Les rêveries de l’amiral Mullen

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Les rêveries de l’amiral Mullen

18 mai 2009 — Il se dit que l’amiral Mullen, président du comité des chefs d’état-major, fit sensation lorsqu’il répondit à quelques questions de parlementaires, lors d’une audition au Congrès, à propos du futur de l’aviation tactique (selon CNN.News le 14 mai 2009).

«Unmanned aircraft likely represent the future for U.S. military aviation, with next-generation bombers and fighter planes operating without pilots onboard, the top U.S. military officer said Thursday. “We're at a real time of transition here in terms of the future of aviation, and the whole issue of what's going to be manned and what's going to be unmanned,” Adm. Mike Mullen, chairman of the U.S. Joint Chiefs of Staff, told a Senate hearing.

»“I think we're at the beginning of this change,” Mullen said when asked about plans for developing a new bomber aircraft. […]

»Appearing before the Senate Armed Services Committee, Mullen said Lockheed Martin Corp.'s (LMT) Joint Strike Fighter, now being built, could be the last manned fighter jet before robotic planes take over that role. “I mean, there are those that see JSF as the last manned fighter,” Mullen said of the F-35. “I'm one that's inclined to believe that.”»

Ces déclarations ne sont nullement isolées, ni la “rêverie irresponsable” d’un chef un peu inattentif. Elles reflètent au contraire un débat qui, aujourd’hui, progresse full swing à Washington et au Pentagone. Ce débat s’inscrit dans la logique des événements, tels que Gates la perçoit: un emploi de véhicules sans pilote (UAV, UCAV) en progression géométrique dans les divers conflits en cours, particulièrement en Afghanistan; une efficacité affirmée et proclamée, reconnue et confirmée pour ces engins. (Ce qu’il en est exactement, c’est une autre affaire, et qui mérite bien des discussions. Nous intéresse ici la perception de la chose.)

Que Mullen parle du F-35, alias JSF, à la suite d’une question, comme “le dernier avion piloté” de combat à son avis, est un avis également très intéressant. (Là aussi, la validité du jugement reste à débattre. Passons.) L’essentiel à admettre est que la problématique du JSF est d’ores et déjà confrontée à celle des “véhicules aériens sans pilote”, ce qui indique au moins que la seconde constitue d’ores et déjà un débat sorti du stade de l’académisme. Le JSF est une question d’urgence, et constater que son statut est chronologiquement directement lié à celui du grand choix vers les “véhicules aériens sans pilote” indique que ce dernier point pourrait bien entrer lui aussi dans le domaine des urgences.

Ce constat est général et conforté par divers rappels ou remarques.

• Le problème de l’équipement en modernisation de l’USAF est toujours aussi urgent, c'est-à-dire de plus en plus urgent. Pour l'instant, on voit ce problème lié fort intimement au sort du JSF (voir Rebecca Grant à cet égard). La problématique des “véhicules aériens sans pilote” pourrait faire une entrée tonitruante dans cet aspect du débat, – sous cette forme nouvelle: et si le destin de l’USAF (et d’autres) n’était plus lié au seul destin du JSF, mais également au destin nouvellement apparu des “véhicules aériens sans pilote”?

• L’U.S. Navy a montré, au cours des récentes auditions au Congrès, une sorte d’atonie, ou bien de l'autisme c'est selon, sur la question de son équipement en avions de combat. Il y a un an, il y a six mois, la Navy poussait les hauts cris, elle allait vers des situations où il lui manquerait 200, voire 250 avions de combat pour ses porte-avions dans les quelques prochaines années. Elle voulait, très vite, plus de F/A-18E/F en attendant le JSF qui accumule les retards. Aujourd’hui, plus d’alarme, on attend... Ce sont les parlementaires qui secouent les amiraux en leur rappelant leurs alarmes, comme note DoDBuzz.com le 14 mai 2009 (en insistant au passage sur “l’affirmation douteuse que le JSF sera livré à temps”) – et n’obtenant qu’une seule réponse: attendons la QDR…

«Strong bipartisan concern about the F-18 fighter gap from the House Armed Services Committee was met with repeated Navy statements that all will be resolved during the Quadrennial Defense Review. “I am very concerned with the current Navy and Marine Corps Strike Fighter Shortfall. When I do the math, simple arithmetic tells me that the Navy and Marine Corps will be some 300 strike fighters short in the middle of the next decade,” Rep. Ike Skelton said in his prepared statement Wednesday and he reiterated that concern today.

»The GOP echoed Skelton’s worries. “The Department of the Navy currently has a Fiscal Year 2009 strike-fighter inventory shortfall of 110 aircraft, against a resourced requirement of 390 aircraft and predicts a peak strike-fighter shortfall of 312 aircraft in fiscal year 2018. That’s eight carrier air wings worth of aircraft and it rests on the dubious assumption that the Joint Strike Fighter delivers on time. What’s more, the 390 aircraft the Navy ‘resources’ against, is less than what is required by the National Military Strategy. Nevertheless, this budget cuts in half the procurement of the only “hot” production line we have for carrier-capable fighters,” Rep. John McHugh said. Talking to CNO Adm. Gary Roughead, Rep. Todd Akin, said: “it seems to me you have two choices. One, you have less aircraft carriers or two, you put a lot fewer airplanes on them.”

»Roughead basically reiterated the Pentagon budget proposal to buy nine F-18 E/Fs and 22 F- 18Gs, the electronic warfare version of the plane. Any other decision will have to wait for the QDR, Roughead said, when the Pentagon will analyze the entire Tac Air issue.»

• “QDR”, les trois lettres magiques sont lâchées, avec en même temps l’affirmation que la QDR (Quadrennial Defense Review, déterminant les choix d’équipement pour une période de quatre années) va “analyser la situation générale de l’aviation tactique de combat”. Cela signifie, ou confirme si l’on veut, que le grand exercice de planification des forces et des orientations stratégiques pour les quatre années 2010-2013, qui a déjà commencé et qui devrait être complété fin-2010, début-2011, va remettre en cause l’entièreté de cette vaste question, conduisant peut-être à des décisions nouvelles, voire révolutionnaires. Tout sera sur le table: les chasseurs actuels, le JSF et, bien sûr, les “véhicules aériens sans pilote”. A cette lumière, la remarque de l’amiral Mullen prend tout son sens.

Ouverture pour une révolution?

Dans sa déposition, Mullen, parlant de sa croyance à l’avenir des “véhicules aériens sans pilote” (ou drones pour ce propos), a également cette remarque: «The use of drones has dramatically expanded just in the past few years.» Effectivement, le rythme d’emploi des UAV et des UCAV depuis l’arrivée de Gates au Pentagone est devenu vertigineux. Il y aurait eu, dans certaines zones de combat particulièrement intense, des situations avec plus de sorties d’UCAV (“véhicules aériens sans pilote” armés) que de sorties d’avions d’appui tactique pour la mission centrale de l’appui-feu. Qui plus est, les UAV/UCAV ont la solide réputation d’être beaucoup moins chers que les avions de combat, notamment et évidemment avec en moins tout le dispositif, les aménagements, le poids, les impératifs, etc., attachés à la présence d’un homme disposant de la maîtrise de la machine. (Là aussi, le débat doit rester ouvert car cette question est, à notre sens, loin d’être close ni tranchée. Mais, là aussi, l’essentiel est la perception.)

L’esprit est ouvert aujourd’hui à ce débat, sempiternel certes, mais presque arrivé à maturité selon les événements qu’on signale. Des textes fleurissent partout, qui entrent dans la polémique de la bataille de “l’homme contre la machine”, y compris de la part de simples pilotes. (Voyez, par exemple, Keep Man in the Cockpit, sur DoDBuzz.com, le 15 mai 2009.) (Précisons ceci qu’il s’agit pour nous d’une bataille un peu sollicitée, un peu accessoire, sinon utile pour cacher l’essentiel derrière l’accessoire romantique; il y a beau temps que la machine gouverne cette sorte d’activité de l’armement et de la guerre, que l’homme y est soumis, et d’ailleurs par sa psychologie depuis fort longtemps; finalement, remplacer le pilote par un dispositif de guidage actionné à 6.000 kilomètres de là a l’avantage de mettre les choses au net.)

Ajoutons à ces conditions de départ, qui sont des conditions “objectives”, comme l’on dit, favorables au débat sur les UAV/UCAV et signalant que cela recouvre un événement en cours important, – ajoutons au moins trois points.

• Le secrétaire à la défense Gates est un homme qui croit aux UAV/UCAV. Il est déjà intervenu personnellement pour que des systèmes supplémentaires de ce type soient déployés en Afghanistan. Ce système s’accorde à merveille à ses conceptions personnelles parce qu’il constitue, selon lui, le domaine de très haute technologie qui peut être inclus dans les guerres asymétriques et G4G de l’époque, avec avantage et succès. Gates est à fond dans ce débat et il est à fond partie prenante.

• La structure et l’avenir de la force aérienne de combat (pilotée) des USA est dans l’affreuse crise qu’on sait. Cette force voit ses effectifs fondre par la puissance inéluctable du vieillissement et son avenir dépendre d’un seul programme (le JSF), lui-même en crise, contesté dans ses caractéristiques comme dans ses possibilités de production économiques. Tout cela est verrouillé par des impasses budgétaires qui deviennent monstrueuses à cause de la crise et des engagements du gouvernement. (Selon le dernier décompte de Bloomberg.News, le gouvernement US a donné, prêté ou promis dans le cadre de la crise financière et économique, depuis septembre 2008, l’équivalent de $12.800 milliards.)

• L’exercice de la QDR 2010 est en train de commencer. Il durera plusieurs mois et, en plus d’être l’exercice de planification qu’on a vu, il a été kidnappé par l’administration Obama pour devenir le cadre d’une tentative de réforme fondamentale du Pentagone. Au cœur de la tentative, la force aérienne tactique puisqu’elle est un des premiers domaines en crise et le plus urgemment en crise. Effectivement, comme le préciser le chef des opérations navales cité plus haut, avec la QDR, «[The] Pentagon will analyze the entire Tac Air issue».

Si l’on ajoute et mélange ces différents facteurs, on comprend que se dessine une situation considérablement déstabilisée, pour les forces aériennes tactiques d’avions de combat (pilotés). On comprend que tout se passe comme si l’on approchait d’une très grande révolution, – le fameux remplacement de l’homme par la machine, l’arrivée des fameuses escadres d’avions sans pilotes, des robots, etc. Une fois de plus, le vertige des événements sensationnels est en pleine manifestation; il faut observer qu’il s’appuie sur des réalités et des exigences pressantes, – il s’appuie sur une crise fondamentale et urgente.

De quoi s’agit-il, pour le fond de la chose? Il s’agit de la plus formidable crise de la puissance militaire US qu'on ait connue, certes. Le Pentagone a tout entier confié le destin de sa domination de la dimension aérienne pour les décennies à venir à un seul programme (le JSF) dont tout le monde se demande de plus en plus ce qu’il vaut, avec en plus l’idée extraordinairement choquante de se demander si les USA sont encore capables de produire un avion de combat (en temps donné, qui ne fasse pas exploser le budget, qui puisse tout de même voler, etc.). La révolution des “véhicules aériens sans pilote”, c’est une façon fichtrement opportuniste et singulièrement radicale, à la façon américaniste, d’éviter ou de résoudre ces graves questions, – de “botter en touche”, si vous voulez, ou bien d’écraser le problème («Nous autres Américains, nous ne résolvons pas les problèmes, nous les écrasons», disait ce général US). Radicalisme et “fuite an avant” classiques pour l’américanisme.

On s’en doute, ce n’est pas pour autant que nous soyons sortis de l’auberge avec toutes nos consommations réglées. Les “avions sans pilotes”, c’est aussi bien un mythe qu’une (r)évolution technologique; et c’est en train de devenir un mythe de plus en plus couru, de plus en plus enflé, de plus en plus proclamé, avec tous les chausse-trappes et les illusions qui vont avec. Un autre mythe a conduit l’aviation militaire US dans la crise où elle se trouve: le mythe de l’“avion invisible” (la stealth technology). On se doute qu’on voudrait bien l’en faire sortir, et ce serait avec un autre mythe (“l’avion sans pilote“, le robot). Fort mauvais esprit et instruit par l’expérience à cet égard, nous doutons que ce mythe-là se révélera plus salvateur que celui dont on espère qu’il nous sortira en nous sauvant.



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