Le rendez-vous de Katyn

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Le rendez-vous de Katyn

8 avril 2010 — Hier, les deux premiers ministres polonais et russe ont assisté conjointement à une cérémonie de commémoration (70ème anniversaire) du massacre de Katyn. L’agence Novosti a un dossier important sur l’événement qui, au travers de son symbolisme, a une importance politique évidente. On peut signaler aussi l’article du quotidien de Londres The Independent de ce 8 avril 2010, qui donne une vue occidentaliste de l’événement, en partie débarrassée des clichés anti-russes, précisant que le site contenait aussi les restes de Russes exécutés par le NKVD durant la Grande Terreur stalinienne (la Iejovtchina de 1936-1938).

«Russian and Polish leaders have paid tribute to Russian and Polish victims of Soviet dictator Josef Stalin and vowed to overcome painful historic memories which still hamper bilateral relations.

»At a sombre ceremony in Katyn forest, Russian Prime Minister Vladimir Putin urged Poles not to blame the Russian people for the murder of 22,000 Polish officers by Stalin's secret police in 1940 and to look to the future, not just the past. “We cannot change the past but we can establish and preserve the truth and that means historical justice. Polish and Russian historians are now working to uncover this truth and to allow an opening between our countries,” said Mr Putin.»

Même ton que celui de Poutine chez le Premier ministre polonais Tusk: vérité historique nécessaire, réconciliation entre les deux peuples… (Selon Novosti, le 7 avril 2010):

«La vérité doit être faite sur le massacre de Katyn pour contribuer à la réconciliation entre les Polonais et les Russes, a déclaré mercredi le chef du gouvernement polonais Donald Tusk à Katyn où il participe à des manifestations commémoratives. […]

»Le chef du gouvernement polonais a cité dans son discours Alexander Soljenitsyne qui a écrit que “la violence est incapable de vivre seule : elle est intimement associée, par le plus étroit des liens naturels, au mensonge”. […] “J'aimerais croire que ce mot, vérité, mobilise nos deux grands peuples qui ont beaucoup souffert et cherchent aujourd'hui des voies de réconciliation”, [a dit] Donald Tusk.»

Début février, lorsque la cérémonie avec l’invitation du Premier ministre polonais avait été annoncée, le ministre polonais des affaires étrangères Sikorski l’avait présentée comme un acte politique de réconciliation (Novosti, le 3 février 2010):

«La participation des premiers ministres polonais et russe aux commémorations conjointes du 70ème anniversaire du massacre de Katyn constituera un nouveau pas vers la réconciliation, a estimé le chef de la diplomatie polonaise Radoslaw Sikorski. “J'espère que ces commémorations conjointes (à Katyn) marqueront une nouvelle étape dans la réconciliation entre la Pologne et la Russie”, a-t-il déclaré devant les journalistes à Varsovie.

»M. Sikorski a insisté sur le rôle personnel des deux premiers ministres et du “Groupe bilatéral pour les problèmes compliqués, découlant de l'histoire des relations russo-polonaises” dans le processus d'amélioration des rapports entre Varsovie et Moscou. “Tous ont beaucoup œuvré pour que l'enquête sur l'affaire de Katyn devienne un élément de la réconciliation entre la Pologne et la Russie”, a souligné le ministre.»

Notre commentaire

@PAYANT Dans l’assistance, lors de cette cérémonie commémorative du massacre de Katyn, il y avait Lech Walesa et le cinéaste Andrzej Wajda, qui vient de tourner Katyn, film historique sur le massacre des 22.000 officiers et cadres de l’armée polonaise en 1940, le film ayant été diffusé à la télévision russe. Ces deux présences, de deux personnalités très symboliques, l’une politique et l’autre artistique, qui ont souvent défendu des positions anti-russes dans la logique de l’époque du communisme, achèvent de donner la mesure de la dimension symbolique de réconciliation à la cérémonie. Par contraste, l’absence du président polonais Lech Kazynski, en froid avec Tusk et qui se rendra à Katyn seulement après-demain pour sa commémoration personnelle, met en évidence l’obsolescence, sinon l’aspect ridicule, des querelles internes polonaises; elle marginale le dernier des deux jumeaux de la politique polonaise (l’autre ayant été Premier ministre avant Tusk), qui dirigèrent la Pologne et affirmèrent le plus bruyamment une position nationaliste et anti-russe dans les années 2003-2007.

On sait aujourd’hui la puissance du symbolisme d’une part, la puissance de l’utilisation politique de “la mémoire”, – mot suspect d’intentions politiques qui remplace dans le langage courant le concept d’“histoire”. Cette cérémonie conjointe de Katyn, entre Russes et Polonais, a par conséquent une énorme importance politique. De la part des Polonais, c’est un pas considérable vers l’officialisation d’un réel rapprochement avec la Russie, en proclamant une sorte d’amnistie de l’appréciation polémique du massacre de Katyn, terrible marque des rapports cruels au XXème siècle entre la Pologne et la Russie (l’URSS, en vérité, ce qui n’est pas la même chose). L’existence d’une commission russo-polonaise qui doit publier un ouvrage commun sur l’historique du massacre devrait conclure cette amnistie en la transformant en une sorte de “paix historique” entre la Pologne et la Russie, par l’existence d’une vision historique commune officielle de ce massacre. Ainsi sera maîtrisé le symbole de l’antagonisme entre les deux pays, pour leur histoire commune et, plus particulièrement, pour l’histoire du XXème siècle.

Les Russes, de leur côté, acceptent dans ce contexte russo-polonais précis la reconnaissance de la responsabilité du massacre (Gorbatchev avait déjà proclamé la responsabilité soviétique en 1990). Ils y apportent des nuances importantes, qui leur sont propres et qui ont été répétées par Poutine dans son discours et dans des déclarations complémentaires. Poutine a bien mis en évidence que la responsabilité du massacre revenait au régime stalinien, et non au peuple russe. C’est une évidence que les critiques anti-russes, en Occident, oublient souvent, avec une complaisance misérable si l’on songe aux souffrances terribles impliquées. Le peuple russe fut évidemment la première victime, par ses dizaines de millions de morts, du régime communiste, dont la mise en en place dans ses prémisses fut largement favorisée par ce même Occident (que ce soit l’Allemagne pour Lénine, que ce soit certains milieux US pour Trostsky). En citant Soljenitsyne, la plus grande voix authentiquement russe à avoir proclamé et documenté cette évidence de l’indicible souffrance russe pendant trois quarts de siècle, le Polonais Tusk a implicitement accepté cette vision plus juste de la période. (Même idée dans ce membre de phrase du discours de Tusk: «...nos deux grands peuples qui ont beaucoup souffert».) Poutine a également rappelé que les Polonais avaient laissé mourir de faim et de mauvais traitements des milliers de soldats russes faits prisonniers lors de la guerre entre l’URSS et la Pologne en 1921 (la responsabilité de la guerre revenant, elle, à l’URSS, ce qui doit à son tour être rappelé). Il a précisé que les documents déclassifiés sur Katyn mettaient en évidence la responsabilité personnelle de Beria, alors chef du NKVD, ce qui est une tentative d’atténuer la responsabilité de Staline, – lequel signa tout de même directement, avec le Politburo, l’ordre de liquidation.

Des deux côtés, on met en place les nuances et les interprétations qui importent pour la cause de chacun, qui n’ont qu’une importance secondaire tant l’Histoire est un enchaînement de causes à effets où toutes les responsabilités sont sollicitées et d’où personne ne sort indemne. (Par contre, pratiquer le “négationnisme” si honni en d’autres circonstances, comme font les Occidentaux en ignorant les souffrances du peuple russe dues au communisme, relève du sophisme indigne de l’esprit et caractéristique de nos vertus dans leur état actuel.) Reste enfin que l’entente générale russo-polonaise est actée sur l’interprétation historique du massacre.

On peut alors observer que cette cérémonie du 70ème anniversaire du massacre de Katyn est effectivement un acte historique fondamental de réconciliation entre les deux pays. Il avait été précédé, en février-mars, d’un accord russo-polonais sur la livraison de gaz russe à la Pologne, qui marquait déjà cette phase décisive de rapprochement. Le 19 mars 2010, Tusk avait répondu à des députés de l’opposition qui critiquaient cet accord au nom de l’antagonisme russo-polonais: «les désaccords idéologiques avec la Russie n'ont aucune importance. L'essentiel est de faire en sorte que les appartements polonais soient alimentés en gaz lorsque le thermomètre descend à -10°…» C’était ainsi marquer involontairement combien ces “désaccords idéologiques” sont surtout l’effet de la pression du système de communication américaniste qui exerça son influence sur la Pologne durant les années de la présidence Bush, pour exacerber l’antagonisme entre la Pologne et la Russie en poursuivant le travail de déstructuration si caractéristique de l’époque. (Depuis son arrivée au pouvoir, en novembre 2007, Tusk n'a jamais caché son intention de favoriser la réconciliation polono-russe.)

Conséquences pour l’Europe

Elargissons alors notre champ de vision. La Pologne a été, pendant des années, un des axes de la pression américaniste contre la Russie, notamment au travers de sa participation au réseau anti-missiles (BMDE) concocté par l’administration Bush. Ce réseau a été abandonné par l’administration Obama en septembre 2009, mais dans des conditions qui se sont depuis révélées chaotiques, qui laissent subsister toutes les ambiguïtés de l’attitude US dans ce domaine. On comprend bien qu’on retrouve ici l’absence de liberté de manœuvre de la direction politique US par rapport aux exigences de ses militaires et de son complexe militaro-industriel, le “gain” de cette persistance de l’ambiguïté étant bien faible, sinon inexistant, par contraste avec l’entrave que cette même ambiguïté met dans le processus de “redémarrage” des bonnes relations USA-Russie dont Obama a besoin. Cela, c’est une fatalité du pouvoir américaniste.

Les Polonais ont reçu “en échange” de l’abandon du système BMDE et de “leur” base, un accord de déploiement itinérant d’un certain nombre de batteries sol-air Patriot, à prétention anti-missiles éventuelles. (Les performances du Patriot sont à cet égard catastrophiques.) Les Russes ont pris la mouche à telle ou telle occasion, mais, sur le fond, ils n’insistent pas. Ils savent bien que cette “compensation” US est sans la moindre valeur militaire et d’une piètre valeur politique, presque une insulte faite aux Polonais par inadvertance comme les Américains sont coutumiers, par comparaison à la colère et à l’humiliation des Polonais devant la décision US d’abandon du BMDE après plusieurs années de pressions échevelées pour que la Pologne y participe. Les Russes savent qu’insister sur l’affaire des Patriot serait de mauvaise politique, en faisant subsister artificiellement l’antagonisme avec la Pologne et en ne profitant pas de la détérioration des relations entre les USA et la Pologne, voire en ratant l’occasion d’aider à son accélération.

C’est Poutine lui-même qui est l’architecte de la cérémonie conjointe de Katyn, c’est Poutine qui y est présent. (La bouderie du président polonais Lech Kazynski fait l’affaire des Russes, puisqu’elle permet l’absence protocolaire de Medvedev, président russe, de la cérémonie de Katyn, – Medvedev, à Prague, pour signer l’accord START-II avec Obama.) Là aussi, le symbole est d’importance: l’ancien officier du KGB, successeur en acronyme du même NKVD, venant officialiser la responsabilité du NKVD, – mais en précisant, que le NKVD de 1940, c’est Beria-Staline, des hommes discrédités par l’histoire. Bien entendu, on ne manque pas, à l’Ouest, de relever la chose, en y ajoutant les allusions qui font partie du minimum syndical («As expected, Mr Putin, a former agent in the KGB, a successor organisation to Stalin's NKVD, did not apologise for the Katyn murders, and he stressed the common suffering of Russians, Poles and other ethnic groups under Stalin's rule», selon The Independent). Habituel tropisme occidentaliste, car les mêmes allusions pourraient être reprises pour d’autres circonstances, pour des pays et des dirigeants occidentaux, dans le même esprit sophistique. Mais laissons la volaille à ses caquètements et apprécions l’essentiel du symbolisme: l’homme du KGB venant acter la “réconciliation historique” entre la Russie et la Pologne sur le massacre de Katyn, au prix assez modique de la responsabilité déjà reconnue du NKVD de Beria-Staline. C’est un coup politique de première grandeur, à l’avantage des Russes, avec l’accord des Polonais.

“L’accord des Polonais”? Effectivement, tout ce processus implique que les Polonais, qui ont bien compris ce que signifie l’accord des Patriot en fait d’“alliance” US et de soutien des USA, mesurent désormais où sont leurs intérêts prioritaires. Cela implique qu’ils acceptent peu à peu la réalité de la vision d’une Russie qui a d’autres chats à fouetter que de songer à écraser son voisin comme il lui arriva parfois de le faire. Les temps ont changé et ne sont plus ceux des affrontements des politiques expansionnistes ou nationalistes européennes. La crise générale du système règle les priorités.

L’événement est important aussi pour l’Europe. Le rapprochement russo-polonais en cours prive le camp “est-européen” anti-russe dans l’UE de son pilier principal. Sans l’accord et la participation de la Pologne, un front anti-russe dans l’ex-Europe de l’Est n’a aucune chance d’aboutir, ni de montrer quelque efficacité que ce soit. Au contraire, l’évolution de la Pologne constitue un puissant moteur pour l’Europe, pour un rapprochement avec la Russie, un utile contrepoids à l’offensive permanente du système déstructurant de la communication, appuyé sur la litanie des “valeurs” occidentalistes dont on mesure chaque jour la vertu. Cela permet, au passage, de saluer l’incompétence de la direction française, incapable de profiter de ce climat nouveau pour verrouiller le plus rapidement et le plus solidement possible les nombreuses opportunités d’une ferme alliance de la France avec la Russie, qui est dans la nature même des choses européennes, et qui est la nature même de la politique française fondamentale. Il faut dire, bien entendu, avec le sens des priorités à l’esprit, que l’enquête sur le “complot” monté contre l’équilibre exemplaire du couple incandescent Sarko-Carla a une importance et une urgence bien plus grandes pour l’avenir de la France. Il faut savoir avec quelle poussière l’on joue.