Notre agent russe à Tallinn ...

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Notre agent russe à Tallinn..

Il est extrêmement inhabituel, dans les usages des services de renseignement en général et encore plus penseront certains dans ceux des “services” russes, de donner publiquement des informations précises sur une opération de pénétration dans un service étranger, une opération sur la très longue durée, réussie de surcroît et aujourd’hui terminée. L’information donnée par Sputnik.news ce 14 décembre 2014 est donc tout à fait inhabituelle. Elle constitue une précieuse indication pour une nouvelle politique de sécurité nationale russe dans le champ de la communication et concerne plusieurs hypothèses de prolongement et d’élargissement du procédé. Bien qu’il s’agisse d’une affaire de renseignent, elle fait sans aucun doute partie de la “guerre de communication” en cours et, plus précisément, de la tactique de la “diplomatie ouverte” (diplomatie étendue au renseignement) inaugurée par les Russes, et notamment par le ministre Sergei Lavrov.

Il s’agit donc de l’agent de sécurité Uno Puusepp, un officier du FSB russe (ou de la banche SVR pour le renseignement extérieur ?), qui infiltra les services de renseignement estoniens au début des années 1990, peu après l’indépendance du pays, ou bien d’un officier de renseignement des services estoniens déjà en poste “retourné” et recruté par le FSB à la même époque, ou bien encore agent du FSB (voire de l’ex-KGB) dès l’origine. Pendant vingt ans, il renseigna le FSB sur les activités antirusses des services estoniens et fournit d'innombrables renseignements sur l'Estonie et sur l'OTAN, ainsi que sur la CIA, permettant aux services de sécurité russes de prendre des mesures adéquates. Il semble qu'on lui attribue l'échec ou le détournement de 80% des actions antirusses des services estoniens pendant la période. Puusepp a démissionné de son poste au sein des SR estoniens il y a trois ans et il semblerait logique d’envisager l’hypothèse qu’il vit en retraite en Russie même, sous le régime normal d’officier du FSB. Les informations semblent avoir été données à la chaîne de télévision NTV par un nommé Nikolaï Ermakov, présenté comme “officier de liaison” de Puusepp.

«Thanks to undercover Russian security agent Uno Puusepp, the activity of the Estonian Internal Security Service against Russia has been decreased by 80 percent, Puusepp's liaison has told Russia's NTV channel. “In all the time that Uno worked, I think that the Estonian Internal Security Service's activity against Russia has been decreased by 80 percent,” Nikolai Ermakov was quoted as saying by the TV channel Sunday. Ermakov said that, thanks to Puusepp, the Russian side knew about many operations that were being prepared against Moscow by Estonian intelligence services and the CIA, allowing for appropriate measures to be taken.

»Uno Puusepp is a Russian Federal Security Service agent that worked at the Estonian security service for some 20 years and whose identity has only been recently revealed. According to the TV channel, over the years Puusepp helped find many Estonian spies in Russia, as well as prevent the Russian embassy in the Estonian capital of Tallinn from being bugged. Puusepp is said to have contributed to providing extensive information concerning the Estonian security service's covert operations. He resigned from the Estonian security service three years ago.»

Il est moins intéressant de s’intéresser au cas professionnel spécifique d’agent double ou d’agent infiltré de Puusepp qu’aux fait même des révélations, comme nous le suggérions au début de ce texte. Il arrive effectivement qu’on s’intéresse publiquement à un agent infiltré lorsque celui-ci est découvert dans le pays victime de cette infiltration, et qu’on fasse autour de lui une certaine publicité. Ce n’était certainement pas dans les habitudes russes-soviétiques (époque KGB), mais le cas de l’agente russe Anna Chapman avait montré une différence d’époque. (Démasquée aux USA comme agent russe en 2010, Chapman a aussitôt, à l’occasion d’un échange d’espions, regagné la Russie où elle a bénéficié d’une intense publicité. Elle s’est reconvertie dans diverses activités publiques, – mode, information, relations publiques, etc., – où son physique avenant fit merveille comme il avait fait merveille dans sa carrière d’agente infiltrée. On est allé jusqu’à suggérer qu’elle avait envisagé au moins de séduire Snowden, sinon de l’épouser, mais le brave Snowden est resté fidèle à sa compagne américaine qui l’a finalement rejoint à Moscou.)

Le cas Puusepp est radicalement différent puisqu’il s’agit d’une opération d’infiltration réussie de bout en bout et qui aurait pu rester secrète, – qui aurait dû rester secrète selon les normes des services de renseignement. L’hypothèse la plus logique qui vient à l’esprit est que le dévoilement de cette affaire est voulue et autorisée bien sûr par les services officiels et qu’il fait partie d’une tactique délibérée. Nous l’assimilerions effectivement à la tactique de la “diplomatie ouverte” étendue à toutes les activités de sécurité nationale, qui constitue une arme de communication redoutable en traitant de cas spécifique dont la publicité peut avoir de grands avantages tactiques. Dans cette hypothèse, et sous réserve d’informations autres qui iraient dans un autre sens, le cas peut donner lieu à plusieurs remarques ... (Même si le cas Puusepp s’avérait différent de l’hypothèse évoquée, cette hypothèse reste complètement valable pour d’autres cas, dans le cadre de la “diplomatie ouverte”, et devrait normalement être exploité.)

• Outre d’exposer un succès russe, l’affaire Puusepp renforce un doute partagé par tous les services de sécurité occidentaux, et particulièrement ceux de l’OTAN, quant à la fiabilité et à la loyauté des services de renseignement de tous les anciens pays communistes (Europe de l’Est) entrés dans l’OTAN. (Les services de sécurité de l’OTAN sont connus pour entretenir une paranoïa déjà extrêmement remarquable du temps de la Guerre froide, à cause du caractère multinational de l’alliance, et des degrés très différents de confiance et de loyauté proaméricaniste que ces services attribuent aux pays-membres.) Dès le début de l’élargissement, cette suspicion a ainsi existé, selon l’idée que tous les services de renseignement de ces pays, nécessairement organisés à partir des structures existantes sous le régime communiste et largement contrôlés par le KGB, sinon partie intégrante du KGB (pour les pays baltes) devaient contenir nombre d’anciens du temps du KGB, ou d’agents doubles du KGB devenu FSB plantés dans ces services de ces pays par les Soviétiques puis par les Russes. Ainsi, la loyauté suspecte des organes de sécurité de ces nouveaux membres de l’OTAN a toujours posé un grave problème aux services de sécurité de l’OTAN depuis leur entrée dans l’alliance, et malgré les procédures complexes et souvent vexatoires d’accès mesurés à tous les renseignements variant selon les pays. L’affaire Puusepp devrait exacerber ce soupçon et rendre encore plus délicates les opérations de renseignement antirusses du bloc BAO, notamment sur le fait de savoir s’il faut passer par les SR des pays de l’OTAN voisins de la Russie ou les doubler, alors que ces pays sont politiquement les plus antirusses de l’OTAN, donc les plus précieux dans la lutte antirusse et politiquement ceux qui doivent être les plus ménagés.

• Un cas particulier peut être extrapolé pour le SBU ukrainien, qui devrait être lui aussi exacerbé par l’affaire Puusepp. On sait que le SBU est, littéralement, complètement sous contrôle de la CIA mais on sait aussi que l’Ukraine est un des pays les plus corrompus du monde, dans tous les cas certainement d’Europe, et que cela n’épargne évidemment pas les services de sécurité. Un ancien officier de renseignement d’un pays européens ayant travaillé avec les gens de la CIA à l’OTAN, et étant passé dans le “renseignement” civil d’où il a suivi de près l’affaire ukrainienne, nous expliquait : “Les Américains ont fait ça en grand, ils ont fait une OPA sur tout le SBU, et en avant, c’est leur façon de régler le problème ... ” (Lorsque nous avons rapporté la phrase du général belge Briquemont, avec citation d’un général US, – «C’est Briquemont qui [...] a rapporté la phrase fameuse que lui dit un général US, alors que lui-même faisait objection à une intervention aérienne US dans le contexte OTAN: “Nous, aux USA, on ne résout pas les problèmes, on les écrase”.», – notre interlocuteur a bien ri) ... “C’est cela  ! D’un certain point de vue, celui des Ricains qui adorent le très grand et le grandiose, le tour est joué, l’Ukraine est dans la poche avec le SBU devenu une annexe... Mais si vous prenez le point de vue contraire, cette situation-là c’est aussi la meilleure voie d’accès pour intoxiquer et désinformer la CIA, voire l’infiltrer, si vous avez des agents du SBU qui sont des gens du FSB plantés chez les Ukrainiens depuis longtemps, comme c’est sans aucun doute le cas... Certains déboires US dans l’affaire ukrainienne, depuis l’année dernière, ne s’expliquent pas autrement. On peut même penser que la CIA se prive de moyens de renseignement extérieur à cause de sa mainmise sur le SBU, par lequel elle croit tout obtenir, et obtient ainsi des renseignements faux qu’elle aurait identifiés comme tels par ces moyens extérieurs...”

• Enfin, si l'hypothèse centrale à ce propos est vérifiée, s'il s'agit d'une démarche délibérée des “services” et du gouvernement russes, cela veut dire que la “diplomatie ouverte” fonctionne à plein, certes ; mais cela veut dire aussi et surtout que, du point de vue de la communication, la Russie est bien en guerre et n'hésite plus à désigner ses ennemis puisqu'elle met en évidence, sans aucune nécessité et sans le moindre frein, qu'elle a espionné et manipulé la politique de sécurité nationale estonienne, et qu'elle n'éprouve strictement aucun scrupule à l'exposer et à le faire savoir. Ce qui se résume par ceci : à bon entendeur, salut.


Mis en ligne le 15 décembre 2014 à 14H28