La tension des illusions perdues

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La tension des illusions perdues

20 mars 2009 — La tension transatlantique s’est extraordinairement accrue ces dernières semaines. Elle constitue aujourd’hui un fait majeur, peut-être le fait central non apparent de la préparation du G20. Elle sera sans doute la marque dissimulée de ce sommet, même s’il n’est pas assuré qu’elle influe directement sur son déroulement. Cette tension a une cause apparente, qui est la différence d’approche “tactique” entre les Européens sauf le Royaume-Uni, rassemblés derrière l’Allemagne que la France a rejoint, et les USA. Toutes ces positions “tactiques” dissimulent des positions plus fondamentales qui illustrent:

• D’une part, des positions intérieures extraordinairement affaiblies, poussant les divers dirigeants à des positions maximalistes dans les relations internationales, et à des rassemblements forcés mais significatifs. Les positions intérieures affaiblies restituent les nécessités de la géographie et des intérêts de proximité.

• D’autre part, et selon la conséquence déjà évoquée, des positions internationales durcies, où les arguments tendent à s’élargir, à dépasser le cadre simplement tactique du désaccord concernant la lutte contre la crise, pour en arriver à des mises en cause plus fondamentales. Le cas de l’économie lui-même est largement dépassé, ce qui implique que l’hypothèse d’un apaisement de la crise pour une raison ou l’autre n’implique pas nécessairement l’apaisement des tensions, et, d'autre part, qu'une entente finale (au G20) sur les moyens de lutter contre la crise n'impliquera absolument pas l'apaisement des tensions.

Le Times de Londres, jamais en retard d’une pensée maximaliste pour ce propos, nous donne, aujourd’hui, un résumé de la pensée anglo-saxonne schématisée dans la propagande la plus nue. Le propos va dans le sens de l’état d’esprit mais il est un peu court dans l’argument, à cause de cette schématisation de l’esprit de propagande. Dans tous les cas, il tend à faire renaître le schéma de 2002 avec le “couple” franco-allemand s’opposant aux “Anglo-Saxons” dans leur sublime entreprise irakienne.

«Just as France and Germany led international opposition to the Iraq war seven years ago, Mr Obama is discovering that what Donald Rumsfeld once branded “Old Europe” is a significant obstacle to his ambitions for the global economy, the unfinished war in Afghanistan or reaching out to the Muslim world. And, just as Tony Blair backed Mr Bush in the fractious debates over Iraq, Gordon Brown is generally siding with Mr Obama rather than Britain’s EU partners.»

Il n’y a rien en fait d’analyse critique dans ce propos, c’est de la propagande brute. On en retiendra tout de même qu’il exprime un état d’esprit, et c’est cet état d’esprit qui nous importe. On lui opposera donc une remarque européenne, exprimant également l’état d’esprit européen. L’aspect goûteux de cette remarque est qu’elle nous vient du commissaire tchèque de la Commission, c’est-à-dire indirectement un de ces glorieux membres de la “new Europe” saluée par Donald par Rumsfeld en 2003, et qui se trouve, selon le Times et ses acolytes neocons, toujours du côté évidemment progressiste et anglo-saxons. C’est The Independent de ce matin également, qui nous rapporte cette remarque (soulignée en gras par nous), en marge du sommet des pays de l’UE, qui fixe bien l’état d’esprit des Européens, – cela après avoir décrit effectivement la situation européenne, qui enregistre effectivement et tant bien que mal un regroupement général, y compris de la Commission européenne qui a désormais adopté une posture très “européaniste”, notamment et remarquablement pour ce qui concerne une appréciation critique des “Anglo-Saxons”.

«At a two-day summit in Brussels, other EU leaders lined up behind Germany and France in opposing a further fiscal stimulus, saying governments should see whether their existing measures worked before considering more public spending rises and tax cuts. Their stance put them at odds with Barack Obama, who wants Europe to go further. […]

»Yesterday Mr Brown joined the French President Nicolas Sarkozy for a “light” fish lunch at the Elysée Palace. Their informal talks were described as “very constructive” by British officials, despite recent tensions over M. Sarkozy's protectionist instincts, which run counter to Mr Brown's warnings that “economic nationalism” would deepen the crisis. The French President had other things on his mind during yesterday's lunch: a nationwide strike against his economic policies. Although he gave Mr Brown a warm welcome, later in Brussels he lined up behind Ms Merkel, a woman with whom he normally has little in common, on the matter of a further boost to EU economies.

»Reflecting the EU consensus, Jose Manuel Barroso, the European Commission president, said: “Let's not start discussing a new plan before implementing the plan we have agreed. If so, the message we send to our public is that our plan is not enough. That is not going to create confidence.” […]

»The [EU] summit's communiqué will gloss over the differences with the US but they are not far beneath the surface. Vladimir Spidla, the Czech Employment Commissioner, said: “We've been told to listen to the US in the past and look where it got us. It's there that the crisis started after all. Frankly, it's the Americans who need to reform and who should Europeanise.»

Le Guardian, aujourd’hui encore, nous restitue par la description des débats européens, ou nationaux en Europe, combien l’idée même d’un “bloc anglo-saxon”, auquel on doit s’opposer, existe dans l’esprit des dirigeants européens. L’on parle ici, qui plus est, des Allemands, qui n’ont jamais brillé par l’analyse critique, voire agressive, des antagonismes transatlantiques. Ce n’est plus le cas, et les mots employés, le fait que le ministre allemand des finances emploie le terme “anglo-saxons”, reflète l’état d’esprit dont nous voulons parler.

«Germany claimed it had won the argument with the “Anglo-Americans” over how to regulate and supervise the financial markets. But differences persisted in Brussels, with No 10 insisting the supervision of financial institutions should remain "a national competence. France and Germany demanded “decisive steps towards a European regulatory Framework” by June.

»Peer Steinbrück, Germany's finance minister, and Merkel said Europe and the US had to reach agreement on common measures to try to stall the slide into worse financial catastrophe. “We now have decisions that would have been completely inconceivable a year ago,” Steinbrück told the Süddeutsche Zeitung. “Hedge funds and ratings agencies will be put under state regulation, cross-border banks will be supervised. The very fact that the Anglo-Americans have agreed to the principle ‘no market, no actor, no product without supervision’ is huge progress.” […]

»“The Americans are claiming they are doing a lot more,” said a European commission official. “We're telling the US, you need not give us lectures.”»

Pour une fois, l’inestimable Robert Kagan, l’homme de “Mars and Venus” de 2003 (Mars étant GW Bush et ses neocons, Vénus étant “la vieille Europe”), ne dit pas vraiment faux lorsqu’il livre son sentiment au Times. Il dit que les Américains sont très inquiets de la situation générale et veulent faire beaucoup de choses, les Européens beaucoup moins; il dit que les Européens pensent (et disent, d’ailleurs) que tout cela, – la crise économique, l’Afghanistan, – est le résultat de l’action US, et qu’eux-mêmes, les Européens, auraient tendance à s’en laver les mains.

«Robert Kagan, a foreign policy strategist at the Carnegie Endowment for International Peace, said: “It was premature and foolish to believe that the only problem with relations between Europe and the United States was the existence of the ‘wrong American President’. That has, I think, already been demonstrated as untrue.

»“There is an innate caution in Europe, where people are fundamentally satisfied with life and possibly believe issues like Afghanistan and the economy are messes of America’s making. The US approach involves more risk-taking. We come in and tell Europeans they should be more worried about everything.”»

Une humeur furieuse

Il nous paraît inutile, à ce point, d’argumenter sur tel ou tel leadership (Allemagne dans le cas de l’Europe), d’argumenter sur la position du Royaume-Uni, comme d’habitude avec “deux fers au feu” (USA et Europe), ou bien, plutôt, pris entre deux feux (USA et Europe). Même la querelle sur les mesures à prendre (priorité à des “stimulations fiscales”, ou priorité à une réglementation renforcée) nous paraît secondaire pour l’appréciation que nous voulons donner de l’état de cette tension.

Il n’est plus question ici de tensions conceptuelles à l’intérieur d’un modèle accepté par tous, de priorités nationales, de dissensions techniques, etc. Il est question de quelque chose de bien plus fondamental. Il est assez révélateur que ce soit des personnages qui ont l’habitude de suivre une ligne très conformiste par rapport à leur statut qui exposent, d’une façon sans doute involontairement très crue, les facteurs fondamentaux de la querelle. Entre le Tchèque qui dit: “On nous a toujours dit de faire comme les USA et regardez où cela nous a menés”; Kagan qui dit: “les gens en Europe pensent que l’Afghanistan et la crise économique sont des désordres créés par les Américains”, – on a la synthèse de l’état d’esprit qui domine en Europe; et s’il domine, c’est pour une bonne raison, qui a tout à voir avec les menaces terrifiantes que la crise fait peser sur la substance même des pays concernés. On comprend qu’il s’agit du cas fondamental dont nous parlons, car cette sorte de raisonnement est bien celui qui conduit à la mise en cause complète du “modèle”.

Les Américains ne se doutent de rien. Ils sont cadenassés derrière leur psychologie de l’“inculpabilité” et de l’“indéfectibilité”, qui leur interdit, littéralement, de se mettre en cause, eux-mêmes et leur “modèle”, – et, de même, d’imaginer une réduction de leur puissance, de leur expertise et de leur maîtrise par rapport aux autres, même s’ils admettent qu’ils sont dans une crise profonde. Voyez, sur un autre sujet mais c’est la même psychologie, un homme expérimenté et modéré comme le sénateur Lugar, parlant des relations des USA avec la Russie: «Lugar said the global economic crisis was causing “severe pain” to Russia and that “would seem to increase incentives to cooperate” on key issues…»; pas un mot, pas un seul mot, sur – «Lugar said the global economic crisis was causing “severe pain” to [the US]». Les USA ne peuvent imaginer une seconde être en tort ou être affaiblis par leur tort, et, par conséquent, Summers continue à donner des leçons aux Européens, et, par conséquent, le “dialogue” transatlantique devient une tragique histoire de sourds hargneux si le partenaire réfute brusquement la donnée fondamentale de l’innocence américaniste a priori.

Les Américains et leurs relais ne se doutent de rien, non plus, lorsqu’ils laissent aller leur pensée stéréotypée aux codes de propagande du domaine, lorsqu’ils retombent dans l’incroyable schématisme “vieille Europe”-“new Europe”, qui continue donc à être un des fondements de leur analyse de la situation en Europe. Parmi les mouvements tectoniques en train de se faire, il y a une évolution massive des pays d’Europe de l’Est vers une attitude beaucoup plus distanciée des USA, voire nettement critique. Entre l’affaire géorgienne, les anti-missiles (BMDE) qu’on projette et qu’on laisse tomber selon les caprices du temps, la crise elle-même, où l’on attend en vain l’aide US, il y a de quoi modifier un jugement. Sur ce point également, la situation n’a rien de semblable avec celle de 2002.

Ce qui est le plus caractéristique dans l’état actuel des relations transatlantiques, c’est que la mauvaise humeur initiale des Européens, qui portait sur le plus fondamental, n’a pas désarmé et porte toujours, lorsqu’elle est explorée, sur “le plus fondamental”. C’est un autre aspect du G20, et ce n’est pas un simple “accident politique” qu’on verrait comme un à-côté de peu de poids, à côté, c’est le cas de le dire, de la nécessité d’une lutte commune contre la crise. De ce point de vue, le différend “tactique” de la forme de la lutte contre la crise prend de l’importance dans cette mesure où il exprime une divergence fondamentale sur le modèle économique. La chose n’est pas dite en ces termes mais elle sous-tend la querelle transatlantique et nourrit son intensité. A ce point, il n’est pas inutile d’ajouter que face à cette contestation à moitié muette mais sans aucun doute massive, les “Anglo-Saxons” sont loin d’être unis. Leur position “tactique” sur la lutte contre la crise répond à des impératifs différents, et l’on sait que, sur la question centrale du protectionnisme qui n’est pas abordée spécifiquement, Britanniques et Américains sont très loin d’être accordés (dans ce cas, les USA étant plus proches d’un pays comme la France).

Enfin, la querelle, dans sa dimension dynamique, porte moins sur une différence d’école, de conceptions tactiques, que, finalement, sur une différence d’engagement idéologique. Lorsqu’on entend les récriminations européennes (“On nous a toujours dit de faire comme les USA et regardez où cela nous a menés”) et qu’on entend d’autre part Kagan qui dit, justement là encore, que les Américains prennent plus de risques parce qu’ils sont “plus inquiets” que les Européens, on pourrait croire qu’on se trouve dans un affrontement où les Européens tendent de plus en plus à dire aux Américains: “vous nous avez eus une fois, alors maintenant à vous de nous prouver que ce modèle qui s’est effondré vaut les efforts que vous nous demandez pour le relever, – en attendant, nous attendons”.

Il ne faut voir là-dedans aucune construction, aucun “plan”, ni aucune politique. Il s’agit d’état(s) d’esprit, pas d’une politique. Mais nous sommes dans une situation générale où la crise exerce une pression si grande que la détermination d’une politique est essentiellement soumise à des nécessités qui engagent tous les partenaires, et largement au-delà du schéma transatlantique (cadre du G20), et elle n’a plus aucune signification de solidarité politique. Tous les pays du G20 sont dans le même bateau et la politique qui y est décidée est une politique de sauvegarde. Dans ce cas, l’état d’esprit reprend toute son importance, parce qu’il compte essentiellement pour déterminer des positions politiques futures, lorsque la nécessité s’en fera sentir. D’autre part, parler aujourd’hui des “positions politiques futures” à déterminer, c’est peut-être parler de demain matin, si, soudain, la crise accélère.

Ce qui est remarquable, c’est la formulation des positions, où rentrent des appréciations très radicales, absolues. Du côté européen, on n’en est pas à discuter “techniquement” des arguments US, en économistes comme on est entre amis; il y a, qui n'est vraiment pas prometteur, une certaine façon de dire, presque sur un mode hargneux: “C’est parce que c’est vous, Américains, qui faites cette proposition que nous la refusons, ou que nous l’écartons”. C’est là qu’on parle d’“état d’esprit”, et qu’on en est simplement à observer que jamais un tel état d’esprit d’antagonisme n’a existé au niveau transatlantique, y compris, et de loin, avant le déclenchement de la guerre en Irak. On dirait que des rancœurs dissimulées, des frustrations écartées, des antagonisme bridés, soudain se libèrent et s’expriment dans une humeur butée et distante, dans une considération furieuse et accusatrice.


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