Les massacres “as usual” deviennent un problème politique

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Les massacres “as usual” deviennent un problème politique

9 septembre 2008 — Le 28 août, la Russie pressée de toutes parts pour les massacres perpétrés en Géorgie, proposait une résolution à l’ONU pour condamner l’attaque US en Afghanistan qui, “par erreur”, avait coûté le 22 août la vie à 90 civils dont 60 enfants dans un village afghan. Selon le Daily Times du Pakistan de ce même 28 août, la proposition était sèchement accueillie, comme une basse manœuvre de diversion, assez grossière et indigne, sans doute l’œuvre de semi-barbares: «“I think the Russians want to divert attention from Georgia and annoy the Americans,” said one diplomat.» Honte sur eux (dito sur les Russes, barbares & co); et puis, pour mémoire tout de même, mention doit être faite du bilan des pertes civiles géorgiennes dues à l’invasion russe, qui étaient établies par le ministère géorgien de la santé à 67 tués et 157 blessés au 19 août selon le Los Angeles Times. Actualisé au 25 août, ce bilan ne dépassait pas 80 personnes mais peut-être certains espèrent qu’il dépassera finalement les 90 morts de façon à justifier la remarque du diplomate. Si l’on s’en tient à cette comptabilité, on pourrait penser que c’est le bruit autour de la Géorgie qui est une diversion des massacres aériens, occidentaux et civilisés en Afghanistan («I think the Americans want to divert attention from Afghanistan and annoy the Russians», comme dirait notre diplomate par inadvertance).

…Car, tout de même, les tueries US finissent par faire désordre. Elles ne sont pas loin de devenir un cas politique, peut-être un cas politique pouvant compromettre la campagne occidentale en Afghanistan. Ce serait dommage, lorsqu’on juge de son efficacité, de compromettre un tel chef d'oeuvre de l'art de la guerre. Finalement, après tant et tant d’incidents de cette sorte, après le refus de prendre en compte les diverses réactions, Washington, le Pentagone en l’occurrence, sont conduits à réagir en tentant d’offrir des mesures destinées à montrer une certaine préoccupation de ces considérables “dommages collatéraux”. La première “enquête” du Pentagone, relayée par l’OTAN, qui rejetait le bilan des 90 morts avalisé par le gouvernement afghan et l’ONU, pour le réduire à 5 à 7 civils tués par erreur, en plus d’une trentaine de talibans, a du être désavouée par ses auteurs devant de nouvelles preuves. Cela conduit le Pentagone à lancer une nouvelle enquête. D’autre part, le général US commandant l’ISAF (forces de l’OTAN engagées en Afghanistan) annonce des nouvelles “règles d’engagement”.

The Independent du jour détaille les développements concernant l’attaque qui a fait 90 morts civils et à propos de laquelle le Pentagone est obligé d’en rabattre sur ses affirmations initiales. Le Guardian d’aujourd’hui également s’attache à la question des nouvelles règles d’engagement de l’OTAN

«Nato has issued new military rules of engagement in Afghanistan in an attempt to limit civilian deaths, after the air strike last month which reportedly killed 90 people, including 60 children, it emerged yesterday.

»The orders were issued by General David McKiernan, the Nato commander in Afghanistan, who also asked the US central command to reopen an inquiry into the air strike in the western district of Shindand, as video footage surfaced showing the bodies of child victims.

»US drone air strikes on the Afghanistan-Pakistan border are meanwhile reported to have hit a house and madrasa linked to a Taliban commander, Jalaluddin Haqqani. Taliban officials claimed Haqqani was not there at the time of the attack and that 20 people had been killed in the attacks.

»The rules of engagement for Nato troops will focus on house searches, saying they should be led by Afghan forces, and that permission from homeowners should first be sought. A limit on the size and weight of bombs used in air strikes was imposed last year, but there is continuing anxiety in Nato about the counterproductive impact of civilian casualties on the majority Pashtun population.

»The new directives seek to “sharpen tactical directives, to give more clarity to commanders on the ground”, one official said. It was an attempt “to re-educate commanders, to re-emphasise how careful everyone should be” in carrying out air strikes and air support for ground troops.»

D’une façon plus générale mais sans aucun doute dans le même contexte puisque l’interview se place à la lumière de la situation de ces “dégâts collatéraux”, il y a l’intervention de l’ancien représentant de l’UE en Afghanistan, à la BBC aujourd’hui (présenté par AFP, via Defense News le 8 septembre). Son attaque contre la “guerre des Américains” telle qu’elle est menée actuellement est extrêmement violente, on dirait même définitive.

«The former EU envoy to Afghanistan has sharply criticized NATO and U.S.-led operations there, saying there is no coherent strategy and progress is unlikely while George W. Bush remains U.S. president.

»In a BBC interview to be aired Sept. 9, Francesc Vendrell lamented that “so many mistakes” were made after the U.S.-led invasion in 2001 and warned that mounting civilian casualties were undermining support for the coalition.

»Asked if the West had a coherent strategy for victory in Afghanistan, he said “no”, explaining: “For as long as the Bush administration is in office it is impossible to change the Bush administration's approach to Afghanistan. They don't want to see any changes because they still hope to present Afghanistan as a success story. We will need to wait, not for very long, for a new administration to be established and at that point we need to reveal our strategy, not only a U.S. strategy but the overall strategy, because clearly what we are doing so far is not going to lead to success.”»

L’Afghanistan et “the American Way of War

Pour s’arrêter au cas partout débattu et tenter de le définir en termes clairs, il s’agit d’une attaque US sur un village afghan qui fait 90 morts civils en quelques minutes, par volonté aveugle d’écraser un adversaire incertain et dont l’expérience montre la difficulté de l’identifier, cela aux dépens des habitants de ce pays usurpé par nous, par volonté aussi de s’éviter le moindre risque sans aucune considération des pertes civiles risquées, dans une guerre dont l’illégalité dans l’esprit de la chose est avérée, dont le but répond au nihilisme de nos conceptions… C’est une tâche ardue, quasi impossible, de secouer les robots que nous sommes devenus, pour leur faire comprendre qu’une telle attaque est un acte au moins aussi indigne que les morts civils géorgiens du fait de l’invasion russe, qui n’atteignent pas encore officiellement ce chiffre de 90. (Outre que l’USAF est coutumière de cette sorte d’exploits, ce qui nous fait un certain nombre d’invasions de la Géorgie par an, en Afghanistan.) Nous n’avons aucun goût pour cette comptabilité morbide d’évaluation morale, par volume quantitatif, des pertes civiles mais qui nous l’impose sinon les robots qui commentent l’histoire de notre monde selon les consignes du système, totalement autistes, écartant la plus petite tentation de réfléchir en toute liberté?

A priori, cette situation pourrait paraître désespérante et sans issue. Portant, il nous semble, c’est dans tous les cas notre interprétation intuitive, qu’il faut faire un rapport de cause à effet entre la Géorgie et cette attaque du 22 août, rapport rétablissant une certaine justice. Notre conviction est en effet que le déchainement extraordinaire de condamnation de la Russie pour ses “massacres”, dont on sait l’ampleur étonnamment redite par rapport à d’autres cas évidents où nous avons toute notre responsabilité, a joué un rôle dans la montée de la gêne puis de l’indignation à propos des attaques US en Afghanistan. Il nous semble qu’un mécanisme inconscient a fini par imposer une sorte d’appréciation relative de l’un et l’autre cas, à l’image de la tentative russe à l’ONU que nous mentionnons en tête de l’article, et que l’évidence a fini par s’imposer qu’il était impossible de faire silence sur le cas US-afghan; cela, il faut le dire, aidé par l’extraordinaire autisme bureaucratique, plutôt qu’une impudence délibérée, qui conduit le Pentagone à affirmer tranquillement que l’empilement des cadavres constaté par le gouvernement afghan et l’ONU n’a aucun rapport avec l’attaque; puis le virage à 180 degrés opéré, en toute tranquillité bureaucratique, par le même Pentagone devant l’accumulation des preuves.

C’est la conséquence dommageable pour ses initiateurs d’une politique médiatique et virtualiste basée sur l’imprécation unilatérale, d’une grossièreté considérable, qui se nourrit d’arguments émotionnels et systématiquement déformés, au nom d’une morale aussi nuancée qu’un marteau-pilon. A cette lumière crue et bruyante déchaînée à propos de la Géorgie, l’empilement de cadavres des villageois afghans a fini par retenir l’attention; c’est au point où il faut bien réagir. Nous y sommes.

Qu’on ne s’y trompe pas. Il s’agit d’une étape de plus dans la mise en accusation implicite d’une façon de faire la guerre (“way of war”), avec la nécessité finalement pour les bien pensants du Pentagone de réagir. La chose aura son effet opérationnel. Envisager dans les nouvelles règles d’engagement que le repérage des lieux abritant soi disant des talibans sera conduit par les forces afghanes (un anathème pour les forces US qui considèrent que les seules forces capables de bien faire en toutes choses sont les forces US), et qu’on demandera la permission au propriétaire de la maison avant d’attaquer (et de pulvériser, évidemment) sa maison, tout cela relève du rocambolesque bureaucratique. Au niveau opérationnel, cela conduira à des entraves graves équivalant au chaos opérationnel et conduisant à une quasi paralysie, pour l’avantage accru des talibans, ou bien l’on fera fi de cette règle et les tueries continueront dans le cadre d’une opinion médiatique et d’un gouvernement afghan de plus en plus surchauffés. L’alternative n’est pas triste pour la bonne marche de la guerre afghane.

Monsieur Vendrell a en partie raison lorsqu’il dit qu’il n’y aucune chance que les USA change de “stratégie” (nous dirions plutôt : de “way of war”): «For as long as the Bush administration is in office it is impossible to change the Bush administration's approach to Afghanistan. They don't want to see any changes because they still hope to present Afghanistan as a success story.» Il a complètement tort lorsqu’il avance la restriction qui sauve tout de l’honneur du système dont Bush ne serait plus que l’accident idiot: «… as long as the Bush administration is in office». Il a complètement tort parce que cette façon de faire la guerre n’a rien à voir spécifiquement avec l’administration en place, n’importe laquelle, et tout avec les conceptions de la bureaucratie du Pentagone et de son émanation opérationnelle, et tout enfin avec la psychologie américaniste d’une façon générale. Le phénomène est psychologique et nullement stratégique. La chose n’a aucune chance d’être changée par un Obama ou un McCain, absolument aucune, – s'il en venait l'idée à l'un ou l'autre, ce qui n'est évidemment pas dit.

Cette psychologie est complètement étrangère au précepte de Clausewitz (la guerre comme “continuation de la politique par un autre moyen”) si on le conduisait selon une logique inattendue jusqu’à son double inversé: “la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens”, – toutes ces formules impliquant qu’on doit ménager le cadre de la guerre pour les inévitables arrangements et réconciliations d’après-guerre. Pour cette psychologie américaniste de la bureaucratie du Pentagone, la guerre est une fin en soi, qui établit par essence un monde nouveau où triomphe l’américanisme; elle suppose l’anéantissement de l’ennemi (le penchant US irrépressible pour la capitulation sans condition exigée de l’ennemi), par conséquent elle tend évidemment à juger comme négligeable sinon inapproprié le cas des civils considérés comme formant le cadre d’évolution de cet ennemi. (Certains stratèges américanistes vont jusqu'à estimer que la chose doit être dite sans ambages. Le général LeMay estimaient que les civils, – les Japonais en l'occurrence, – étaient autant “coupables” que les soldats de la même nation et devaient être “punis”, c'est-à-dire détruits, de la même façon, comme l'explique James Caroll dans son livre The House of War.) L’ignorance de tout ce qui n’est pas américaniste, le refus de considérer des cultures autres que la culture universelle de l’américanisme, réduisent encore le peu de considération qui demeurerait pour le cadre où évoluent l’ennemi as a whole, civils compris. Pour clore le chapitre, on ajoutera que les moyens sont à mesure: l'outil favori est la stratégie de l’attrition par emploi de moyens de destruction radicaux, dont le bombardement aérien massif (même “de précision”, les bombardements restent massifs avec l’USAF).

Cela est l’élément principal de la guerre en Afghanistan et le restera tant que les USA mèneront le bal. Les autres n’auront qu’à suivre, comme ils sont habitués à faire.