Le virtualisme, éclatant de santé chancelante

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Le virtualisme, éclatant de santé chancelante

1er octobre 2009 — Nous nous référons à deux textes publiés dans notre rubrique Bloc-Notes, l’un le 30 septembre 2009, sur le JSF, l’autre ce 1er octobre 2009 précisément, concernant la mésaventure d’un lecteur dans sa tentative de faire passer un message parmi les commentaires d’un texte du Figaro sur le scandaleux président iranien. La différence d’importance des deux cas n’en rend que plus intéressante la démonstration que nous essayons de faire, notamment pour ce qui concerne l’universalité et l’automatisme du processus.

Ces deux sujets sont, sur le fond, fort différents. Mais nous les traitons tous les deux selon une approche qui établit un lien entre eux deux. Il s’agit de ce que nous nommons le virtualisme, un concept dont nous parlons depuis longtemps et que nous estimons comme une création fondamentale de l’ère de la communication, également nommée par nous “ère psychopolitique”.

(Sur ce site, on trouve la référence d’un texte du 10 septembre 1999, la rubrique Analyse de notre Lettre d’Analyse dedefensa & eurostratégie de cette date. C’est une des premières fois que nous employions le terme “virtualisme” d’une manière explicite et documentée. Il est utilisé dans ce cas pour caractériser la guerre du Kosovo – la “première guerre virtualiste” selon notre appréciation. Nous avons beaucoup travaillé à définir, à raffiner ce concept, parfois confirmés, ou estimant l’être, par des faits ou des commentaires extérieurs.)

Nous ne manquons jamais d’insister sur la différence fondamentale entre la propagande et le virtualisme. Le second concept implique impérativement, comme élément central, la conviction des “émetteurs” de virtualisme qu’ils ne font que dire et décrire la réalité, sinon la vérité. Un concept approchant, quoique moins général et moins ambitieux à notre sens, a été défini au niveau de la bureaucratie américaniste, notamment lors d’un témoignage de John Hamre en septembre 2002, comme le phénomène de “groupthinking” ou de “groupconsciousness”.

Les deux exemples que nous citons vont effectivement dans le sens que nous décrivons. La conviction est établie par des mécanismes de communication divers, qui fonctionnent sans intention de tromper, mais qui véhiculent des informations privilégiant le point de vue de l’émetteur, sa position, ses intérêts, etc., qui rencontrent bien entendu la dynamique du système et de son virtualisme. Les personnes impliquées deviennent des “êtres communicationnels”, sans intention réelle de tromperie, sans conscience de la tromperie; nous les désignons donc effectivement, plutôt comme des “émetteurs” de virtualisme que comme des “créateurs”, puisque la création est l’exclusivité de la dynamique du système. Le cloisonnement naturellement créé par les réflexes des bureaucraties et par la bureaucratisation de notre société hors des bureaucraties elles-mêmes assure l’impunité face à une possible mise en question de ces divers courants; d’ailleurs, nous devrions dire “inconscience” plutôt qu’“impunité” puisqu’il n’y a nulle culpabilité, même sans préméditation, dans le chef des “émetteurs”. L’ensemble de cette circulation d’information finit par créer une nouvelle “réalité”, qu’on qualifie de virtualiste, où chaque être “inconscient” du processus est “émetteur” à son tour. La puissance de la communication rend tout à fait concevable cette création générale.

Le processus s’effectue dans un cadre général défini par des mots d’ordre qui font appel à une attitude de l’esprit caractérisé par un conformisme de fer. Ces mots d’ordre renvoient en général à des narratives bien établies par des conceptions humanitaristes et moralistes extrêmement vagues et confortablement bien-pensantes, dépendant d’une idéologie primaire, américaniste et occidentaliste, que nous connaissons tous, principalement caractérisée par l’idée que cet ensemble est fondé sur une pratique générale de la liberté (liberté de pensée, d’opinion, de parole, etc.). Ce caractère d’ensemble, de système, est important dans la mesure où il donne une impression de cohérence et de cohésion; l’habillage humanitariste et moral lui donne un sens et une justification. Plus encore que Le confort intellectuel (cf. Marcel Aymé, 1949), c’est le “confort psychologique” dans sa plénitude – à condition que la réalité et l’Histoire laissent faire. La référence à la liberté est évidente, sinon fondée, du fait que personne ne se perçoit explicitement, comme on pouvait l'être dans un camp du goulag, comme coupable, trompeur ou contraint. Cette référence est essentielle; elle rencontre la conviction de la plupart des acteurs et écarte le soupçon de la tromperie et de l’erreur. Ainsi la liberté mène-t-elle à tout, on le comprend bien, et ceux qui échappent au virtualisme pour retrouver leur liberté sont ceux qui échappent à cette “liberté”-là....

Ayant ainsi passé en revue une mise à jour de la définition du virtualisme, venons-en à nos deux exemples récents, signalés plus haut, et qui nous ont donné l'occasion de revenir sur le sujet.

• Dans le premier cas (le JSF), on voit au cœur du plus énorme programme industriel et technologique de l’histoire de l’aéronautique une réalité faussaire tenir la place principale au cœur même de la réalisation de la chose. Nous ne sommes plus dans l’évaluation, dans l’estimation, dans l’appréciation, mais dans le plus concret des domaines techniques et opérationnels. A ce point, la rétention ou la dissimulation d’information n’a plus aucun sens tactique dans la stratégie du “produit”, comme disent les gens de marketing. Au contraire, la démarche devient très risquée, avec des conséquences potentielles catastrophiques, tant au niveau du développement du programme que de la réputation de l’avion. Mais il est manifeste que la dynamique interne du programme a perdu tout sens des intérêts du programme par rapport à la réalité, donc qu’elle a perdu le sens de l’existence d’une réalité autre que la réalité virtualiste du programme. La rétention d’information (des “mauvaise” informations) à l’intérieur du système est faite justement pour répondre à l’impératif virtualiste de ne pas entacher l’image interne du JSF, cela correspondant à la logique virtualiste initiale où l’image générale du JSF imposée comme réalité était celle de l’“image interne”; confronté à la réalité, le processus aboutit désormais au risque d’un résultat totalement contraire.

• Dans le deuxième cas, qui semble moins essentiel – que monsieur “des Lumières” nous pardonne –, on trouve d’une façon extrêmement marquée par la brièveté du propos le refus virtualiste de toute contestation, qu’elle soit raisonnable, arrangeante, argumentée, aimable, etc., d’une “réalité” basée entièrement sur une diabolisation communicationnelle et faussaire de faits publiquement connus et avérés, et ainsi complètement tordus. On observe qu’il y a réponse, ce qui montre bien que le virtualisme fonctionne selon un cadre qui se veut de forme démocratique, avec toutes les vertus qui vont avec; et que cette réponse est sans réplique possible et n’a aucun rapport avec l’intervention qui la suscite. C’est un monde différent qui réagit comme fait un écho déformé à mesure à un autre monde “de l'extérieur”, sans le moindre souci de cohérence, de jugement, d’appréciation psychologique, de calcul tactique, etc., pour le “récepteur” de la réponse. C’est à la fois abrupt, sans réplique, stupide, sans intérêt et sans importance, et c’est finalement dit dans ce qui devrait être considéré comme une autre langue que celle de l’intervenant initial. Le résultat est absurde. L’intervenant n’est découragé en rien, il n’est convaincu en rien, il est complètement confirmé dans son appréciation du caractère faussaire autant que de la substance virtualiste du monde auquel il a parlé.

Nous faisons exprès, nos lecteurs l’entendent bien, de mélanger deux domaines en apparence si différents, comme nous l’avons déjà signalé. C’est bien pour montrer que nous avons affaire à une structure cohérente et à prétention universelle, qui touche tous les domaines d’une façon très semblable. En même temps, les deux exemples montrent combien la situation du virtualisme est proche de la crise, à cause de la distance de plus en plus insupportable entre le monde virtualiste et la réalité, et les effets divers de tension paroxystique qui en découlent.

Le legs de GW Bush

Le règne de GW Bush ayant été relativement long et extrêmement pesant, on a fini, pour ceux qui observaient en l’identifiant le phénomène du virtualisme, à lier les deux. Cela était d’autant plus tentant, sinon évident, que la chose, dans l’esprit sans aucun doute, semblait même être revendiquée par des officiels orbitant autour de cette administration, dans l’esprit enfiévrée de l’époque immédiatement post-9/11.

(On a déjà signalé plus haut un de nos textes rapportant l’intervention de Ron Suskind, en 2004, lui-même citant un officiel de la Maison-Blanche à l’été 2002: «The aide said that guys like me were “in what we call the reality-based community,” which he defined as people who “believe that solutions emerge from your judicious study of discernible reality.” I nodded and murmured something about enlightenment principles and empiricism. He cut me off. '“That's not the way the world really works anymore,” he continued. “We're an empire now, and when we act, we create our own reality. And while you're studying that reality – judiciously, as you will – we'll act again, creating other new realities, which you can study too, and that's how things will sort out. We're history's actors… and you, all of you, will be left to just study what we do.”»)

L’idée de cette proximité génitrice GW-virtualisme impliquait éventuellement qu’à la disparition du premier (GW) de la scène politique, le second dépérirait nécessairement de lui-même, qu'il se dégonflerait comme fait une “bulle” qu'on crève. La chose ne s’est pas confirmée parce qu’il y avait erreur sur le géniteur. Le virtualisme est une création directe, impérative, évidente, du système né de la modernité sous sa forme la plus décisive, qui est l’empire de la communication sur le monde. Cet “empire de la communication” est en général l’outil essentiel de transmutation de la modernité en postmodernité, comme tentative décisive de vaincre la réalité en la supplantant par une autre réalité, puisque différentes expériences n’ont pas réussi à transformer la réalité au goût de la modernité. (Le surnom d’“empire de la communication” que nous donnons à l’Amérique à telle ou telle occasion, vaut pour la modernité dans sa phase postmoderne. Tout cela se met bien.)

Le virtualisme existait avant GW Bush. L’Amérique de Clinton, l’exacerbation de l’hubris américaniste à partir de 1996 pour imposer l’image de l’“hyperpuissance”, avec l’apparition de prophète type-Ralph Peters, constituent les aspects de cette démarche, avec, en plus, l’étape décisive de la guerre du Kosovo qu’on a déjà rappelée. Il est par contre assuré que GW Bush et sa bande, et son temps, et son style, ont considérablement marqué le virtualisme, en lui donnant une force considérable, en lui donnant surtout “une politique”. Celle-ci, cette politique, on la connaît, celle des neocons, de la force déchaînée, de la montée aux extrêmes devenue démarche courante, bref de la ce que nous rappelons souvent comme la “politique de l’idéologie et de l’instinct”, selon l’expression bienvenue de Harlan K. Ullman. Du coup, le virtualisme s’est identifié à cette politique et, GW Bush reparti dans les brumes glaciales du Texas, il nous reste le virtualisme et la politique qui le représente.

GW Bush a donc apporté un progrès décisif, qui est sans doute, également, l’acte de décès du virtualisme. En identifiant le virtualisme à la “politique de l’idéologie et de l’instinct”, il l’a identifié à une politique maximaliste, prédatrice, grossière et intenable dans la réalité. Le système n’a pas les moyens, y compris militaires, policiers et communicationnels, d’imposer le virtualisme aux peuplades les plus “primitives” et impies, comme à nous-mêmes, les civilisés “dissidents”. Le virtualisme transformé par Bush est devenu une prison radicale, extrémiste, sans moyens de s’imposer, dans laquelle se débattent, entre tant d’autres, les agents de relations publiques du complexe militaro-industriel et les petits marquis des salons, autour du Rond Point des Champs Elysées (nostalgie du temps où Le Figaro pouvait encore prétendre être un journal). La décadence accélérée des diverses politiques occidentalistes en même temps que les crises à répétition, essentiellement avec le coup de tonnerre de 9/15, ont porté jusqu’à l’incandescence cet affrontement entre le virtualisme et la réalité. Nous sommes au cœur de la tempête.


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