Le blues 9/11 de Zakaria

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L’article de Fareed Zakaria dans sa fonction d’éditorialiste de Newsweek, paru effectivement le 4 septembre 2010 dans le même Newsweek, revêt une réelle importance symbolique. Zakaria y dénonce la “sur-réaction” de l’Amérique à l’attaque du 11 septembre 2001, avec le verdict que l’Amérique, dans cette partie, “a perdu” beaucoup d’elle-même («What America Has Lost – It’s clear we overreacted to 9/11»).

Son article montre d’une part combien le danger, ou “danger”, représenté par Al Qaïda est surestimé ; d’autre part, combien la “sur-réaction” américaniste a plongé les USA dans une situation de paralysie due à l’extraordinaire prolifération d’une bureaucratie parasitaire, d’un système totalement déchainé et incontrôlable. Zakaria cite beaucoup la série d’articles du Washington Post sur le système et l’imbroglio insensé des agences et services de sécurité nationale (du renseignement), série qui nous avait nous-mêmes beaucoup intéressé. Certains constats accablent littéralement Zakaria («[T]he federal government’s fastest and most efficient response to Hurricane Katrina was the creation of a Guantánamo-like prison facility (in days!) in which 1,200 American citizens were summarily detained and denied any of their constitutional rights for months, a suspension of habeas corpus that reads like something out of a Kafka novel...»)

Il est en effet remarquable de voir un membre si éminent de l’establishment s’écarter sur un point important, voire décisif, de la narrative officielle (dito, l’Amérique a réagi justement et adéquatement à 9/11, idée qui fait partie de la véritable liturgie qui entoure 9/11 dans le discours officiel). On en arriverait à se poser la question de savoir s’il s’agit toujours de la “ligne” officielle, s’il y a toujours une “ligne” officielle…

Notre commentaire

@PAYANT Fareed Zakaria est un personnage important de l’establishment washingtonien, en même temps qu’un personnage emblématique de l’Amérique postmoderne et multiculturelle telle qu’on la rêve, – Américain pur jus mais d’origine indienne (de l’Inde, capitale La Nouvelle Delhi), “modéré” à la sauce américaniste, un des dirigeants du fameux Council of Foreign Relations, éditorialiste à Newsweek, auteur applaudi et producteur d’une pensée impeccablement globalisée à la sauce américaniste, ou bien impeccablement américaniste à la sauce globalisée. Obama lui-même à lu son Post-American World, de 2008.

…Quoi qu’il en soit, c’est dire que Zakaria, tout Indien circa Nouvelle Delhi d’origine qu’il est, sait diablement où poser les pieds et la plume quand il progresse vers son luxueux bureau de Newsweek pour pondre son édito hebdomadaire, – et, précisément, celui de ce 4 septembre 2010. Ce qu’il y commet, dans cet édito, c’est un crime de Lèse-Majesté, absolument. Oser avancer que la riposte américaniste à 9/11 était certainement disproportionnée, contre-productive, qu’elle a fait énormément de mal à l’Amérique et fort peu à Al Qaïda, c’est du déviationnisme infâme, punie en général d’un aller simple vers le Goulag dans les temps staliniens. Tout cela est indigne de Zakaria et, finalement, si inattendu qu’il y a bien de la place pour quelque doute, qui finit par apparaître comme écrasant… Par conséquent, seule conclusion à la lumière du constat par ailleurs évident que Zakaria n’est pas un imbécile qui ferait de telles choses sans répondre à un motif puissant et honorable du point de vue du système, ce “crime de Lèse-Majesté” ne l’est plus tout à fait, ce “déviationnisme” criminel ne dévie plus tant que cela de la “ligne”, – parce que la “ligne” est nouvelle, en train d’être updated au goût du jour. En d’autres mots, si Zakaria écrit cela, c’est qu’il sait qu’il peut l’écrire. Cette apparente lapalissade digne de Bouvard and Pécuchet, n’en est pas vraiment une, mais au contraire une indication précieuse du climat en cours de dégradation accélérée, sorte de global warming politique et washingtonien.

Mettre en cause la riposte à 9/11, c’est mettre en cause l’entièreté d’une politique grandiose à laquelle tout l’establishment washingtonien a souscrit des deux mains, sans la moindre restriction officielle, pendant des années. Cette adhésion était “au-delà” de GW et sa bande, “au-delà” des engagements partisans, etc. Il s’agissait de l’onction sacrée de toute une réorientation américaniste, – officiellement, dans tous les cas, car officieusement, il s’agissait de l’accélération en mode turbo d’une tendance consubstantielle à l’américanisme et déjà apparue à ciel ouvert depuis 1989-1990, – la tendance bellico-expansionniste du système. Aujourd’hui, l’interdit de tout ce qui va à l’encontre de cette narrative officielle a volé en éclats, le consensus n’existe plus parce qu’on ne sait plus sur quoi il pourrait s’exercer précisément. Du coup apparaissent des initiatives comme celle de Zakaria, qui constitue pour son compte, dans le chef de cette personnalité si éminente et si représentative, qui s’adresse à l’un ou à l’autre et à tous en général, et à l’establishment lui-même enfin, l'affirmation tonitruante que la poursuite des conditions actuelles et des pulsions politiques qui l’accompagnent et ressortent de la “sur-réaction” à 9/11 représente désormais un danger gravissime pour la survie du régime.

On le savait mais qu’un si éminent confrère nous confirme la chose, voilà qui représente un événement qui doit être signalé à sa réelle valeur. Par ailleurs, la surprise s’arrête là puisque le commentaire de Zakaria ne fait après tout que prendre sa place dans une suite désormais continue d’appréciations crépusculaires sur le sort de l’Amérique. Le 5 septembre 2010, le grand Evans-Pritchard, commentateur économique du Daily Telegraph, a trempé sa plume dans une encre furieuse pour dénoncer ce qu’il désigne comme le “défaitisme” des élites américanistes («Dangerous Defeatism is taking hold among America’s economic élites»), – économiques mais aussi bien les autres. Cela vaut donc aussi bien pour Zakaria… Nous reviendrons demain sur ces deux articles et sur ce qu’ils nous disent du climat psychologique du cœur du monde postmoderniste de la civilisation.


Mis en ligne le 6 septembre 2010 à 12H56