Le poids des extrémistes à Kiev et la perspective des élections

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Le poids des extrémistes à Kiev et la perspective des élections

Le gouvernement intérimair installé à Kiev constitue le nouveau pouvoir de facto en Ukraine, dans tous les cas pour les régions “sûres”. La question ne porte pas ici sur sa légitimité, – largement débattue et contestée, – mais sur son opérationnalité. Son objectif est de préparer les élections du 25 mai prochain, date fixée dans les journées du 21-22 février par un Parlement également “opérationnel”, selon les forces dominantes par leur activisme à Kiev plus que selon les forces légitimes. La composition du gouvernement a montré une très forte présence des groupes dits “extrémistes”, disproportionnée par rapport à leur représentation légale et leur importance officielle dans la vie politique ukrainienne jusqu’alors. Cela démontre leur très grande puissance de pression sur la situation générale.

Dans un article du 4 mars 2014, Justin Raimondo fait le décompte de cette présence des extrémistes, après avoir détaillé les origines et les buts des divers mouvements impliqués. Il les présente d’une façon sommaire comme des représentants de Svoboda (“Liberté”), alors qu’on y trouve également des représentants du groupe Pravy Sektor (“Secteur Droite”), et à des postes particulièrement importants. (D’une façon générale, les “extrémistes”, qui détiennent huit portefeuilles, disposent effectivement de postes très importants, notamment du point de vue de la sécurité.)

«Svoboda leader Oleh Tyahnybok, now a top official of the Ukrainian Parliament, is an unrepentant anti-Semite. [...] He has plenty of company. Svoboda activists, who already held seats in Parliament, hold no less than eight top Cabinet positions:

» • Ihor Tenyukh – interim defense minister and a member of Svoboda’s political council. Formerly commander of Ukraine’s navy, in 2008, during Russia’s war with Georgia, he ordered Ukrainian warships to block the entrance of the Russian Navy to the bay of Sevastopol.

» • Andriy Parubiy – National Security Council chief, co-founded Svoboda back when it was the “Social National” (ahem!) party.

» • Dmytro Yarosh – deputy head of the National Security Council, i.e. the police, and the founder-leader of "Right Sector," a militant neo-Nazi paramilitary group that took charge of security in the Maiden.

» • Oleh Makhnitsky – Svoboda member of parliament, is prosecutor-general.

» • Oleksandr Sych – Svoboda parliamentarian and the party’s chief ideologist, is deputy prime minister for economic affairs.

» • Serhiy Kvit – a leading member of Svoboda, is to head up the Education Ministry.

» • Andriy Moknyk – the new Minister of Ecology, has been Svoboda’s envoy to other European fascist parties. Last year, he met with representatives of Italy’s violent neo-fascist gang, Forza Nuovo.

» • Ihor Shvaika – agro-oligarch and a member of Svoboda, has been appointed Minister of Agriculture. One of the richest men in the country, His massive investments in agriculture would seem to indicate a slight conflict of interest...»

Raimondo continue en comparant la composition de ce gouvernement intérimaire à celle des différentes décisions politiques en Allemagne, au début de 1933. (Nomination de Hitler comme chancelier le 30 janvier 1933, Hitler dissout immédiatement le Reichstag et ordonne de nouvelles élections, le 5 mars 1933, qui donnent 43,9% des voix au NSDAP mais obligent ce parti à reconduire une coalition avec le parti complémentaire DNVP qui lui était acquis avant de parvenir à l’élimination complète de l’appareil démocratique, – tout ce processus étant bien entendu soutenu par une campagne d’extrême violence du NSDAP, l’incendie du Reichstag, etc.) On comprend le sens symbolique de cette comparaison, mais elle n’est pas opérationnellement adéquate. D’ailleurs, en commentant son propos, Raimondo fait, disons, un “lapsus de situation” dans l’esprit de la chose en parlant d’un “gouvernement de coalition”, d’ailleurs révélé par un “lapsus dans le lapsus” lorsqu’il parle des “communistes” au lieu des “nazis”.

«For the first time since 1933, the followers of a movement that valorizes Adolf Hitler and preaches anti-Semitism has entered a European government. The German Nazis, too, were part of a “coalition” government, the other members of which thought they could contain or even “tame” them and prevent a Communist takeover. They were tragically wrong – and the United States and its European allies are taking the same road in backing Hitler’s heirs in Ukraine.»

... En fait, ce que décrit Raimondo se rapproche techniquement plus des prémisses du “coup de Prague” de 1948 (ce que semble indiquer son “lapsus dans le lapsus”), mais dans une situation un peu décalée et sans intervention de quelque votation que ce soit pour l’instant en Ukraine, pour la nouvelle situation. Les communistes, arrivés premiers aux élections avec 38% des voix, formèrent un gouvernement de coalition en 1946 où ils obtinrent le poste de Premier ministre (Gottwald) et neuf postes, contre dix-sept aux non-communistes du gouvernement. En février 1948, ils effectuèrent un coup de force au travers d’une extrême agitation sociale, de diverses manœuvres de manifestations, de pressions, de menaces de grèves générale, pour obtenir du président Benès la formation d’un gouvernement entièrement communiste (le PC lui-même et des partis “frontistes”), – sauf le ministre non-communiste des affaires étrangères Jan Masaryk, “suicidé” deux semaines après la constitution du gouvernement. La Tchécoslovaquie était devenue une “démocratie populaire”.

• La prospective de la situation en Ukraine peut-elle se rapprocher de l’un ou l’autre de ces schémas ? Nous tenons à raisonner du point de vue technique et absolument pas idéologique, les étiquettes à cet égard étant autant des instruments de propagande et de désinformation dans tous les sens que des réalités n’ayant guère de rapport, si même il y en a, avec 1933 et 1948. Ce qui nous importe ici est qu’il y a “mélange des genres” significatif entre extrémistes et non-extrémistes (qualificatifs de convenance, qui n’impliquent aucun jugement de fond) dans le gouvernement de transition, et non quasi-exclusivité des “extrémistes” comme en 1933 avec le gouvernement formé en mars, où le NSDAP tenait tout. Cela signifie qu’il y a concurrence entre les deux factions, et concurrence qui n’est pas rien. (On peut lire une très longue interview de Dmytro Yarosh, chef de Pravy Sektor, le 22 février 2014, sur le site The Daily Journalist, interview faite par des journalistes ukrainiens et traduite en anglais. Yarosh y apparaît comme beaucoup moins extrémistes dans le sens idéologique tel qu’on le dépeint, mais certainement activiste, et surtout très anti-establishment, en ce compris l’opposition [ceux que nous qualifions de “non-extrémistes”]. Il mentionne à plusieurs reprises que les relations entre Pravy Sektor et l’opposition institutionnelle ont été très distants et pleins de suspicion durant toute la campagne de manifestations depuis novembre 2013, et on a plutôt l’impression d’un extrémiste nationaliste et populiste en guerre contre la corruption de l’establishment où l’on trouve autant une Timochenko qu’un Ianoukovitch.)

• Bien sûr, le facteur fondamental qui distingue l’Ukraine-2014 de 1933 ou de 1948, c’est le facteur extérieur, c'est-à-dire une crise extérieure en plus de la crise intérieure ; c’est-à-dire essentiellement la Russie qui tient la Crimée avec tous les remous afférents, mais aussi d’autre part les prétentions de l’UE d’intégrer l’Ukraine, avec, parallèlement, une possible semblable expansion vers l’OTAN. C’est ce qui fait qu’on peut dire, à notre sens, qu’il y a deux crises en Ukraine, celle qui oppose les “russophiles ukrainiens + la Russie” aux “russophobes ukrainiens + le bloc BAO”, et celle qui oppose les populistes à l’establishment corrompu (cette seconde crise restant toujours active puisque l’élimination de Ianoukovitch, bien entendu, n’élimine en rien ni l’establishment, ni la corruption). Les interférences entre “les deux crises dans la crise” peuvent être multiples et produire des effets très différents et éventuellement contradictoires. L’hostilité à la Russie agit actuellement comme un “ciment” entre les deux groupes de Kiev (extrémistes et non-extrémistes), à cause de l’intensité de l’épisode de la Crimée. Il n’est pas assuré qu’il en soit toujours de même, jusques et y compris entre les concurrents à l’intérieur d’un des groupes à Kiev, – notamment les non-extrémistes dont certains peuvent être tentés d’utiliser certains liens qu’ils ont avec la Russie à leur avantage. (On n’a pas été sans remarquer l’annonce, rapidement démentie, d’une visite de Timochenko à Moscou le week-end dernier, – annonce et démenti venus de sources différentes. C’est bien le signe de la complexité du facteur russe par rapport à la situation à Kiev.)

• Nul ne peut dire précisément la tactique que suivent et vont suivre les uns et les autres d’ici l’élection du 25 mai. Néanmoins, on peut en faire l’hypothèse, à partir des postes et fonctions qu’assurent les uns et les autres. Les extrémistes ont été chargés des affaires de sécurité, ce qui est à la fois risqué et compréhensible (sinon inévitable) et qui, dans tous les cas, montre leur influence considérable. Mais que vont-ils faire de ces pouvoirs ? “Nettoyer” les territoires sous contrôle pour assurer les bases d’un “nouveau régime” dont il y aurait alors de fortes chances qu’il soit pris en main par les non-extrémistes, ces extrémistes jouant alors le rôle des “idiots utiles” qui seraient ensuite marginalisés ? Ou bien renforcer à la fois leurs propres forces, à la fois leur base populaire, avec les moyens habituels de cette sorte d’exercice, l’organisation de groupes paramilitaires, la structuration de leurs groupes, l’action d’influence, la mainmise de certains processus administratifs, éventuellement électoraux ? Quant aux non-extrémistes, leur rôle devrait être celui d’interlocuteurs privilégiés des forces extérieures dont ils sont les répondants, sinon plus, c’est-à-dire avec une action de gestion budgétaire et économique de sauvegarde, puis de restructuration selon les vœux du bloc BAO (UE/USA, mais aussi FMI). Ce genre de “travail” n’est pas nécessairement du goût des extrémistes, tant s’en faut, pas plus que les perspectives d’association avec l’UE, et cette position a de bonnes chances d’imprégner une partie de plus en plus importante de la population lorsqu’on a à l’esprit les conditions économiques créées par les dispositions qui en découlent. D’autre part, cette pression des extrémistes pèse constamment sur la position des non-extrémistes, en les obligeant à conserver constamment une position radicale sur nombre de questions, pour ne pas être débordés par leurs partenaires-concurrents. L’ensemble contribue à des polarisations constantes qui contrecarrent la recherche d’une stabilisation.

• Le calendrier à venir comptera notablement. Pour l’instant, on est devant la seule perspective d’une élection présidentielle le 25 mai. Rien n’a été dit d’élections législatives, alors que le Parlement est en lambeaux, qu’il fonctionne dans des conditions suspectes, avec des interférences et des pressions de groupes extérieurs, et alors que le retour à la Constitution de 2004 lui restitue des pouvoirs importants face au président. Ces diverses conditions ne sont pas faites, elles non plus, pour favoriser un “retour à la normale” conforme aux vœux du bloc BAO, et elles favorisent plutôt une mise en place et une affirmation d’un dispositif efficace et influent des extrémistes. Or, tant que ces extrémistes auront des moyens d’affirmation et d’interférence sérieux dans la situation de la partie contrôlée par Kiev, l’Ukraine ne sera pas stabilisée, et ne sera pas non plus acquise à la position qu’attend d’elle le bloc BAO. Cela renforce l’hypothèse que cet aspect intérieur de la crise ukrainienne est loin de sa résolution, et qu’il constitue au contraire une interférence très sérieuse avec de bonnes chances de se renforcer en pesant de plus en plus sur l’évolution de la crise en général. Il constitue une menace importante à la fois pour les plans d’intégration de l’Ukraine du groupe UE/OTAN, et une menace de déstabilisation constante pour l’ensemble européen par ses ramifications extérieures. Dans ces conditions, il n'est pas assuré que l'Ukraine soit un “cadeau”, – pour personne, certes, mais dans le cas pressant, pour le bloc BAO d'abord.


Mis en ligne le 5 mars 2014 à 13H02