Le KC-45 pour Boeing: l’isolationnisme de la panique

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En Europe, il y a des réactions assez vives, une certaine attitude classique des vicissitudes transatlantiques, des soupirs désolés et entendus, – du type : “Ces Américains, rien ne les changera”. Lord Mandelson, archi-atlantiste et libre-échangiste zélé et croyant quoique fort élégant, – toutes ces choses qui paraît-il vont ensemble, – a jugé nécessaire d’avertir Obama (voir le Times du 10 mars 2010) que le retrait de Northrop Grumman/EADS de la compétition KC-X (KC-45) des ravitailleurs en vol de l’USAF, suite aux spécifications “scandaleuses” de l’USAF, pourrait conduire à une guerre commerciale. Lord Mandelson n’en croit pas un mot mais il faut bien parler, alors que les élections se profilent.

Aux USA, il y a assez peu de réactions passionnées, même chez les partisans de Norhrop Grumman/EADS. L’affaire semblait entendue depuis un certain temps. Il y avait même la sensation qu’elle avait changé de substance. Finalement, ce commentaire de notre cher Loren B. Thompson, bon connaisseur des affaires, (ce 9 mars 2010, sur le blog du Lexington Institute, Early Warning) louant la décision de Norhrop Grumman, sans la moindre considération pour la problématique transatlantique, va dans le sens de ce que nous voulons signifier… Et notez que Wall Street a réagi dans un sens qui nous paraîtrait étrange et qui, du point de vue du business, ne l’est pas vraiment: hausse des actions Northrop Grumman (le vaincu par abandon), baisse des actions Boeing (le “vainqueur” par défaut).

«Boeing now finds itself facing an interesting dilemma. The government's ridiculous request for proposals carries so much potential risk for whoever “wins” that the only rational response is to bid high. If it doesn't, it could be forced to eat hundreds of millions of dollars in cost overruns because the assumptions underpinning its fixed price were too optimistic. However, if it does bid a price consistent with the level of risk implied in the solicitation, Congress might complain the company is trying to take advantage of the fact that it is the only qualified bidder. So the tanker program remains a tricky proposition for Boeing, despite Northrop's withdrawal. Maybe it isn't a coincidence that on the day Northrop pulled out and Boeing began to look like a sure winner, Northrop's share price went up and Boeing's went down.»

…Que se passe-t-il? Il ne s’agit plus d’une situation de protectionnisme nationaliste, pour favoriser l’industrie et les emplois US, mais d’une situation d’isolationnisme de sauvegarde, voire de panique, pour sauver l’USAF et le Pentagone. Ce n’est pas la même chose.

Notre commentaire

@PAYANT Cette différence de réactions n’est pas nécessairement due à l’habituelle désynchronisation entre l’Amérique et l’Europe, l’indifférence et l’hypocrisie US dans les rapports et les échanges de matériels de défense, etc. Il faut considérer la situation US dans sa spécificité, hors de la problématique transatlantique, même si les Européens la voient de cette façon comme c’est de bonne guerre. (Mais, connaissant les Européens, on peut être assuré que la guerre n’aura pas vraiment lieu, alors qu'elle devrait-être menée, sans considération sentimentale pour les “amis américains”.) Il y a une autre dimension, une nouvelle dimension, une dimension différente.

D’abord, un rapide rappel de cette affaire qui montre qu’à l’origine, l’USAF n’était nullement hostile à un choix européen, – puisqu’elle le fit effectivement… Voici un extrait de notre éditorial de dde.crisis du 10 mars 2010, qui en reprend l'historique, que nos lecteurs peuvent par ailleurs trouver beaucoup plus en détails dans les textes consacrés à cette affaire, sur notre site.

«Il faut pourtant remonter aux origines de l’épisode actuel. (La compétition des ravitailleurs en vol de l’USAF est une saga qui remonte à 2001, qui a déjà connu au moins trois épisodes, dont certains tonitruants, avec corruption, passage devant les tribunaux et emprisonnements.) Fin février 2008, l’USAF désigna le vainqueur de la même compétition opposant Boeing et Northrop Grumman/EADS, et c’est le second qui l’avait emporté. On avait chanté la gloire d’une ère nouvelle dans les chaumières transatlantiques, le fabuleux marché de l’armement US semblant ainsi s’ouvrir, par l’une de ses portes les plus nobles (le ravitailleur en vol est un système stratégique de la plus haute importance), à l’industrie européenne.

»L’idylle dura quelques mois. Boeing, furieux et mauvais joueur, s’adressa au grand’prêtre de l’honnêteté comptable des deniers publics, le GAO (Government Accounting Office), effectivement organisme connu pour sa probité et sa rigueur. Le 18 juin 2008, le GAO rendit son verdict. Le choix de l’USAF était entaché d’irrégularités diverses et variées et, sans mettre en cause la validité de ce choix, il était reconnu pour vrai que Boeing avait des raisons de ronchonner. Le vrai coupable, nous informait le GAO, c’était simplement l’USAF, sa bureaucratie proliférante, sa catastrophique gestion et ainsi de suite.

»Il s’ensuivit une période de grand trouble, au cours de laquelle le secrétaire à la défense Gates, qui n’aime pas l’USAF (il venait de mettre à pied, début juin 2008, son chef d’état-major et son ministre de la plus leste des façons), prit le dossier en charge, en fustigeant l’USAF. Pour autant, Gates ne fit rien de ce dossier, le renvoyant au futur secrétaire à la défense de la prochaine administration. Il s’avéra que c’était lui-même, puisqu’Obama reprit à Bush son secrétaire à la défense.

»Gates resté au Pentagone rendit le dossier à l’USAF. Celle-ci, qui a tant d’autres ennuis (dites “JSF”, par exemple), était coincée entre plusieurs terreurs: la terreur d’une nouvelle plainte du perdant à l’issue d’une nouvelle compétition, la terreur d’un Gates la fustigeant à nouveau. Elle refit donc des spécifications…»

Notre appréciation est qu’entre cette décision de février 2008 et aujourd’hui, effectivement, l’affaire a changé de dimension. Le fantastique désordre et l’inefficacité chronique de la bureaucratie de l’USAF qu’a révélé, ou confirmé cette affaire, – une bureaucratie parmi les autres du Pentagone, toutes dans le même état, – a été un choc d’une puissance inouïe. L’USAF a refait des spécifications d’une telle précision, d’une telle contrainte, que Thompson qualifie le contrat de l’USAF de cette façon: «The government's ridiculous request for proposals carries so much potential risk for whoever “wins”…» En d’autres mots, l’USAF a tellement peur de se trouver embarquée dans un nouvel épisode kafkaïen aboutissant à une impasse qu’elle a émis des spécifications qui sont une véritable “prison”, dans laquelle le “vainqueur” (Boeing) aura bien du mal à s’en sortir sans y laisser des plumes, – s’il s’en sort, d’ailleurs. La précision impérative et carcérale de ces spécifications impliquait évidemment un choix préconçu, et ce fut Boeing, parce que Boeing c’est la base industrielle de l’USAF, que c’est une société US, dans une période politique et sociale ultra-tendue, etc. L’USAF a agi vis-à-vis des soi-disant soumissionnaires, – en vérité, vis-à-vis de Boeing puisque le choix était déjà fait à cause des spécifications, comme si Boeing était une industrie nationalisée, taillable et corvéable à merci.

Nous sommes bien au-delà du protectionnisme. Nous sommes dans une situation d’isolationnisme, parce que l’USAF, enfin le Pentagone pour être plus juste, et avec lui toute l’industrie de défense, se débattent dans une crise fondamentale. Il n’est plus temps de laisser faire des interférences extérieures, non par politique de protection (protectionnisme) d'une industrie en belle forme et d'un marché intérieur florissant mais par politique de sauvegarde (isolationnisme) élaborée dans une situation de panique. C’est une autre époque, depuis février 2008, par où est passée la crise du 15 septembre 2008 et la descente aux enfers du Pentagone, dont la catastrophe JSF est un autre exemple. Boeing, le “vainqueur” (les guillemets sont de Loren B.) va être soumis à un traitement quasiment policier, et il aura bien du mal à s’en sortir avec ses habituels bénéfices, s’il s’en sort d’ailleurs.

Pourtant, le temps presse, avec les ravitailleurs en vol KC-135 vieux de plus d’un demi-siècle, dont on craint chaque jour que l’un ou l’autre incident structurel oblige à immobiliser au sol une partie de la flotte ou toute la flotte. On se demande parfois si la meilleure solution n’aurait pas été de rouvrir une chaîne de KC-135 et de produire une nouvelle série de ce vieux ravitailleur qui, lui, au moins, a la vertu d’exister et de voler, et cela depuis plus d'un demi-siècle. Mais même ce pas en arrière proposé sous forme de plaisanterie peu amène doit sans doute être impossible à imaginer pour une bureaucratie bloquée dans la course à outrance et sans issue du technologisme, et impossible à réaliser pour une industrie qui, pour les mêmes raisons, s’enfonce irrésistiblement dans la paralysie et l’impuissance d’une courbe de production de plus en plus négative, de programmes nouveaux impossibles à réaliser tant économiquement que technologiquement.


Mis en ligne le 10 mars 2010 à 14H19

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