – ce qui interrompit effectivement, la chose est logique, les attaques des sunnites et, par suite, les affrontements entre sunnites et chiites. Ces pratiques ont été établies en Afghanistan, sur une échelle si considérable qu'on peut parler d'un changement de substance de la “guerre”, parce qu’aucune priorité n’était donnée à ce conflit et qu’il s’agissait de le contenir par d’autres moyens que les seuls combats. S’y ajoute la question du trafic d’opium, endémique en Afghanistan. La peinture que trace les deux articles référencés de l’étendue de la corruption est absolument prodigieuse, à commencer, bien sûr, par la famille Karzaï, les divers “seigneurs de la guerre”, et les talibans entretenant leurs forces grâce à l’argent qui leur est distribué pour qu’ils protègent le ravitaillement dont dépendent les capacités de combat contre eux de leurs adversaires. C’est mesurer l’estime dans laquelle les guérillas afghanes tiennent ces capacités de combat de leurs adversaires-débiteurs.

Il ne s’agit pas d’une ou de plusieurs armée(s) en guerre mais d’un système confronté à une guerre qu’il a lui-même suscitée, à laquelle il impose ses règles (production, communication, corruption), auxquelles ses adversaires se sont adaptés avec une prodigieuse facilité pour les tourner à leurs avantages. C’est la guerre du “marché libre” dont les barbares (selon la classification des moralistes du “marché libre”) se gavent jusqu’à plus soif. La logique de la guerre contre la terreur nous disait déjà que les attaques de cette guerre conduisaient indirectement à créer encore plus de terroristes; on sait maintenant qu’elles conduisent directement à l’entretien et au renforcement systématique de ses ennemis directs, de ses adversaires par défaut, de ses faux-alliés, de ses “marionnettes” diverses.

«This grotesque carnival», écrit l’auteur. Paroles et musique de nos conceptions postmodernistes.


Mis en ligne le 16 nodembre 2009 à 05H56

Donations

Nous avons récolté 1425 € sur 3000 €

faites un don