La Russie dans l’OTAN: une position allemande et révélatrice

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Une “lettre ouverte” de quatre personnalités allemandes a été publiée, notamment par le Spiegel, le 8 mars 2010, qui demande l’intégration de la Russie dans l’OTAN. Les quatre personnalités sont Volker Rühe (ministre de la défense de 1992 à 1998), le général à la retraite Klaus Naumann (ancien Inspecteur Général des forces armées et ancien président du Comité Militaire de l’OTAN), l’ambassadeur Frank Elbe, qui fut notamment en poste en Pologne et directeur de la planification au ministère allemand des affaires étrangères, et le vice-amiral Ulrich Weisser, qui fut directeur de la planification au ministère de la défense.

Les arguments de la lettre sont assez classiques pour cette sorte de démarche, dont on parle beaucoup quoiqu’à mi-voix. «L'OTAN devrait ouvrir la porte à l'adhésion de la Russie. Celle-ci devrait naturellement être prête à assumer les droits et les obligations d'un Etat membre, égal parmi les égaux […] L'Amérique du nord, l'Europe et la Russie [ont] des intérêts communs, qui sont menacés par les mêmes défis et exigent des réponses communes.»

• Les quatre signataires disent que l'OTAN a besoin de la Russie pour résoudre les problèmes de l'Afghanistan et du Proche Orient, de la sécurité énergétique comme du désarmement, tandis que l’adhésion de ce pays permettrait d'apaiser les craintes de ses anciens satellites d'Europe centrale et orientale qui continuent à le voir comme une menace. Ils estiment que l’affaire des anti-missiles pourrait être résolue par un réseau commun OTAN-Russie.

• Le passage sur les armes nucléaires, présentées comme devant être cantonnées à un rôle dissuasif passif, est beaucoup plus ambigu: «…tous les systèmes nucléaires tactiques russes devraient être stockés dans des dépôts, qui seraient ouverts à un contrôle international à tous moments, en échange du retrait des têtes nucléaires américaines d’Europe.» La proposition établit un déséquilibre évident et tout de même bien significatif, puisque les armes nucléaires tactiques US restent libres de tout déploiement et fonction hors des territoires non-US et non-européens tandis que les armes russes, sur le territoire russe, seraient sujettes à un contrôle “international” (?).

• Les auteurs estiment qu'il faudra du temps à la Russie pour remplir les conditions d'une adhésion, qui ne sont pas seulement militaires, mais impliquent bien entendu le respect des droits de l'homme, le pluralisme politique, l'économie de marché («Mais la perspective de l'adhésion a jusqu'à présent déclenché chez tous les candidats un processus qui a débouché sur un consensus de valeurs», commentent les signataires). Cette appréciation est également assez singulière, reléguant la Russie dans son état actuel, sans guère de souci pour sa souveraineté, au statut d’un pays retardataire et bien mal orienté, qui a besoin d’une éducation occidentale avancée sur les thèmes occidentalistes sempiternels dont on connaît la vertu et l’efficacité (voir le respect des droits de l’homme dans les diverses expéditions occidentalistes, en Irak, en Afghanistan, etc., et le succès éclatant de l’économie de marché mis en évidence depuis la crise du 15 septembre 2008).

Notre commentaire

@PAYANT C’est un texte intéressant et, pour la période, la première manifestation du genre (en faveur de l’adhésion de la Russie à l’OTAN) hors de sources anglo-saxonnes (britanniques surtout, comme on l’a signalé déjà); et surtout, la première manifestation du genre qui détaille ce que pourrait être un processus d’adhésion de la Russie à l’OTAN. Les deux points sont liés mais ils sont exprimés avec un soucis du détail significatif de l’esprit allemand, ce qui permet d’éclairer un peu plus le débat.

• Le premier point établit une parenté entre les suggestions anglo-saxonnes déjà signalées et le texte allemand. Les auteurs sont, certainement pour deux d’entre eux, des atlantistes pro-américanistes pur jus et fort connus. L’ancien ministre de la défense Volker Rühe l’a toujours été, atlantiste et pro-US, et le général Klaus Naumann est un “transfuge” (du pro-européannisme au pro-atlantisme) connu dans les milieux du domaine. (Voir notamment notre Notes d’analyse du 4 février 2010: « Dès la Wehrkunde de février 1994, [le général belge] Charlier avait remarqué que Naumann effectuait un complet virage. Il en fut récompensé par les Américains – ceci explique cela ou bien cela explique ceci, selon l’ordre qu’on choisit – en devenant président du Comité Militaire de l’OTAN.») La vision de ces Allemands atlantistes répond clairement à une tendance atlantiste que nous avons déjà mise en évidence dans les commentaires anglo-saxons sur l’adhésion de la Russie, qui est du type : “Ce que tu ne peux étouffer, embrasse-le”. Il est devenu impossible de se passer de la Russie en Europe, il est donc préférable de l’inclure, de la “phagocyter” dans l’OTAN. (A noter que les deux autres signataires de la “lettre ouverte” ont une vision beaucoup plus nuancée, comme le montre un article qu’ils publièrent en octobre 2008, dans Atlantic Times. Mais, en l’occurrence, ce sont eux plutôt qui sacrifient à la tendance atlantiste plus qu’ils ne la nuancent décisivement.)

• Cette dernière remarque (“embasse ce que tu ne peux étouffer”) est renforcée par le deuxième point qui esquisse les conditions d’une entrée de la Russie dans l’OTAN. La Russie est traitée à peu près comme un sous-pays de l'ex-Europe communiste, avec des exigences occidentalistes du type classique. De ce côté, il n’y a rien à attendre de nos brillants esprits inspirant cette sorte de démarche. Toutes les défaites et tous les échecs, toutes les démonstrations des vices sans fin de notre système semblent ne rien susciter de la moindre vision critique de l’excellence proclamée de notre système. Au contraire, plus son inefficacité et son vice sont démontrés, plus il semble nécessaire de l’imposer aux autres. On ne parlera ni d’arrogance ni de manœuvre intellectuelle, mais simplement de l’automatisme de psychologies complètement enfermées dans la prison occidentaliste-américaniste et incapable de donner à l’esprit des outils pouvant alimenter un jugement critique.

Il est utile d’ajouter que cette approche détaillée, selon les conditions énoncées, fera sourire les Russes et éclater de rire Dimitri Rogozine. Les Anglo-Saxons sont plus habiles: ils ne détaillent pas leur proposition d’entrée de la Russie dans l’OTAN. Les Allemands sont précis et assez lourds, et peu doués pour la manœuvre. Il semble bien probable que ces précisions suffiront évidemment à ridiculiser leur projet aux yeux de la direction russe, alors que la Russie est traitée comme une sorte de pays barbare à qui l’on fait l’honneur de bien vouloir l’inviter à intégrer le saint du saint. La démarche ressemble, en un peu plus policé, à celle qui eut lieu dans les années 1990 d’intégrer “de force” la Russie dans l’“ordre” occidental, au prix de la dévastation de ce pays qui compléta, avec intérêt, les dégâts du communisme… Mais il s’agissait du temps d’Eltsine.

Cette “lettre ouverte” a l’avantage de confirmer les préoccupations sérieuses des atlantistes devant la question russe, et devant la menace que la situation actuelle, notamment le poids de la Russie, fait peser sur l’OTAN, – avec comme seule solution de tenter d’intégrer la Russie dans l’OTAN. Elle confirme a contrario que les liens entre l’Allemagne et la Russie sont d’ordre économique surtout et que, lorsqu’on en vient au politique, la vision atlantiste redevient prédominante chez les Allemands en général. La proposition de l’entrée de la Russie dans l’OTAN dans de telles conditions ne servirait qu’à faire naître d’innombrables problèmes, d’innombrables polémiques, d’innombrables tensions, avant même que ce projet ait une chance de se concrétiser.

En avançant encore dans le raisonnement, on observera que la “lettre ouverte” apporte la confirmation de l’inquiétude plus précise que fait naître chez les atlantistes la décrépitude de l’OTAN dans sa position en Europe, avec une proposition qui reviendrait alors, elle aussi de façon plus précise, à “sauver l’OTAN” en y faisant entrer la Russie après l’avoir transformée en un modèle d’occidentalisme-américanisme”. Elle apporte la confirmation que certaines évolutions, notamment celle de la France et de la Russie à l’occasion de l’affaire du Mistral, exercent une pression grandissante chez les atlantistes, toujours dans le sens de l’inquiétude angoissée. Elle confirme également que, dans le reclassement en cours, l’essentiel passe par la question de la sécurité et que, dans ce domaine, l’Allemagne est un partenaire pour le moins incertain. On peut simplement attendre que, si l’axe franco-russe se développe sans que l’affaire de l’adhésion de la Russie à l’OTAN progresse, les Allemands, par les intérêts de leurs innombrables liens économiques avec la Russie, seront conduits à suivre et à soutenir cet axe, mais sans y jouer un rôle essentiel.


Mis en ligne le 10 mars 2010 à 07H41