Le “roi est extrêmement nu”

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Le “roi est extrêmement nu”

5 juillet 2010 — D’une certaine façon, si nous avions des prétentions de comique troupier et de caricaturiste, nous dirions que la France sarkozyste a eu, exactement à sa mesure picrocolinesque, son “affaire McChrystal”, dans tous les cas dans le genre. Dans Ouverture libre de ce même 5 juillet 2010, nous déblayons le terrain en donnant quelques précisions sur le cas Desportes, en citant comme référence le site Secret Défense, qui suit les secrets et la défense. Nous y ajoutons un commentaire qui nous donnera quelques grains de plus à moudre pour cette réflexion, de Fred Branfman, dans Truthdig.com du 30 juin 2010. Branfman parle, lui, du cas McChrystal.

Dans les deux cas, horreur, il s’agit du même cas de censure… Non, nous polémiquons, c’est-à-dire que nous plaisantons. Ne pas prendre le mot au mot près, s’il vous plaît, – nous parlons du mot “censure”, – parce que nous sommes du royaume de la démocratie et de la vertu. Donc, pas de censure, mais “censure” tout de même, mot employé pour le fun, – puisque même “censure”, aujourd’hui, n’a plus de sens.

@PAYANT Nous voulons donc nous attarder à la méthodologie des actes mentionnés et documentés, en mettant arbitrairement en parallèle deux affaires qui sont aussi éloignées l’une de l’autre que peut-être le gaullisme du postmodernisme sarkozyste, – l’“affaire McChrystal” et l’“affaire Desportes”. Nous nommerions cela, pour faire un peu lettré, le “syndrome du ‘roi est extrêmement nu’”.

Par cette expression un peu prolongée, nous entendons ceci : tout le monde sait que “le roi est nu”, c’est-à-dire que nul ne connaît la raison de la présence occidentaliste et américaniste en Afghanistan, pour y faire la guerre, que cette chose (la guerre) n’a ni sens ni méthode, ni façon d’être ni raison d’être, – pour faire bref mais philosophique, que cette guerre-là n’a pas d’“être-en-soi”, en ce sens qu’elle n’est pas, littéralement. Cela se dit, se répète et se clame à satiété. Mais que des officiers généraux le disent et l’écrivent dans des publications aussi connues publiquement et aussi peu sérieuses que Rolling Stones et Le Monde, voilà qui passe tout. L’on peut parler alors du “roi est extrêmement nu”, sans rien sur lui, même pas la feuille de vigne réglementaire, selon les plus récentes circulaires de l’U.S. Army et de l’Armée de Terre française (“les kakis”). D’où le “syndrome du ‘roi est extrêmement nu’”, qui conduit l’expression “le roi est nu” dans les terres encore vierges de la postmodernité.

Comme Branfman le montre bien, le reproche fait à McChrystal est d’avoir dit tout haut, dans une revue comme Rolling Stones (pas sérieuse), ce qu’il disait déjà tout haut depuis au moins quelques mois dans des conférences, des rapports, des déclarations plus formelles, tout cela rapporté par la presse, – savoir, “que cette guerre n’a pas d’‘être-en-soi’…”, etc. Par conséquent, ce qui est reproché à McChrystal est bien le fait d’une publication d’un article, et cela dans une publication donnée ; et ce que remarque Branfman, c’est que Petraeus n’a pas su empêcher cette initiative, malgré sa proximité de McChrystal (ce dernier étant un “protégé” de Petraeus). Par conséquent, estime Branfman, Petraeus est mauvais et il a perdu d’avance, non parce qu’il perd des batailles qui n’existent pas (il serait plutôt du genre à inventer des victoires dans des guerres qui n’ont pas lieu) mais parce qu’il n’a pas su empêcher la publication de l’article dans Rolling Stones, alors qu’il était proche de McChrystal, qu’il aurait du être informé de cette initiative ou la deviner, qu’il aurait du convaincre McChrystal de n’en rien faire… Et, tous nos comptes faits, ce n’est pas si mal vu de la part de l’ami Branfman, qui comprend bien sur quel “champ de bataille” se déroule la bataille dans cette guerre qui n’existe pas.

Quant à Desportes et pour revenir à la France éternelle, il a failli à l’“ardente obligation” … (Citation déjà faite dans Ouverture libre : Le CEMA «souhaitait essentiellement marquer le coup, estimant que des officiers qui ont “la crédibilité” du général Desportes – auteur de nombreux livres et en charge de la formation des officiers – “devaient s'exprimer avec discernement”. Cette “ardente obligation” s'imposerait notamment vis-à-vis des alliés américains et des militaires engagés sur le terrain, ainsi que de leur familles.»)

Un mot nous arrête, ou plutôt cette expression d’“ardente obligation”, et nous espérons qu’effectivement elle fut prononcée telle qu’elle nous est rapportée parce qu’elle éclaire si bien le cas. L’“ardeur” est un mot gaullien s’il en est, qui a à voir avec la volonté, l’énergie et la conviction, là où le compromis et l’arrangement, et la dissimulation par arrangement avec la vérité n’ont guère de place. Le Général aimait à prononcer ce mot, et ses féaux divers, des plus sincères aux plus corrompus, ne cessaient de parler d’ardeur à propos du gaullisme… Donc, Desportes a failli à l’“ardente obligation” ; laquelle ? Celle de se taire ? Oui et non ? Oui, bien sûr, mais non, pas seulement … Dans le système sarkozyste (Sarko dans ce cas comme représentant du système et excroissance française de la postmodernité), s’il existe une obligation d’ardeur, nous dirons volontiers que c’est l’“ardente obligation” d’être vil et médiocre, – et là, avouons-le, la plume nous a échappé des mains, la traîtresse, et qu’on nous pardonne ce mot, – car, au bout du compte, tout cela se résume par l’“ardente obligation” d’être un sot. Expliquons-nous : il s’agit, quand on a de “la crédibilité”, de “s'exprimer avec discernement”, c’est-à-dire d’exprimer les menteries innombrables et incroyablement grossières du système (dito, du sarkozysme) de la plus terne des façons ; faire le mensonge aussi gris, aussi plat, aussi mol, aussi inconsistant, aussi piètre, aussi entropique que possible, – c’est-à-dire, aussi sot qu’il peut l’être. C’est ce que le CEMA, “dans une humeur sauvage”, sautant avec une “ardente obligation” d’une branche à l’autre, a expliqué à son général rebelle-insurgé.

Voilà donc à quoi devrait s’entendre et se réduire leur “censure” par les temps qui courent, à ces gens du système…

On a perdu la clef de fonctionnement

Ces divers incidents révèlent, non pas des pratiques que certains moralistes qualifieraient sévèrement, mais plutôt l’incohérence et la fragilité d’un système qui a perdu la clef d’un fonctionnement interne équilibré. Il est entendu que nous les mettons, ici, tous dans le même sac, Américains et Français, et nous nous plaçons plutôt en observateur des pratiques du système face aux “incidents” qui ne cessent de s’accumuler, de personnalités du système qui se mettent en position de critiques du système selon des circonstances et des psychologies diverses.

Les cas évoqués ne sont pas des cas de “censure” ou d’“insubordination” au sens classique ; simplement, parce que nous sommes dans une période qui n’a plus rien de “classique”, qui a rompu les amarres avec toutes les références hautes qui pouvaient encore avoir certains liens avec des pratiques nées d’une lointaine tradition. Nous sommes dans une époque incohérente, sans références, qui fait des choses incohérentes et sans références. On a vu la définition que l’on donne de la non-guerre en Afghanistan, on en connaît les tenants et les aboutissants. On ne peut rien distinguer de structuré dans cette bouillie pour les chats, aucune trace d’autorité, de légitimité ou de quelque chose de semblable. Par conséquent, les demandes qui sont faites aux différents acteurs de se comporter selon les références de l’autorité et de la légitimité sont extrêmement fragiles, vulnérables et ne reposent sur rien de solide ; par conséquent, la chose craque souvent, un “incident” ou l’autre, un bras d’honneur par-ci, une interview par-là…

C’est une caractéristique fondamentale de la situation dans les directions américanistes-occidentalistes, notamment entre civils et militaires puisque l’essentiel de l’action américaniste-occidentaliste est fondée, au nom de la morale de l’humanisme, de la démocratie et du refus de la coercition par la force, sur l’exercice de la coercition par la force, notamment par l’outil militaire. Cet exercice est non seulement immoral et déstructurant, il est aussi extraordinairement inefficace dans ses buts affichés, et bien entendu, et au-dessus de tout, constamment versé dans l’absurdité, à la fois dans le non-sens français et dans le nonsense anglo-saxon, avec les nuances qui vont avec. Dans ce cadre, toutes les notions liées à la légitimité et à l’autorité, telles que le “devoir de réserve”, l’“ardente obligation”, l’obéissance spartiate, justifiées dans l’histoire par l’héroïsme et l’honneur, et par l’ensemble qui fait le Servitude et Grandeur Militaires de Vigny, toutes ces notions acquièrent une valeur de dérision d’une très grande vigueur. La cohésion politico-militaire de l’ensemble américaniste-occidentaliste est, de cette façon, en train de se dissoudre sous le poids de “menaces” terribles, qu’aucun stratège n’imaginerait évidemment, – le poids de l’absurdité, du ridicule, de la dérision, parfois avec la nausée pour les estomacs les plus sensibles, – en un mot le poids paradoxal du vide de la substance faussaire.

Les acteurs des affaires dont nous parlons aujourd’hui n’ont certainement pas conscience claire de cette situation, mais, à notre sens, ils l’illustrent d’une façon ou l’autre. Placé devant de tels spectacles, on ne peut que considérer comme absurdes, dépassées, d’un autre monde dont le souvenir n’existe plus dans toutes ces âmes formatées selon les normes postmodernistes qui s’expriment selon les termes du système de la communication, toutes les craintes de “militarisation”, de coups de force, etc., dont s’inquiètent nombre de chroniqueurs. Si, demain, ils lâchent une arme nucléaire quelque part, à côté de l’horreur de la chose, on peut être sûr que l’acte dans sa décision et dans sa manufacture renverra, en plus absurde et en plus nonsensical, au Docteur Folamour de Kubrik, – mais, cette fois, avec les civils encore plus nonsensical que les militaires. (Plus encore, d’ailleurs, l’horreur de la chose, bien réelle celle-là, les balaiera en retour, eux-mêmes et leur système, encore plus sûrement que les millions de victimes qu’ils auront nucléarisées, – montrant effectivement la faiblesse pervertie de leurs psychologies.)

Cet effondrement de la dignité des fonctions fondamentales de la cité, des fonctions régaliennes en ce qu’elles sont un lien avec la tradition en un sens, entraîne une extraordinaire fatigue de la psychologie, avec des effets dévastateurs sur le sens de la pensée. Il s’ensuit que notre intelligence, qui reste très aigüe, très développée, est devenue dans son expression dans le monde réel, d’une extraordinaire stupidité. Elle est devenue si complètement stupide lorsqu’elle est confrontée à la réalité que la référence même de l’intelligence est devenue la stupidité, et qu’il faut être capable de s’extraire de la sphère du système fou pour pouvoir entrevoir cela. L’incident arrive, comme dans l’un ou l’autre cas évoqué, peut-être chez l’un ou l’autre personnage évoqué comme argument de cette réflexion, dans tous les cas le temps d’un instant, parce qu'on a oublié un instant sa révérence à cette référence de la stupidité .

Leur “extraordinaire fatigue de la psychologie”, voilà par où ils s’effondreront. C’est par cette voie que la raison humaine s’est laissée prendre au piège de sa vanité et a cédé à une force historique, matérialiste et subversive, d’une puissance inouïe, qui s’est manifestée au tournant du XVIIIème siècle et s’est développée jusqu’au paroxysme de sa crise ultime. C’est par cette voie, celle de l’“extraordinaire fatigue de la psychologie”, que les serviteurs du système seront balayés par les excès finaux du système, ahuris, sans y rien comprendre ni n’y rien entendre, et même découvrant au fond d’eux-mêmes, ignorée jusqu’alors, une partie de leur âme qui abrite une âme de résistant au système. Nous comptons les coups, et l’Afghanistan est un bon champ d’exercice pour la chose.