Les nuances de Poutine (et de Novosti) : lost in translation ?

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Les nuances de Poutine (et de Novosti) : lost in translation ?

Il y a eu l’interview du président russe sur Russia Today, qui a embrassé nombre de sujets et a été dite souvent dans des mots qui sacrifiaient assez peu à l’habituel langage homogénéisé. On s’arrêtera à un passage qui concerne les relations entre la Russie et les USA, sur un sujet particulier et sensible qui est la crise des euromissiles, et sur un cas particulier qui est celui où Obama serait réélu. On s’attachera plus précisément au compte-rendu qu’en a fait l’agence Novosti, l’un en traduction anglaise et l’autre en traduction française. Ce sont les mêmes déclarations, les mêmes mots, mais selon des arrangements différents qui supposent éventuellement une différence de sensibilité ou une différence d’intentionnalité, cela est laissé à l’appréciation de chacun… Peu importe dans ce cas l’explication de la différence car, finalement, nous jugeons que les deux versions reflètent l’ambivalence de la pensée de Poutine, encore plus que quelque intention politique que ce soit vis-à-vis des USA et de son actuel président qui pourrait être éventuellement réélu.

• La version anglaise vient chronologiquement en premier (le 6 septembre 2012 à 12H18). Le titre est clairement pessimiste : «Putin: U.S. Military Won't Let Obama Get Flexible on Missile Shield». Le texte est, lui aussi, d’une tonalité pessimiste, ne laissant que peu d’espoir sur les possibilités d’un accord entre les USA et la Russie en cas de réélection de BHO, non à cause de la personnalité et des intentions du président mais à cause des forces qui le paralysent, – dito, pour notre langage et notre classement, le Système majusculé… (Entendons par là, le Système comme entité clairement identifié et non pas seulement l’imbroglio des forces et des centres de pression et d’influence spécifiques au cas américaniste, qui n’est qu’un aspect du Système.)

«Russian President Vladimir Putin has said U.S. President Barack Obama is willing to revive deadlocked talks on a planned U.S. missile shield in Europe, but that a military lobby in Congress and the “conservative” State Department are holding him back.

»“Is it possible to find a solution to the problem, if President Obama is re-elected for a second term? In principle, yes, it is,” Putin told the RT international news channel in an interview. “But this isn't just about President Obama,” he said. “My feeling is that he is a sincere man and that he sincerely wants to implement positive change. But can he do it, will they let him do it? There is... the military lobby, and the Department of State, which is quite conservative.”

»Putin also stressed the need for dialogue on the controversial shield, but said he was “not sure” that Washington was “ready for this kind of cooperation.”»

• La version française est également du 6 septembre 2012, mais à 19H15. Le titre est plus clairement une interprétation, dans un sens complètement opposé de celui de la version anglaise, – disons la partie optimiste du “verre à moitié vide/verre à moitié plein” mise en évidence, – «ABM: Moscou et Washington peuvent s'entendre si Obama est réélu (Poutine)». C’est surtout dans le texte, qui restitue les mêmes citations, qu’on trouve complètement affichée ce retournement de sens qui constitue moins une manipulation qu’une restitution, avec la version anglaise, de l’ambivalence de la pensée de Poutine.

«La Russie et les Etats-Unis peuvent s'entendre sur le bouclier antimissile si Barack Obama est réélu au poste de président américain, a déclaré le président russe Vladimir Poutine à la chaîne Russia Today.

»“Peut-on régler ce problème si le président sortant américain Obama est réélu à son poste? En principe, oui. Mais il ne s'agit pas seulement du président Obama. A mon avis, il souhaite sincèrement régler ce problème”, a indiqué M. Poutine dans une interview accordée à la veille d'un sommet de l'Organisation de coopération économique Asie-Pacifique (APEC) à Vladivostok.

»“Nous avons eu l'occasion de nous entretenir. D'ailleurs, la discussion a surtout porté sur la Syrie, mais j'ai tout de même compris l'attitude de mon partenaire et interlocuteur. J'ai l'impression qu'il est un homme franc et qu'il souhaite des changements positifs importants. Mais pourra-t-il le faire? Il y a également le lobby militaire et le Département d'Etat qui a un mécanisme assez conservateur. A propos, le département d'Etat ressemble beaucoup à notre ministère des Affaires étrangères. On y voit des clans professionnels créés il y a plusieurs décennies”, a ajouté le chef de l'Etat russe…»

Encore une fois, nous laissons de côté l’explication d’une intention ou d’une manipulation (qu’on ait voulu, entre les deux versions, faire paraître la déclaration de Poutine plus positive, – explication d’ailleurs très incertaine, dans la mesure où la version anglaise est de loin la plus consultée, et que c’est celle que consultent dans tous les cas les principaux intéressés, le côté US). Ce qui nous importe est effectivement que ces deux versions ne dissimulent rien mais restituent effectivement l’ambivalence du jugement de Poutine sur Obama (BHO maintenant, BHO s’il est réélu). D’une façon plus générale, le fait confirme et amplifie le jugement et l’incertitude russes vis-à-vis de la direction politique et de la politique des USA et, en général, vis-à-vis de la politique du bloc BAO. Il concerne ici les euromissiles mais il pourrait aussi bien s’applique, par exemple, à la politique US et du bloc BAO sur la Syrie. (Sur ce dernier sujet, Poutine est beaucoup plus disert que dans le cas des euromissiles, beaucoup plus critique également, en explicitant clairement les risques pris par les USA/le bloc BAO en soutenant des mouvances type-al Qaïda, notamment à la lumière du soutien US aux islamistes en 1980 en Afghanistan, débouchant sur un événement type blowback dans les années 1990, puis dans l’enchaînement avec 9/11, la “guerre contre la Terreur”, etc.)

Le jugement sur Obama que donne Poutine n’est pas nouveau. On trouve différentes références pour mettre en évidence cet aspect personnel d’une certaine “confiance” entre Poutine (et la direction russe en général), et Obama personnellement. (Voir notamment le 27 mars 2012 et le 19 juin 2012.) Il est également très probable que Poutine lui-même est impliqué directement dans ce jugement, et sa position sur les relations avec les USA au travers de ce jugement reflète sa position générale beaucoup plus d’un centriste pragmatique que d’un “dur” idéologue dans sa politique. (…Cela, bien entendu d’une façon contraire au tableau caricatural que la presse-Système fait de Poutine. Par exemple, Tim Kirby, qui proposait une classification des tendances politiques en Russie, le 3 mars 2012 sur Russia Today, classait Poutine entre les “occidentalistes” d’un côté, les communistes et les nationalistes de l’autre, sous le sigle de “Moderniste” : «I had a great deal of trouble picking a name for this group. You could call it Putinist or the United Russia party line but that boxes things in far too much. […] Perhaps more than anything pragmatism supersedes any ideological points. I would guess that a plurality of the nation’s population can be put into this mindset.»)

Finalement, les deux “versions” que donne Novosti reflète très bien la perplexité où se trouvent les Russes, et Poutine notamment, pour porter un jugement sur le mécanisme et la substance de la politique US/BAO (ce que nous nommons, nous, la politique-Système). L’hypothèse de la pathologie, de l’incohérence, etc., existe désormais fortement dans la direction russe, comme on le voit également chez Lavrov, qu’on entend souvent parler, à ce propos, plus comme un psychanalyste que comme un ministre des affaires étrangères (voir, par exemple, le 26 juillet 2012).

Notre appréciation est, bien entendu, que l’hésitation plutôt favorable à Obama de Poutine est totalement injustifiée. Son espoir notamment qu’un Obama dans un second mandat pourrait réussir à débloquer la politique US dans tel ou tel domaine (notamment les euromissiles) pour retrouver l’atmosphère de 2009 où certains “progrès” (en général temporaires ou, depuis, contrecarrés) purent être réalisés, et même aller au-delà, est complètement infondé. Obama n’a aucune possibilité, si jamais il le voulait, de se sortir du carcan du Système dans les conditions actuelles, ces conditions s’étant formidablement resserrées et verrouillées depuis son élection et une certaine période de flottement en 2009 (notamment due, cette période, aux suites du choc de la crise de l'automne 2008), quand cette possibilité pouvait être raisonnablement envisagée, – à moins d’une sorte de “coup d’État” (l’hypothèse “American Gorbatchev”), beaucoup moins envisageable aujourd’hui et qui comporterait une part énorme d’un risque de chaos. On voit bien combien le personnage d’Obama, à côté de la sincérité qu’il peut avoir face à un Poutine, s’est de plus en plus révélé, dans l’exercice de ses fonctions à Washington, comme celui d’un homme-Système, cédant aux facilités d’une communication qui encense sa personnalité contre un immobilisme-Système total, et sa psychologie inclinant de plus en plus elle-même à l’immobilisme et aux arrangements politiciens.

En un sens, il serait préférable pour l’accélération de la crise générale et donc du processus d’autodestruction du Système, que Romney soit élu. Son engagement sur l’idée de considérer la Russie comme l’“ennemi n°1” des USA (qui suscite une méfiance affichée de Poutine), ainsi que les divers engagements qu’il a contractés durant la campagne, l’emprisonne complètement à l’activisme dur de la droite interventionniste républicain et obligerait la Russie à une position beaucoup plus dure. Le résultat serait, avec Romney, la perception beaucoup plus aigue de la situation des USA/du Système, qui existe aussi bien avec Obama : l’accélération de la détérioration de la politique-Système, en fonction des capacités de plus en plus réduites des USA, des conditions catastrophiques des moyens des USA, de la pression grandissante de la situation intérieure de crise des USA et ainsi de suite. Si l’on veut, ce propos général peut être illustré, du point de vue de la situation financière, par cet avis de l’expert Peter Schiff (dans SHTFPlan .Com, le 30 août 2012), – et alors l’on comprend qu’un Romney est préférable dans la mesure où il mettrait les autres puissances, notamment la Russie, sur leur garde  : «Our incumbent President says that things are getting better, jobs are being created, and America is on the road to recovery. His opponent, Governor Mitt Romney, says the opposite, but claims he has a plan that will turn things around and bring prosperity back. According to free market proponent Peter Schiff, it doesn’t matter who wins, because the crunch is coming – and it’s going to become apparent during the next President’s administration.»

Il s’agit d’une situation où il est préférable d’avoir une position extrêmement ferme face à l’évolution des USA, qui sera certainement celle du désordre. Avec un Obama, un Poutine serait certainement plus hésitant et incertain qu’avec un Romney. L’élection du républicain aurait le mérite de mettre au clair et au net la situation, et à montrer sans ambiguïté le déchaînement du Système en crise d’autodestruction. Dans tous les cas, cette autodestruction est en cours, et le cas le plus intéressant est alors que rien ne dissimule ce destin.


Mis en ligne le 7 septembre 2012 à 11H42