Palestine Papers : la radicalisation s’“institutionnalise”

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Palestine Papers : la radicalisation s’“institutionnalise”

25 janvier 2011 — L’initiative dite Palestine Papers prise par la station de TV Aljazeera, avec la participation du Guardian britannique, est un signe puissant que la révolution de l’information, ou la résistance par l’information, rendue possible par le système de la communication et dont l’affaire WikiLeaks/Cablegate fut le premier paroxysme, s’étend désormais et s’institutionnalise. C’est exactement ce que nous voulons dire : face à l’ossification et à la paralysie des directions politiques du Système dans le virtualisme et l’autocensure systématique du faux langage et de la dissimulation, il y a exactement une institutionnalisation de la révolution de l’information ou de la résistance par l’information. C’est un caractère extraordinaire de ce temps métahistorique bouleversé que l’on puisse accoler des termes aussi complètement antagoniste, – “institutionnalisation” d’une part, “révolution” ou “résistance” de l’autre, – sans que pourtant le caractère révolutionnaire soit corrompu par l’institutionnalisation. Cela est complètement justifié.

L’opération Palestine Papers a été lancée le 23 janvier 2011 par Aljazeera. Il s’agit d’un “paquet” de 1.600-1.700 documents secrets obtenus par Aljazeera, concernant une décennie (1999-2010) de documents confidentiels palestiniens. Ces documents ont commencé à être publiés, selon un processus marqué de toutes les démarches de prudence nécessaire. Il s’agit évidemment de la “technique” WikiLeaks et de quelques opérations ponctuelles de révélations qui ont précédé sur Internet, depuis 2003-2004. Quelques explications de Aljazeera, à partir du texte référencé. (Aljazeera a ouvert une rubrique spéciale, Palestine Papers.)

«Over the last several months, Al Jazeera has been given unhindered access to the largest-ever leak of confidential documents related to the Israeli-Palestinian conflict. There are nearly 1,700 files, thousands of pages of diplomatic correspondence detailing the inner workings of the Israeli-Palestinian peace process. These documents – memos, e-mails, maps, minutes from private meetings, accounts of high level exchanges, strategy papers and even power point presentations – date from 1999 to 2010.

»The material is voluminous and detailed; it provides an unprecedented look inside the continuing negotiations involving high-level American, Israeli, and Palestinian Authority officials. Al Jazeera will release the documents between January 23-26th, 2011. […]

»Because of the sensitive nature of these documents, Al Jazeera will not reveal the source(s) or detail how they came into our possession. We have taken great care over an extended period of time to assure ourselves of their authenticity. […]

»We present these papers as a service to our viewers and readers as a reflection of our fundamental belief – that public debate and public policies grow, flourish and endure when given air and light.»

A l’image de la “tactique” développée par WikiLeaks pour l’opération Cablegate, Aljazeera a pris ses précautions contre un éventuel étouffement de son opération, ou des accusations de parti pris, en impliquant un partenaire d’audience et d’orientation différentes. Il s’agit bien entendu du Guardian, déjà impliqué dans les opérations WikiLeaks, qui procède de son côté et selon des modalités qui lui sont propres, à une opération similaire.

Dans le cadre ainsi établi, le Guardian a ouvert sa propre ruubrique Palestine Papers et publié, le même 23 janvier 2011 un texte présentant et expliquant cette nouvelle initiative de fuites massives de documents officiels, pour son propre compte. Là aussi, on peut citer les explications du quotidien britannique…

«The 1,600 or so documents in the Palestine papers were obtained by al-Jazeera and shared in advance of publication with the Guardian in an effort to ensure the wider availability of their content. The Guardian has authenticated the bulk of the papers independently, but we have not sought or been given access to the sources of the documents.

»Al-Jazeera, who are publishing the papers in full on their website, aljazeera.net, has redacted minimal parts of the papers in order to protect their sources' identity.

»As part of the agreement we are publishing up to eight documents a day in full on guardian.co.uk. In the course of working with the documents over several weeks, the Guardian has formed its own judgments about specific stories and retained full editorial control of its coverage.

»Co-operation between us and al-Jazeera has been restricted to discussions of the stories and agreeing dates on which we would release the information contained in specific documents.»

Les premiers documents ont été publiés. Ils explicitent les attitudes des uns et des autres, systématiquement dans un sens qui ne peut surprendre l’observateur indépendant de cette crise israélo-palestinienne et du comportement des divers acteurs. Par exemple, la première publication-vedette d’Aljazeera, le 24 janvier 2011, sous le titre de «Deep frustrations with Obama – Obama pressured PA negotiators to restart talks and refused to honour one of the Bush administration’s key promises», confirme le comportement totalement délétère, trompeur et maladroit, en général paralysé par la crainte des réactions israéliennes et de leurs effets sur la scène politique washingtonienne, de l’administration Obama dans cette crise. Alors que l’administration GW Bush avait au moins la “vertu” de jouer franc jeu dans son unilatéralisme pro-israélien, l’administration Obama a joué avec couardise, dissimulation et l’absence totale de sens moral et de sens stratégique. En ce sens, elle s’avère bien pire que l’administration Bush.

«The Palestine Papers reveal the extent to which the Obama administration orchestrated this 2009 handshake [EPA]

Jerusalem – It was all smiles in late September 2009, when Binyamin Netanyahu, the Israeli prime minister, and Mahmoud Abbas, the Palestinian president, shook hands at the United Nations. Barack Obama, the US president, brought the men together for a trilateral meeting that he hailed as a chance to revive stalled talks between the two sides, an opportunity to “move forward”.

»In reality, there was little reason for optimism, and Obama knew it: Less than a week before the handshake, Saeb Erekat, the chief negotiator of the Palestinian Authority (PA), told a senior Obama adviser that a trilateral meeting would be ruinous for the PA. “It’s like having a gun to my head, damned if you do and damned if you don’t,” Erekat told David Hale…»

Le Guardian, lui, place son premier effort de publication sur la question des réfugiés palestiniens, ce même 24 janvier 2011, et montre également la position de faiblesse et de contrainte où se trouvent les Palestiniens face aux Israéliens, avec une administration Obama totalement paralysée par la pression israélienne. Là non plus, rien pour nous surprendre, mais la caution du document authentique, des réflexions souvent pathétiques ou d’une médiocrité aussi basse que celle qu’on suppose de la part des acteurs de cette crise pourrie, – particulièrement, avec le cynisme brutal des Israéliens et le cynisme couard des Américains.

Notre commentaire

@PAYANT Quelques semaines après Cablegate, l’initiative d’Aljazeera nous en dit long sur la “révolution” en cours dans le système de la communication, à propos de l’information. Cette affaire n’est en rien due au hasard ou à l’improvisation ; Aljazeera “travaille” depuis plusieurs mois, négociant avec ses contacts, obtenant les fuites, examinant et triant les documents, sur les Palestine Papers, – nom générique donnée à l’opération et réminiscence volontaire, bien sûr, des Pentagon Papers de Daniel Ellsberg. Nous pouvons être assurée, de science certaine, que d’autres opérations du même type sont en cours de préparation aujourd’hui, – bien entendu… Il s’agit d’un courant nouveau, d’une méthode qui s’installe, d’une “institutionnalisation” d’une autre source d’informations officielles, contre le vœu des autorités officielles ou avec la complicité de certaines autorités officielles impuissantes dans leurs contacts courant avec des puissances qui leur sont supérieures, – principalement, la puissance américaniste avec son cynisme et son sens profond de l'injustice presque élevée au rang d'une vertu, alimentée par son inculpabilité. Ce courant d’information va rapidement supplanter en le ridiculisant le courant “officiel des nouvelles officielles”, pourri jusqu’à l’os, ossifié, impuissant, grossièrement manipulateur, reflétant ainsi l’état réel de nos directions politiques.

Nous allons faire quelques remarques analytiques pour situer exactement l’événement, car l’initiative d’Aljazeera est fondamentale justement dans le sens qu’on peut l’équivaloir en signification et en importance à celle de WikiLeaks, et qu’elle ouvre une voie décisive, effectivement, sur cette démarche étonnante d’“institutionalisation” de cette révolution, – autant du système de la communication que de l’information. (Cela confirme, observons-le encore une fois, le caractère souvent mentionné dans nos colonnes de Janus du système de la communication : à la fois l’un des deux piliers du Système, en étant le complément du système du technologisme, à la fois “trahissant” ce Système pour des raisons techniques et “professionnelles” dues à la nature d’un processus institué par le capitalisme et répondant à l’attrait du sensationnel, au succès de sa diffusion, etc., tous ces arguments magnifiés par le capitalisme comme la voie vers le profit.)

• La première remarque est l’“extension du domaine de la lutte”, comme dit l’écrivain, par l’extension du nombre de combattants. Les Palestine Papers impliquent de nouveaux acteurs, tant du côté de ceux qui décident et organisent les fuites que du côté de ceux qui les exploitent. Cela implique qu’on ne peut plus restreindre cette pratique de la “fuite massive”, qui est un fait en soi (voir plus loin), à un seul réseau, à une seule catégorie, à un seul domaine de lutte ou de résistance. La pratique ne peut plus être contenue dans un acte de marginalisation (même massive) mais elle tend à devenir une pratique en soi de l’information, quasiment, – comment dire ?... “respectable” est le mot.

• La coopération, sinon la sollicitation (c’est à voir) des “fuiteurs” changent également et signalent une “extension des acteurs de la lutte”. Il ne fait en effet aucun doute pour nous que l’affaire a été conduite avec le plein soutien de l’Autorité Palestinienne, qui ne voyait que ce moyen de faire entendre sa voix face au rouleau-compresseur virtualiste du gang israélo-américaniste. Il apparaît clairement que cette technique des “fuites massives” va désormais devenir bien plus qu’un moyen de révolte de quelques individualités, – lesquelles demeurent éminemment respectables et louables, sinon précurseurs pour certaines. Désormais, on peut s’attendre à voir cette technique comme un moyen presque officiel (“institutionnalisé”) de lutte politique de certaines autorités officielles.

• L’“extension des moyens de la lutte” dans ce domaine de la fuite massive est évident dans cette opération, où l’acteur principal est une station de TV (Aljazeera) et son acolyte un quotidien classique (le Guardian) déjà impliqué dans cette sorte d’opération. Plus seulement Internet, ou bien Internet comme organisateur d’une nouvelle diversité … Internet reste plus que jamais le moyen de diffusion privilégié, mais des stations TV et des journaux papiers y participent désormais à fond, ce qui entame un peu plus l’unité d’infamie et d’indignité que constitue la presse-Pravda qui opère à plein régime depuis au moins une décennie, à l’image des moyens de communication virtualiste classique comme la relation publique, le lobbying et la publicité, au service du Système. La narrative des “journalistes professionnels” du Système, qui doivent expliquer leur servilité et leur médiocrité (les journalistes français excellent à ce sport), narrative selon laquelle Internet est un moyen d’amateur et une source de destruction du sérieux de l’information, – cette narrative apparaît vraiment pour ce qu’elle est, – une fable, certes. Au contraire, c’est Internet qui est “sérieux” et c’est à partir de lui que naît un courant régénérateur de l’information. D’un autre côté, on observe qu’il ne s’agit pas de la fameuse “cyberguerre” (Internet contre les autorités) même si la bataille emprunte quand il le faut les moyens de la cyberguerre. Il s’agit d’une bataille autour du Système, où Internet joue son rôle essentiel et, surtout, apporte l’esprit formidable de la résistance. Mais la résistance n’est pas (plus) réduite à Internet, elle n’est pas “enfermée” dans Internet ; mais Internet est plus que jamais l’inspirateur et la dynamique de cette révolution.

• “L’extension de la diversification des acteurs de la lutte” complète les points précédents en en donnant un autre enseignement. Désormais, la lutte, ou la “résistance“, sera de plus en plus élargie dans son identification. Les étiquettes (“anarchistes”, “libertaires”, etc.) ont de moins en moins d’intérêt parce qu’elles ont de moins en moins de signification. C’est une excellente chose parce qu’ainsi est un peu plus miné le moyen essentiel de lutte du Système contre ses adversaires : leur division en sectes idéologiques qui passent leur temps à se diaboliser les unes les autres. Là encore, Internet gagne bien plus qu’il ne perd dans ce processus, car il y gagne la notion de respectabilité dans le bon sens du terme, – dito, qu’il y gagne en respect qu’on lui accorde.

• “L’extension décisive du domaine de la fuite”, par la confirmation et l’institution d’une nouvelle sorte de “fuite”, la “fuite massive”… Elle se distingue presque en nature de la précédente parce qu’elle établit, alimente un flot d’informations inédites. Ce n’est plus du coup par coup comme l’est la “fuite” classique, – aussitôt acclamée, aussitôt oubliée ; c’est une nouvelle source d’information, un nouveau réseau, qui devient un courant énorme, majestueux, un fleuve puissant, ou un réseau formidable, de communication, quasiment officiel. Désormais, on ne peut plus prétendre être informé sérieusement sans avoir consulté le réseau d’information des fuites massives …

Certes, “résistance institutionnalisée”…

Nous cherchons depuis un certain temps désormais une formule totalement nouvelle de “révolution”, – cela, dont il faudrait peut-être changer le nom… Tant il est vrai que le concept de révolution, selon les conceptions vieillissantes de nos vieilles lunes idéologiques, est totalement dépassé par la forme, la structure et la dynamique de l’adversaire. (Qui plus est, ce concept de révolution a amplement prouvé, dans l’histoire, la grandeur considérable de ses vices cachés et la façon incontestable dont il était finalement un allié dissimulé de l’adversaire principal.)

L’évolution et l’élargissement en cours de la technique des “fuites massives”, technique qui est une évolution naturelle d’une lutte passant nécessairement par l’entrisme dans le Système, est un signe très intéressant qu’on approche de la formule parfaitement adaptée à l’attaque massive contre le Système. Il s’agit bien d’une sorte d’entrisme, tactique souvent dénoncée comme délétère et parfois autodestructrice des buts révolutionnaires eux-mêmes. Mais, encore une fois, oublions ce concept de révolution, dépassé et trompeur ; la caractéristique de cet entrisme-là, contre le Système tel qu’on le voit se faire avec les fuites massives, est qu’une fois lancé il ne se compromet pas mais au contraire se radicalise et s’étend. La situation est telle, notamment parce que le Système est lui-même autodestructeur et qu’il soumet un personnel humain en exacerbant chez ce personnel certaines tendances à la résistance qui s’expriment lorsque l’occasion s’en présente, que cet entrisme qui semble partir d’une situation tactique de compromis ne cesse de trouver des aliments à sa radicalisation, et donc de propager le virus de la radicalisation antiSystème.

D’où la vertu de l’“institutionnalisation” de la pratique des fuites massives. L’institutionnalisation est en général un processus massif de récupération de l’attaquant, par la force justement institutionnalisée (dans ce cas, le Système) que cet attaquant a pris pour cible. Aujourd’hui, dans la situation que nous évoquons et avec ce Système, le processus est inverse. L’institutionnalisation implique l’acceptation quasi officielle d’une pratique dont on a vu qu’elle ne cesse de se radicaliser en faisant de l’entrisme dans le Système. Par conséquent, l’institutionnalisation dont nous parlons concerne objectivement un processus de radicalisation de la résistance au Système.

Bien entendu, nous avons donc trouvé notre terme : “résistance” convient beaucoup mieux à la situation que “révolution”, et une résistance utilisant tantôt l’instrument de l’insurrection, tantôt l’instrument de l’entrisme, selon les circonstances. Nous sommes tous en de dedans et en dehors du Système, parce que le Système est partout et qu’on trouve donc partout des raisons vitales de résister au Système, de le dénoncer, de s’estimer en dehors de lui. La complexité apparente de ces diverses attitudes et situations contradictoires s’efface de plus en plus devant les évidences de la lutte et de la résistance, à mesure que lutte et résistance s’adaptent à l’adversaire commun.

Peut-être est-il encore utile d’ajouter que l’on retrouve là aussi la logique de la formation des systèmes antiSystème ; les Palestine Papers, avec les acteurs impliqués, s’amalgamant au système antiSystème formé autour de WikiLeaks et, éventuellement, créant eux-mêmes un nouveau système antiSystème. Même si les instigateurs et les utilisateurs des fuites ne veulent pas être résistants ou antiSystème d’une façon radicale, ou n’en ont nulle conscience, ils le sont d’office, sans que leur avis soit nécessaire à cet égard. Ainsi s’élargissent les systèmes antiSystème, sans consultation des acteurs… Comme tous les acteurs, ceux-ci n’ont qu’à suivre le script.