Le destin du discours de Valdaï

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Le destin du discours de Valdaï

On a fait écho sur ce site (voir le 25 octobre 2014) au discours de Poutine, au Club de Valdaï, le 24 octobre. Depuis, l’écho de communication de ce discours n’a cessé de s’amplifier, essentiellement bien entend du côté russe et, plus généralement et plus justement parlant, du côté antiSystème. La présentation qui en est faite désormais est celle d’un discours fondamental, un discours de rupture de Poutine alors que, sur le moment, c’est-à-dire les 24-25 octobre, l’écho, s’il avait été important, n’avait pas été celui d’un événement d’une telle importance.

(Quant à nous, nous n’avons pas accordé au discours de Valdaï cette importance, essentiellement parce que, pour nous, cette “rupture” du point de vue politique et des relations internationales est accomplie depuis le début-courant octobre, comme nous l’exposions le 17 octobre 2014, notamment à propos de l’interview de Poutine, le 16 octobre, au journal serbe Politika. Du point de vue du contenu des choses, du jugement de “rupture” politique avec le bloc BAO, nous maintenons notre jugement. Au contraire, nous n’avions absolument pas anticipé ce phénomène de communication autour du discours de Valdaï, qui n’est pas à notre sens prémédité mais qui a été certainement accéléré par les capacités nouvelles de communication de la Russie/du bloc antiSystème [BaS]. Ce phénomène nous conforte dans notre perception de l’autonomisation sinon d’une certaine “souveraineté d’action” de ces systèmes fondamentaux, – système de la communication et système du technologisme, – qui constituent les bras “opérationnels” du Système. Un signe de ce phénomène [effet très important mais non préparé ni anticipé] est justement que cet effet ne s’est pas imposé directement avec et immédiatement après le discours, mais après un certain temps d’incubation se comptant en quelques jours. Littéralement selon nous, le système de la communication s’est emparé, après un temps de latence, du discours de Valdaï et en a fait ce qu’il est aujourd’hui.)

... Effectivement, aujourd’hui (en fait, le 5 novembre 2014, deux semaines après le discours, la seule autre référence de ce site important Vineyard of the Saker étant le texte du discours, le 25 octobre 2014, sans commentaire), le Saker (US) peut présenter une analyse très laudative, et en partie très nettement justifiée, de l’action de Poutine dans le cadre antiSystème (anti-US/anti-BAO), avec le discours de Valdaï comme un de ses arguments. Le Saker (US) en fait effectivement l’un des plus importants discours de Poutine, le plus important avec celui de Munich de février 2007 (voir sur notre site, le 12 février 2007) dont il prolonge l’esprit : «At the Valdai club Putin made his most anti-Western speech [...] since his famous Munich speech in 2007. As Mikhail Khazin correctly interpreted it, it appears likely that Putin is about to deliver an ultimatum to the West about new rules in international relations. We will see that at his address to the Federal Assembly.»

Le Saker US cite effectivement l’analyse de l’expert politologue russe Khazine, dans son explication de la signification du discours de Valdaï. A la même date du 5 novembre 2014, sur son site, le Saker (US) met en ligne la version complète de l’intervention de Khazine concernant le discours de Valdaï. Une des bénévoles traductrices des textes russes en anglais, “Erika”, a l’amabilité (dans les commentaires du DVD) de nous offrir une transcription écrite des sous-titres de la vidéo, interprétant en anglais l’intervention de Khazine... Nous en donnons quelques extraits, avec le caractère haché du texte puisqu’il s’agit d’une transcription écrite des sous-titres anglais de la vidéo... (Dans le texte original de la transcription, la chronologie minute par minute des citations est indiquée.)

«I am inclined to consider that this speech was the last ultimatum. He told the West more or less the following: “We are tired to play by your rules because you constantly break them at will and your interpretation of rules can't be calculated. Because of that, if you aren't going to change the rules of the game today, including those concerning Russia, we will try to offer our own rules.” How these rules will look like is not clear yet. Putin will talk about them in the address to The Federal Assembly which will take place within a month...»

Le reste de la transcription intéresse moins notre propos du discours de Valdaï spécifiquement, bien qu’il soit bien entendu du plus haut intérêt. On détachera pourtant cet autre argument, concernant l’importance de Poutine lui-même, qui est un argument indirect pour l’importance considérable que le système de la communication a développé à propos du discours de Valdaï ; parlant de l’appréciation d’un autre orateur à Valdaï, Khazine précise : «There was a peculiar incident where Volodin said something like “Party and Lenin are twin brothers”. He said that Putin and Russia, today, are one and the same. Putin in his speech criticized this statement, but I am inclined to think that Volodin did not properly articulate [his thought] and was not really precisely interpreted. Most likely the sense of his statement was as follows: “Today the West’s stake is on the liberalization of Russia and as such it has to knock down Putin. Therefore, for those who do not want liberalization of Russia it is necessary to protect Putin. Today Putin and non-liberal Russia are synonyms. Putin can break this link if he decides “to lay down under” Washington. But judging by how Washington ‘plays’ today it does not believe in this happening...»

Les signes, et surtout les textes, ne manquent pas pour aller dans le même sens et participer à l’interprétation qui est apparue au fil des jours, pour juger du discours de Valdaï dans le sens d'une intervention fondamentale, comme le Saker (US) l’écrit le 5 novembre. On peut citer par exemple le texte d’Alexander Mercouris, du 29 octobre 2014 (près d’une semaine après le discours) sur Russia Insider, sous la présentation (titre et sous-titre) : «Putin Just Made the Most Important Speech of His Career. The West Should Listen More Closely... What he really wants are stability, rules, and a global balance of power - traditional conservative ideas. He thinks the rest of the world needs to rein-in out-of-control US global activism.» Bien entendu, le bloc BAO se fiche complètement d’une quelconque explication de fond du discours de Valdaï, contrairement à l’exhortation de Mercouris («The West Should Listen More Closely»), parce que le bloc BAO n’est intéressé que par sa narrative et n’entend pas donner à Poutine une importance autre que celle de la caricature grotesque et grossière qu’il en fait (Poutine-Staline, Poutine-Hitler, Poutine-corrompu, blablabla).

Et pourtant...

La chose essentielle pour notre propos est le constat du destin de ce discours, en répétant parce que cela doit être bien compris qu’il n’est absolument pas dans notre intention de juger de la capacité et de la rapidité des réactions politiques, de la qualité des interprétations, etc. Le fait est que le 24 et le 25 octobre, le discours, même s’il est évidemment et nécessairement important, n’a pas cette importance de “rupture”, une importance quasiment d’un symbole qui pourrait faire qu’on parle d’un avant-Valdaï et d’un après-Valdaï, qu’il a aujourd’hui. (On peut encore, autre exemple, citer les textes de Russia Today, nécessairement proche de l’interprétation de la direction russe ; le 24 octobre 2014, dans le premier texte sur le sujet, le discours est présenté selon l’importance, bien réelle sans aucun doute, de certains éléments de son contenu, mais nullement comme quelque chose de symboliquement fondamental, comme un symbole de cette “rupture”.)

Il s’est donc passé quelque chose de peu ordinaire, c’est-à-dire la transformation, sans intervention manipulatrice, d’un discours très important à quelque chose de très différent, – un discours symbole du basculement d’une politique, un symbole d’une rupture d’époque. Un point encore plus intéressant est que, bien qu’ayant évidemment accordé la place minimale, nécessairement réductrice, méprisante, etc., à ce discours qui ne convient pas à la narrative, la partie BAO du système de la communication a néanmoins basculé lui aussi, dans la perception que l’évolution de la situation lui impose. C’est dans tous les cas notre appréciation.

Ce basculement n’est pas directement admis, puisque la narrative règne toujours, mais il est ressenti clairement dans l’attitude générale qu’on peut deviner désormais au sein du bloc BAO. On peut interpréter l’intervention de la Haute Représentante de l’UE Federica Mogherini, outre comme nous le jugeons sans aucun doute à notre sens d’être l’expression d’une réelle angoisse de voir, du point de vue européen, une telle situation de non-contact avec la Russie se poursuivre, comme étant également l’expression d’une angoisse de voir les Russes se durcir et refuser toute reprise de contact avec l’Europe selon les normes en cours, au nom des principes édictés à Valdaï (“Nous ne voulons plus évoluer selon vos règles à vous”). (Au reste, l’attitude du ministre russe de l’économie [voir le 30 octobre 2014] n’est-elle pas, par une sorte d’ironie absurde qui fait qu’on demande le maintien des sanctions, une autre démonstration dans ce sens ?) On peut également citer un débat en cours à l’OTAN, entre pays-membres, pour savoir quelle attitude prendre vis-à-vis de l’organisme de dialogue OTAN-Russie, qui se réunit chaque décembre (au moment des ministérielles) pour poursuivre le dialogue entre les Russes et l’OTAN. Le fonctionnement de cet organisme a été suspendu depuis l’affaire de la Crimée, certes, mais le désaccord règne sur la pérennité de cette mesure et, décembre approchant, l’on commence à se crêper le chignon. Les usual suspects, les pays de l’ex-Europe de l’Est qu’on connaît bien,, sont pour le maintien pur et dur de cette mesure ; d’autres ne disent rien (notamment les USA et, – ô surprise divine car nous ne sommes pas au bout de nos tristes surprises, – la douce France) ; mais certains, dont l’Allemagne, la Belgique, la Hollande, la Hongrie, rechignent, jugeant absurde de se priver de dialogue avec les Russes, et s'affirment pour la reprise, avec les réunions de décembre... Mais voilà qu’apparaît aujourd’hui une nouvelle inconnue, dont on peut dire qu’elle renvoie à l’“esprit de Valdaï” (“Nous ne voulons plus évoluer selon vos règles à vous”), – avec l'apparition de cette interrogation, soudain angoissante pour l’hybris de nos institutionnels : et si un accord se faisait à l’OTAN pour reprendre le dialogue, et que les Russes refusent de reprendre ce dialogue qui renvoie aux règles du bloc BAO que le bloc BAO violent à sa convenance et son avantage selon les avatars des politiques qu’il conduit ? Voilà une question qui découle directement de la symbolique fondamentale du discours de Valdaï, ainsi entendu et bien compris malgré la surdité imposée par le tintamarre des narrative.

Il faut aussi apprécier combien ce phénomène directement suscité par le système de la communication s’appuie, dans son opérationnalisation, sur la prolifération de plus en plus efficace de sources alternatives, antiSystème et par conséquent prorusses pour ce domaine, que ce soit par l’extension de moyens de communication et d’information spécifiquement russes de plus en plus efficaces et techniquement d’une très grande qualité, que ce soit par la multiplication de moyens de la presse alternative (l’internet) d’une qualité et d’un crédit sans cesse grandissants. Cet aspect opérationnel entre dans le cadre d’une guerre de la communication/guerre de l’information où le bloc BAO, englué dans des narrative qui sont autant d’impasses et de cul de sac, est de plus en plus sur la défensive. Cette promotion inattendue du discours de Valdaï, selon une orientation voulue par le système de la communication et selon une cause fondamentale dans le chef de ce système qui reste à élucider (pourquoi ce discours-là et pas d’autres très proches et aussi importants ?) nous offre finalement un paradoxe extrêmement significatif. Alors que Valdaï annonce au bloc BAO “Nous ne voulons plus évoluer selon vos règles à vous”, sa promotion exceptionnelle en est faite grâce à l’utilisation par retournement et inversion vertueuse (faire aïkido) des règles de la communication du bloc BAO...


Mis en ligne le 6 novembre 2014 à 13H20

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