Le non-Bourget du JSF

Bloc-Notes

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 840

Le Salon du Bourget de l’aéronautique et de l’espace se termine demain. Le JSF, ou F-35, y fut absent (de même que le F-22) avec constance, c’est-à-dire d’une façon complètement surréaliste. Sur son nouveau site Internet consacré à ce programme, dont nous parlerons plus loin, Lockheed Martin nous apprend que le JSF s’y trouva, au Bourget, “In Focus”, dans un article illustré par des photos d’entretiens assez intimes entre des officiels et quelques journalistes faisant de la figuration.

Dans la même rubrique du 2011 PARIS AIR SHOW, F-35 IN FOCUS, LM nous communique les articles consacrés au F-35 dans ce cadre du Bourget, mais avec l’esprit assez libéral puisqu’il y fait figurer l’article d’Aviation Week & Space Technology du 20 juin 2011 sur le thème, – « JSF sees action in Alaska – virtually» (l’Alaska est, même virtually, vraiment très loin du Bourget). On pourrait donc croire que cette revue de presse que LM présente comme sans aucune restriction aurait contenu l’article du même AW&ST du 22 juin 2011 (il en comprend d’autres de cette date) sur la prise de position de la commission sénatoriale des forces armées (SACS) sur le JSF. L’attitude du Congrès est un domaine essentiel pour LM et son JSF s’il en est, et la nouvelle était importante sans aucun doute. Ce n’est pas le cas, l’article n’était pas sur le site F-35 ; nous allons réparer cet oubli, compréhensible dans le cas de l’ouverture d’un nouveau site qui doit encore se roder, LM n’ayant pas l’habitude des actions de communication…

Cela pour dire qu’il y a effectivement un historique et une chronique à faire de cette semaine du non-Bourget pour le F-35. La variété et l’aspect exotique des nouvelles y invite.

• Revenons d’abord sur l’article consacré au JSF, devant le SASC du Sénat, où se trouve l’un des désormais plus redoutables adversaires du JSF, le sénateur McCain. Ce sénateur déposa une motion qui, pour la première fois dans l’histoire parlementaire, menace de l’abandon pur et simple du programme si certaines conditions de coût ne sont pas remplies. La motion de McCain a été “repoussée” par 13 voix contre 13, avec départage par la voix du président (le démocrate Levin, contre). Cette motion a été remplacée par une autre, également menaçante mais moins expéditive. McCain, lunatique et teigneux comme pas un, a annoncé qu’il reviendrait avec sa propre motion et la proposerait à nouveau avec le soutien d'autres sénateurs de la commission SASC... AW&ST écrit donc le 22 juin 2011 :

«The U.S. Senate Armed Services Committee (SASC) nearly endorsed a move that could end Lockheed Martin’s F-35 Joint Strike Fighter — and the effort may continue. The committee’s top Republican, John McCain (Ariz.), sponsored the language, offered during the panel’s markup of its defense authorization measure for fiscal 2012. The proposal died there on a 13-13 vote before the committee approved the markup last week, but McCain has raised the prospect of trying again later with all senators.

»Under the move, if at the end of 2011 the cost of the JSF purchased under the current Lot 4 contract ran 10% more than the target price, the amendment would have put the Pentagon’s largest weapon system on probation. Then, if the program continued to run at a 10% cost overrun one year later, the only money that could be spent thereafter would be to fund program cancellation costs, the proposal stipulates. “If this weapon system continues to have horrific cost overruns, as it has, then we’ve got to end it,” McCain says, adding that he plans to revisit the idea when the annual defense policy bill comes to the Senate floor… […]

»Nevertheless, instead of McCain’s proposal that would have threatened JSF termination, the committee endorsed different language offered by SASC Chairman Sen. Carl Levin (D-Mich.). That provision tries to get at a similar idea by making the contractor responsible for 100% of any overruns. Levin says he opposed McCain’s amendment because it applied to the existing Lot 4 contract.

“On the [Senate] floor, there may be some efforts to apply the pressure we all want to apply to the existing contract,” Levin says. “We’re looking for ways that we can do it legally.”»

L’idée générale de la commission est de forcer Lockheed Martin a baisser le prix du JSF à un niveau acceptable et de prendre à sa charge tous les coups supplémentaires à 100%. La menace qui accompagne cette démarche est de toutes les façons existentielle, définitivement si l’on prend la version McCain, économiquement si l’on prend celle de Levin puisqu’elle amènerait à ce que LM prenne à sa charge au moins $50 millions par exemplaire (notre évaluation du dépassement de coût), ce qui conduirait son destin vers celui de Grumman, il y a un quart de siècle. (Grumman avait été acculé à la faillite en 1975-1976 pour avoir été forcé, à cause des dépassements de coûts, de prendre à sa charge autour de $3 millions du coût de chaque exemplaire de F-14 que cette firme fabriquait pour la Navy. Grumman fut sauvé par le Shah d’Iran, commandant 100 F-14 en 1976 et payant cash les avions, avant même qu’ils ne soient livrés.) Sur le fond, l’agressivité du SASC contre le JSF est incontestable, et McCain est sans aucun doute le plus dangereux des francs-tieurs anti-JSF. Le JSF semble bien désormais être devenu l’otage du SASC et il subira une pression constante de la part du Congrès, d’où la menace de l’abandon du programme n’est désormais plus absente.

• …On comprend que LM ne se soit pas précipité pour référencer cet article sur son nouveau site consacré au JSF, puissant, extrêmement élaboré et coûteux, et très “convivial”. Le site a été ouvert le jour d’ouverture du Bourget, ce qui était peut-être pour le JSF sa façon à lui d’être présent au Salon. Quoi qu’il en soit, ce site présente une section extraordinaire pour un programme d’avion de combat, matière très technique, dépendant des groupes divers (d’armement, du lobbying, au Pentagone, etc.) caractérisés par leur puissance et leur institutionnalisation-Système. Or, une rubrique qu’on dirait “populiste” est ouverte, constituée notamment par un appel à une pétition adressée au grand public, demandant à chaque signataire d’inscrire son nom et de s’identifier, soutenant ainsi le texte suivant :

«I agree:

»The F-35 will provide the U.S. military and allied forces with the next generation capabilities they must have in today’s complex global security environment, including cutting-edge stealth, unparalleled awareness, and superior technology to support the men and women keeping us safe.

»The F-35 provides well-paying, skilled jobs for workers across nine nations, and safety for citizens of friendly nations across the world.

»We should support all efforts to improve our military’s abilities to meet today’s and tomorrow’s challenges.»

A notre connaissance, jamais une telle action aussi clairement “populiste” qu’un appel au citoyen de base, le taxpayer, pour soutenir une pétition, n’a été lancé par une firme comme LM, pour un programme de l’importance du F-35, ni d’ailleurs par aucune firme de cette sorte, pour aucun programme de cette sorte. La connexion avec la nouvelle précédente nous semble si tentante que nous y succombons : ce genre d’action est en général faite pour faire pression sur les parlementaires, pour les pousser à un vote précis, – et l'on pense aussitôt au sénateur McCain et au SASC. Cette action conduit à faire d’une question jusqu’alors réservée aux industriels, aux bureaucraties concernées, aux spécialistes, aux lobbies, une question de débat public de type “démocratique” que déteste en général le complexe militaro-industriel. Une telle initiative montre, pour le moins, un état d’esprit, chez LM, proche de la panique face à ce Congrès dont il a besoin, qu'il subventionne en général, qu'il déteste pourtant et où il découvre ses pires ennemis.

• Un peu dans le même domaine, moins contrôlé par les groupes d’armement et les procédures du CMI, nous signalons un exemple en apparence anodin mais qui acquiert de l’intérêt puisque par ailleurs tout se passe comme si la question du JSF allait descendre dans l’arène populaire. D’une part, c’est un exemple neutre, puisque non-US, mais un exemple dans un milieu assez favorable au technologisme américaniste. Il s’agit d’un sondage effectué sur le site (français) Avions Légendairees, dont le public est fait de fanatiques de l’aviation et de spotters, essentiellement intéressés par les vieux avions (surtout la Deuxième Guerre mondiale) ; des caractéristiques diverses qui impliquent, chez ces lecteurs, complètement apolitiques en général, une admiration et une considération techniques très élevées pour les USA, qui réalisèrent des prouesses technologiques considérables durant la Deuxième Guerre mondiale, et disposaient alors de tout leur pouvoir fascinatoire lié à l’américanisme et au technologisme pour un public fort peu averti contre cela. Le site fait des sondages mensuels depuis octobre 2001, surtout sur les vieux avions, parfois sur les avions actuels, mais jamais il n’avait abordé le cas du JSF. Il le fait ce mois de juin, avec comme question «Vous voyez l'avenir du F-35 Lightning II ou du programme JSF, comment… ?», suivi de six réponses possibles avec un pourcentage de déperdition de l’ordre de 5-6% sur les 467 votants à cette date du 24 juin 2011.

Les résultats sont les suivants : Le JSF est « L’appareil le plus important du 21ème siècle» pour 3,6% des réponses (1), «Probablement le pire échec de l'aéronautique américaine» pour 13,4% (2), « Un appareil qui s'exportera dans beaucoup plus de pays qu'actuellement » pour 4,2% (3), « Un gouffre financier sans nom pour les contribuables» pour 33,6% (4), «Un projet que le Pentagone mènera à terme par de nombreux sacrifices» pour 36,1% (5), «L'exemple de l'avance technologique des forces aériennes US» pour 8,7% (6). Comparés à la quasi-unanimité des appréciations qui se se seraient répartis en 2001-2006 entre les trois options favorables ((1, 3 et 6), on appréciera que ces trois options cumulées n’atteignent pas 17%. La réputation du JSF est devenu épouvantable et avant d’être (sans doute, de notre point de vue) “le pire échec de l'aéronautique américaine”, il est d’abord “le pire échec du système de la communication de l’américanisme”.

• D’un autre côté, – un n’ose dire d’un côté plus “sérieux”, – nous avons eu durant cette semaine du Bourget la réapparition du JSF “serpent de mer”. On sait que, depuis la fin janvier, avec relance en mai dernier, Lockheed Martin, Washington, le Pentagone, etc., ont poursuivi l’Inde de leurs assiduités, proclamant haut et fort, les uns et les autres, que l’Inde ne désirait qu’une chose, – le JSF, bien entendu, – bien que l’Inde répétât que non, non, merci, ou se dérobât devant ce harcèlement typiquement post-moderniste. LM a repris cela, en faisant annoncer (Bloomberg.News le 21 juin 2011), que le Congrès approuvait une vente de JSF à l’Inde, – vente dont il n’avait jamais été question… Cela été poursuivi par une dépêche d’UPI du 23 juin 2011, maniant avec dextérité le conditionnel, et qui semblait indiquer à nouveau que LM réfléchissait, et attendait le feu vert du gouvernement US, avant d’“accepter” que le JSF soit proposé à l’Inde…«Lockheed indicated it could still be in the running for an $11 billion fighter jet sale to India despite the government rejecting its F-16 aircraft. Lockheed Martin's stealth F-35 Lightning II, still in the development stage, could be on the table if the foreign sale is approved by the U.S. government, although no firm decision has been made by Lockheed…»

Entretemps, le 22 juin 2011, AW&ST avait indiqué discrètement, sans trop insister, qu’il n’y avait aucune raison que le JSF fût acheté, que l’Inde n’avait nullement cette intention, et pas que le JSF entrât dans la phase finale du programme MMCRA de 126 avions de combat, lui-même effectivement dans sa phase finale,– mais bon, sans JSF, et avec les Rafale et Typhoon européens…

«The MMRCA competition ostensibly has entered its final phase, with the Eurofighter Typhoon and Dassault’s Rafale still in the running. Defense expert Mrinal Suman, an arms-procurement adviser at the Confederation of Indian Industry in New Delhi, tells Aviation Week that “India has reached a stage where entry of F-35s into the MMRCA deal cannot be permitted. If the present parameters are met, the government has no reason to revise them.”

»India’s only option if it were to decide it wanted the F-35 would be “to cancel the present documents and start the bidding process afresh, based on operational qualitative requirements,” Suman says. “This restart will result in delaying the process by almost five years and double the cost to about $20 billion. It will also expose India’s vulnerability to U.S. pressure among the European countries.”»

Cette affaire indienne représente un des grands soap opéra de notre temps, bien entendu complètement ignoré par la presse-Système et sérieuse, apparemment satisfaite des communiqués officiels et essentiellement américanistes. LM ne cesse d’étudier l’opportunité d’une vente à l’Inde, le gouvernement US de donner après études approfondies son autorisation (c’est la deuxième fois), et le Congrès de même. Mais l’Inde, elle, n’a rien demandé. Mais LM et les USA ne peuvent imaginer que l’Inde n’ait rien demandé. (La psychologie américaniste, inculpabilité et indéfectibilité, en mode turbo.) Ainsi le ballet se poursuit-il, et il se poursuivra, certainement, lorsque l’Inde aura choisi son MMRCA ; LM viendra alors rencontrer le gouvernement indien pour lui dire : “Maintenant que la farce est finie, passons aux choses sérieuses… Laissez donc l’avion que vous avez sélectionné pour la galerie, puisque vous avez la chance que nous acceptions de vous vendre le JSF”.

…D’où il ressort de tout cela, toutes choses égales par ailleurs, que Lockheed Martin se trouve dans un grand état de panique, – mode turbo, là aussi. Tout est bon, pétition, articles caviardés, objurgations faites à l’Inde d’enfin céder à son propre désir secret, quasiment freudien, d’acheter le F-35 ; tout reste bon pour se faire croire entre soi que, oui, le JSF existe, et, oui, tout le monde veut l’acheter, même si personne ne le fait. (Sauf, soyons juste, la Norvège, 4 exemplaire, les Pays-Bas 2, le Royaume-Uni 2, à des prix défiant toutes concurrences et selon l'attitude héroïque et intraitables pour ce qui est de leur indépendance des pays européens, modèle standard…)


Mis en ligne le 24 juin 2011 à 12H32