Le roi-JSF est nu

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Le roi-JSF est nu

5 février 2009 — Un document parvenu à la connaissance du public par des voies officieuses, détournées sans doute et bienvenues d’autre part, permet de bien fixer les conditions historiques et fondamentales du programme JSF, et surtout de ses vices structurels de conception et de réalisation. Il s’agit d’un mémorandum interne dit “Info-Memo” de John Young, sous-secrétaire à la défense pour les acquisitions, la technologie et la logistique, adressé le 16 janvier 2009 au secrétaire à la défense Robert Gates.

Le document a été notamment répercuté, d’abord par l’excellent site hollandais d’information critique sur le développement du programme JSF, JSF Nieuws (en date du 4 février, accessible dans une version de traduction anglais “Google” nécessairement approximative mais qui permet de comprendre le sens de l’information); également par le quotidien de Fort Worth Star Telegram (en date du 4 février).

Ce mémorandum donne un résumé de l’appréciation du programme JSF à l’heure où celui-ci est officiellement déclaré légalement en infraction à la loi Nunn-McCurdy, qui vise tous les programmes du DoD ayant dépassé leur devis de développement et de production de 30%.

(Young précise dans son mémo que le programme a dépassé son devis de 2001 – il s’agit là des chiffres officiels, connus et d’ores et déjà contestés, – à partir d’un programme estimé à $229 milliards en 2001 jusqu'à un programme de $298 milliards aujourd’hui, soit $69 milliards de dépassement; cela fait exactement les 30% et un poil de dépassement; étonnante occurrence mathématique et comptable, n’est-il pas? Effectivement et par ailleurs, ce dernier chiffre de $298 milliards largement contesté, notamment par le GAO. Le Star Telegram indique: «New estimates, expected to be released soon, are expected to show further cost growth.». Certaines sources affirment que le GAO annoncerait un programme JSF à au moins $339 milliards dans son prochain rapport sur le JSF, sans doute en mars.)

Le mémo-Young trace donc un rapide portrait de ce qui peut être désormais considéré comme une “catastrophe annoncée”, répertoriée, mesurée, etc. Young met en cause la méthodologie suivie dans le développement du programme.

• Le principal problème que le sous-secrétaire à la défense relève, dès l’origine de la phase actuelle, c’est-à-dire 2001, c’est que la structure du JSF n’était pas adéquate par rapport à ce que serait finalement le JSF. On a développé une structure d’avion pour un autre avion que ce que le JSF est devenu. (Effectivement, nous eûmes donc un “JSF virtuel”, qui devait être ce formidable programme qui conquerrait le monde, et puis le “JSF réel”…) «JSF technology demonstrators were not adequately robust, leading to optimistic estimates of the structural weight of the aircraft.»

• La méthodologie, donc: le tout fut de n’avoir pas inclus dans le programme de vrais prototypes, expérimentant “en vrai”, en temps réel, dans des conditions réelles, etc., la structure fondamentale de l’avion pour découvrir les problèmes qui se révèlent lors de l’expérimentation. Peut-être croirait-on rêver, si on ne se pinçait pas, car constater qu’il aurait fallu de vrais prototypes, alors que la chose se pratique depuis les origines de l’aviation, comme de toute activité industrielle sérieuse, c’est un constat qui semble nous dire: “Le problème est que nous avons oublié de réinventer la roue, attentif comme nous étions à inventer le fil à couper le beurre”, – et, par conséquent, nous ne pouvions que nous planter dès le départ puisque nous avons décidé à partir d’une connaissance faussée de l’avion… «Most importantly, we should have built quality prototypes in the 1996-2001 time frame. […] JSF did not built true prototypes built as was done in the YF-22 and YF-23 fly off. To be clear, the future of the JSF cost growth was largely written in 2001 when an budget pricing decisions were made in 2001 based on the inadequate knowledge gained from the JSF technology demonstrators.»

• Mis à part ce travers fondamental, qui est un travers de méthode, d’autres causes sont citées pour l’augmentation de coût de l’avion (augmentation des matériaux, coût des délais pour modifications structurelles, réduction de la commande de la Navy, etc.) Une dernière cause, assez curieusement rédigée: «Lockheed Martin's performance is adequate, but not great.» C'est une façon paradoxale de faire figurer le constructeur dans les “causes” puisqu’on lui reproche simplement d’avoir été bon mais de n’avoir pas été exceptionnel; paradoxalement, parce que cela revient à exonérer Lockheed Martin (LM) d’une réelle responsabilité, ce qui se comprend lorsqu’on sait que Young était chez LM avant de passer au Pentagone.

• Des précisions sur l’information du déroulement du programme (passage souligné en gras par nous) confirment l’importance dramatique de l’information pour le programme JSF, et sa rétention, son contrôle systématiques y compris à l’intérieur du Pentagone puisque Young affirme que “le département” n’était pas informé: «However, the JSF costs were already higher than estimated because inadequacies in the technology demonstrators led to underestimating the weight of the JSF aircraft – the Department did not know this at the time.» Il n’est d’ailleurs pas assuré qu’il y ait eu systématiquement et volontairement contrôle et rétention de l’information, par exemple de la part de Lockheed Martin (LM) ou du JSF Program Office (JPO), vis-à-vis de la direction du Pentagone. Il est très possible que personne ne se soit, à l’origine, rendu compte de rien dans la façon dont les choses étaient machinées pour lancer le destin complètement faussaire et pervers du JSF; le programme a baigné pendant toutes ces années dans le plus complet virtualisme, c’est-à-dire dans un montage auquel tout le monde a contribué chacun pour son compte, et auquel tout le monde était incliné à croire.

Ce document est particulièrement intéressant, révélateur, significatif. Il ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà, nous qui sommes en dehors de la chaîne de montage (de communication) du virtualisme-JSF, mais il nous permet d’avoir confirmation de la substance même du programme JSF, et aussi d’avoir une vision intéressante sur la situation au Pentagone à cet égard.

Sur ce dernier point, en effet… Pourquoi John Young écrit-il ce mémo qui met en cause si profondément, c’est-à-dire structurellement, le programme JSF? On a à l’esprit que Young est un partisan convaincu du JSF au sein du DoD. (“Au sein du DoD”? Est-il toujours à son poste avec l’administration Obama? Sa biographie dit que oui.) Cet automne 2008, il moulina dur contre le F-22 et pour le F-35 (JSF) au côté de son supérieur hiérarchique, Gordon England (lui-même ayant quitté son poste, au contraire de Young). Il y a des hypothèses, et nous allons nous attarder au moins à l’une d’entre elles.

• Mentionnons par charité pentagonesque l’hypothèse humanitaire d’un Young découvrant l’horreur du monde-JSF et dénonçant aussitôt, de sa propre initiative, l’épouvantable vérité. L’émotion nous empêche d’aller plus avant.

• Attardons-nous à l’hypothèse bureaucratique. Celle-ci nous dit que l’on vient d’apprendre que le programme JSF est mis en accusation par la loi Nunn-McCurdy. La chose atteint évidemment le plus haut échelon, Gates lui-même. Gates demande des explications. Young lui en fournit, en se défaussant diversement. Il n’était lui-même pas au courant, puisque «…the Department did not know this at the time». (Notons la vague de la chose : “the Department”; qui précisément? OSD [Office of the Secretary of Defense]? Le Pentagone dans son ensemble?) D’autre part, si Young reste au Pentagone ou pour toute autre raison, il doit pour écarter les soupçons de partialité jouer partiellement franc jeu dans son appréciation de la situation du JSF, d'autant que la catastrophe est désormais officiellement actée par Nunn-McDurby.

• Cette hypothèse correspond bien à ce que nous pensons des positions des uns et des autres. Le couple England-Young, venu de LM, est (“était” puisqu’England est parti) une courroie de transmission directe pour soutenir et favoriser le programme JSF, y compris au détriment du F-22 (également de LM) qui ne fera plus beaucoup d’argent, même si l’on en fait une nouvelle (petite) série. Gates, lui, a une position différente, même s’il a paru anti-F-22 et pro-JSF. Au départ (arrivé en novembre 2006), Gates veut affirmer son autorité, tenter de rétablir un peu d’ordre au Pentagone, etc. Le premier service auquel il se heurte est l’USAF, qui rencontre nombre de déboires, a de gros problèmes de crédit, de discipline, de contrôle de ses forces (notamment nucléaires, avec notamment l’affaire du B-52 de Minot AFB, en septembre 2007). L’affaire prend des dimensions de crise, avec la mise à pied de la direction de l’USAF, en juin 2008, pour s’aggraver encore, avec l’affaire du KC-45 fin juin 2008. C’est bien assez pour que Gates regarde avec un agacement considérable, sinon de l’hostilité systématique, toute demande de l’USAF sortant de la programmation courante. Pour cette raison, Gates a été, à l’automne 2008, contre la demande de l’USAF de plus de F-22, par conséquent, à cause des manœuvres England-Young, classé comme partisan du JSF. Mais il apparaît improbable que Gates soit partisan dans le cas du JSF, dont il n’est pas assuré qu’il soit bien informé.

Un passage de mémo-Young nous paraît tout à fait extraordinaire par son extraordinaire incongruité, nous faisant effectivement penser à une position très éloignée de la connaissance du programme JSF de Gates, et à une attitude manipulatrice systématique de Young même quand il est obligé de reconnaître quelques défauts au JSF. A l’avant dernier paragraphe du mémo, Young écrit:

«JSF is essentially developing three unique fighter aircraft as well as export version, through a joint international development program, for $44 billion of development costs. By comparison, in FY 09 dollars, B-2 development costs $36.2 billion, and final F-22development will cost $43.2 billion. JSF is the most advanced fighter in the world in terms of signature, sensors, and combined delivery of air-to-air and air-to-ground modes.»

Qu’est-ce qui distingue ce passage, sinon, justement son extrême platitude, à peu près aussi intéressant qu’un communiqué de LM sur le JSF? Mais il s’agit d’un mémo interne, d’un sous-secrétaire à la défense pour un secrétaire à la défense qui n’est pas tombé de la dernière pluie (ancien directeur de la CIA, notamment), concernant le premier programme en coût du Pentagone, dans une phase extrêmement délicate. Dans ce cas-là, on fait précis, rapide, sur l’essentiel, – ce qui est le cas du reste du mémo. (Ajoutons-y l’habituelle touche de propagande sur les capacités “air-air” du JSF, qui sont tout sauf avérées et prouvées.) Sans que nous puissions avancer d’hypothèse précise à ce propos, sinon la croyance de Young en l’ignorance avéré de Gates à propos du JSF et la confirmation qu’il (Young) reste un propagandiste du JSF malgré tout, tout cela laisse beaucoup à penser à propos des manœuvres et de la bataille autour du JSF au sein du Pentagone.

Le JSF, artefact de l’américanisme en chute libre

Young termine par “les leçons” des erreurs du programme JSF à son stade initial, et sert effectivement une leçon principale qui est un contresens absolument avéré, d’une pensée sophistique cherchant, plus inconsciemment que machiavéliquement, à finalement présenter le JSF comme victime de forces extérieures (en général, le Congrès qui ne donne pas assez d’argent au Pentagone): «I think the fundamental lesson in JSF is the critical importance of robust funding in the early, prototype phase of development». Il s’agit d’un mensonge avéré ou, plutôt, d’une non-vérité issue d’une pensée sophistique par virtualisme.

Le JSF n’a jamais souffert d’un sous-financement. Il y a eu au départ la décision qu’il n’y aurait pas de prototype pur, tant le travail virtuel de conception était jugé assez sûr, voire irrésistible pour se passer d’expérimentation. Il n’y a donc pas eu de sous-financement pour un équipement (des prototypes) dont on avait décidé de se passer en raison de leur complète inutilité proclamée. La non-vérité ou la vérité virtualiste de Young, d’ailleurs même pas délibérée quoi qu’elle fasse du coupable (le programme JSF lui-même) une victime, nous éclaire, ou plutôt nous confirme à, propos de la “philosophie” du programme. C’est aussi la “philosophie” de l’américanisme dans sa phase virtualiste et exubérante maximale. (Cette période, à peu près commencée en 1996, était à pleine vapeur jusqu’à 9/11, pour se transformer en folie conquérante accouchant de l’une ou l’autre souris en bien mauvais état, les bordels irakien et afghan.)

On n’a pas fait de phase prototype parce que la supériorité des USA était jugée telle qu’elle ne se calculait plus par rapport aux concurrents éventuels (chose devenue inconcevable, “la concurrence”), mais par rapport à la domination, et même la maîtrise des grandes forces naturelles ou manufacturières par l’américanisme. La phrase fameuse de Greenspan en juin 1998 selon laquelle certains concevaient, non sans raison(s), que l’économie US était «beyond history» valait également pour le JSF, lui aussi «beyond history», donc lui aussi échappant aux lois terrestres habituelles de l’industrie aéronautique et de l’industrie manufacturière en général.

L’expérimentation, la technique du “prototype” («modèle premier») n’avait pas de raison d’être, puisque tout était créé en un monde virtuel, que le monde-JSF était créé où le JSF évoluerait en pays de connaissance évidemment maîtrisé (inutilité du prototype), cela aboutissant à l’annexion automatique de tous les marchés (les USA ont pratiquement “choisi” les pays qui participeraient au programme JSF), avec les valeurs établis avant même que l'avion n'existe, – excellence technologique sans égale pour le XXIème siècle, supériorité opérationnelle sans besoin de démonstration, prix évidemment maîtrisé et choisi selon les paramètres impériaux US, annexion politique des pays-JSF et ainsi de suite. Le JSF est une aventure sans égale, une expérimentation en temps révolutionné plutôt qu’en “temps réel”, de la folie américaniste. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises, car ce programme est totalement artificiel, du début à la fin, complètement détaché du réel, complètement suspendu dans l’éther, dans le vide des conceptions américanistes du Pentagone aussi bien que de l’industrie (LM).

Le programme JSF est un archétype fondamental de l’américanisme et, bien sûr, un artefact virtualiste complet. Il nous permet de suivre, symbolisée autant que concrétisée dans un formidable programme industriel et militaire, la chute de l’empire américaniste et des conceptions qui vont avec. Le mémo-Young est une étape intéressante de la chute, nous permettant d’avoir un aperçu de ce que les petits soldats de l’américanisme, avec leurs habituelles pratiques de corruption et de manipulation, réalisent exactement de la situation en cours. L’intérêt du document est alors de découvrir que même eux, eux-mêmes perçant le cuir épais qui leur sert de technologie stealth personnelle, commencent à se douter de quelque chose; étape intéressante, ils en sont à commencer à écrire l’histoire falsifiée des vices fondamentaux et d’origine du programme. Il est bien possible que le programme JSF nous offre un de ces jours une de ces “chutes finales”, – industrielle, technologique et militaire dans ce cas, – dont le système a le secret, comme on l’a vu avec l’aventure Lehman Brothers et le reste.