La guerre transformée, ou le Complexe contre le système

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La guerre transformée, ou le Complexe contre le système

8 mars 2008 — La guerre en Irak est, sans le moindre bruit particulier désormais tant ce conflit est devenu une “habitude” de notre information officielle dirigée, le laboratoire de la transformation radicale de la guerre. C’est aussi le champ de manœuvre de l’effondrement du système.

Nous faisons le constat qu’à la lumière de ce conflit, qui engage les conceptions et les moyens de la soi-disant “hyperpuissance” notamment militaire, la guerre selon les normes classiques, – les “normes guerrières”, dirait-on, — est en cours de rapide transformation en un phénomène complètement différent et sans doute impossible à décrire dans ces normes. Les conditions normales de la “violence guerrière”, – avec ses effets divers, matériels, humains, politiques, sociaux, culturels, psychologiques, – sont désormais complétées, et souvent même remplacées par des conditions hors de ces normes. A première vue, on pourrait encore parler de conditions indirectes. Mais le phénomène est d’une telle importance que nous serions plutôt tentés de parler de conditions en pleine évolution à cet égard ; elles tendraient à prendre la place centrale de la manifestation classique de la guerre et deviendraient des conditions directes de la guerre, de cause à effet directement.

On a déjà vu à plusieurs reprises des réflexions qui vont dans ce sens. On y ajoute cette fois celle qui nous est suggérée par Joseph Stiglitz, Prix Nobel connu pour ses positions aimablement dissidentes et “comptable” célèbre du coût de la guerre en Irak, – et auteur récent, avec sa complice Linda Bilmes, de The Three Trillion Dollar War. On sait que ce coût (celui de la guerre en Irak) est facilement prolongé par Stiglitz jusqu’à $5.000-$7.000 milliards ($5-$7 trillions, mais nous restons, avec nos cœurs d’enfants, plus impressionnés par le côté “mille milliards de dollars”…). Même un poète n’oserait imaginer cet abracadabrantesque Himalaya de fric. La guerre en Irak est à cet égard un immense mystère: sa capacité d’engloutissement de l’argent de la “plus grande puissance militaire de l'Histoire” doit être effectivement considérée comme une nouvelle forme de la guerre.

Quelques remarques concernant cette évaluation de Stiglitz, dont celles de Stiglitz lui-même, permettent de mieux fixer la dimension du problème.

D’abord l’exclamation d’un commentateur célèbre, Bob Herbert du New York Times. Non spécialiste du genre (la guerre et ses coutumes), Herbert termine son article du 5 mars par ce constat qui vaut précisément pour le concept de guerre: «It’s a new era.» Il avait commencé son commentaire en décrivant ce « theater of the absurd».Les deux expressions se complètent.

«We’ve been hearing a lot about “Saturday Night Live” and the fun it has been having with the presidential race. But hardly a whisper has been heard about a Congressional hearing in Washington last week on a topic that could have been drawn, in all its tragic monstrosity, from the theater of the absurd.

»The war in Iraq will ultimately cost U.S. taxpayers not hundreds of billions of dollars, but an astonishing $2 trillion, and perhaps more. There has been very little in the way of public conversation, even in the presidential campaigns, about the consequences of these costs, which are like a cancer inside the American economy.

»On Thursday, the Joint Economic Committee, chaired by Senator Chuck Schumer, conducted a public examination of the costs of the war. The witnesses included the Nobel Prize-winning economist, Joseph Stiglitz (who believes the overall costs of the war — not just the cost to taxpayers — will reach $3 trillion), and Robert Hormats, vice chairman of Goldman Sachs International.

»Both men talked about large opportunities lost because of the money poured into the war. “For a fraction of the cost of this war,” said Mr. Stiglitz, “we could have put Social Security on a sound footing for the next half-century or more.”

»Mr. Hormats mentioned Social Security and Medicare, saying that both could have been put “on a more sustainable basis.” And he cited the committee’s own calculations from last fall that showed that the money spent on the war each day is enough to enroll an additional 58,000 children in Head Start for a year, or make a year of college affordable for 160,000 low-income students through Pell Grants, or pay the annual salaries of nearly 11,000 additional border patrol agents or 14,000 more police officers.

»What we’re getting instead is the stuff of nightmares…»

Allons plus loin, pour observer que cette énorme masse d’argent a aussi l’avantage d’être représentée comme ceci: la guerre d’Irak est la cause quasiment directe de la crise financière et économique du crédit aux USA (bulle immobilière et la suite), donc de la récession, donc de la crise mondiale du domaine et ainsi de suite. L’enchaînement est implacable et révélateur. Le quotidien australien The Australian présente bien l’affaire, le 28 février, en citant Stiglitz au cours d’une de ses sorties:

«The Iraq war has cost the US 50-60 times more than the Bush administration predicted and was a central cause of the sub-prime banking crisis threatening the world economy, according to Nobel Prize-winning economist Joseph Stiglitz.

»The former World Bank vice-president yesterday said the war had, so far, cost the US something like $US3trillion ($3.3 trillion) compared with the $US50-$US60-billion predicted in 2003. […]

»Professor Stiglitz told the Chatham House think tank in London that the Bush White House was currently estimating the cost of the war at about $US500 billion, but that figure massively understated things such as the medical and welfare costs of US military servicemen. […]

»The spending on Iraq was a hidden cause of the current credit crunch because the US central bank responded to the massive financial drain of the war by flooding the American economy with cheap credit.

»“The regulators were looking the other way and money was being lent to anybody this side of a life-support system,” he said. That led to a housing bubble and a consumption boom, and the fallout was plunging the US economy into recession and saddling the next US president with the biggest budget deficit in history, he said.»

C’est là où nous voulons en venir. Cette guerre, qui est minime en importance stratégique constatée (ne parlons pas des théories et complots des commentateurs divers), en espace, en volume de forces, au regard de l’histoire de la guerre, – cette guerre constitue un événement extrêmement puissant de la polémologie, sans aucun doute l’un des plus puissants et certainement le plus puissant par rapport à son importance militaire et au volume de la violence guerrière classique. Dans sa signification, cette guerre est en un sens l’événement le plus puissant parce qu’il change la nature de la guerre, peut-être plus que l’arme nucléaire. (Cette remarque est possible dans la mesure où une administration aussi folle que celle de GW Bush n’a pas été “capable” d’utiliser l’arme nucléaire. Cette utilisation est en général bloquée par la prudence de la bureaucratie militaire, qui joue également un rôle essentiel dans cette affaire.)

Le constat que nous faisons sur la guerre en Irak a des implications intérieures au système US, certainement d’une très grande importance.

Le contrat est rompu

Le système américaniste base sa puissance et son fonctionnement, depuis 1941-1945 de façon ouverte et organisée, sur l’activité de la guerre et sur tout ce qui lui est lié (puissance des forces armées maintenues sur pied de guerre, industrie de défense, développement des technologies). C’est le phénomène du complexe militaro-industriel. Le fonctionnement de l’économie est appuyé sur ce phénomène, avec une politique industrielle de type keynésienne. Les commandes militaires de toutes sortes de la puissance publique constituent effectivement un système indirect ouvert de subvention à la puissance industrielle et économique dans son ensemble. Comme l’avait souligné le président Eisenhower en janvier 1961, la culture et la psychologie profondes du pays en furent modifiées. C’est le triomphe du système grâce au Complexe.

Jusqu’ici, les guerres ont constitué des événements économiquement “globalement positifs” pour les USA. La mobilisation industrielle de guerre du début de la Guerre froide, en 1948 (en vérité, le véritable début structurel tel que nous le connaissons de ce système militaro-industriel) a servi d’abord à sauver l’industrie aérospatiale menacée d’effondrement. L’une des conséquences pressantes de cet effondrement que l’on craignait à cette époque est qu'il aurait pu entraîner le pays dans une nouvelle Grande Dépression.

(On lira avec grand profit les textes que nous publiions le 12 février 2003 sur cette période, notamment la reprise d’une analyse publiée dans de defensa & eurostratégie du 10 avril 1995, consacrée au livre de Frank Kofsky, Harry S. Truman and the War Scare of 1948 (St Martin’s Press et Palgrave Macmillan, 1993 & 1995). Le processus et la cause réelle de la remilitarisation de l’industrie US après la démobilisation incontrôlée depuis septembre 1945 sont très précisément mis en lumière. On comprend qu’il y a là l’établissement d’un contrat entre le système et l’industrie de guerre, et l’activité de guerre par conséquent, pour la bonne marche de l’économie US.)

Depuis 1948, avec le précédent positif de la Deuxième Guerre mondiale qui sortit les USA de la Grande Dépression, le Complexe avait rempli son contrat. D’une façon générale, les guerres et l’industrie de préparation constante à la guerre étaient considérées comme des événements économiques “globalement positifs”. La guerre du Vietnam fut sans doute une exception sur le terme, mais elle ne fut pas perçue comme telle sur le moment. Aucun rapport négatif direct sérieux de cause à effet important ne fut établi dans la perception de la chose, laissant le Complexe dans sa position puissante de contractant principal du système.

La guerre en Irak rompt dramatiquement avec ce schéma. La démonstration de Stiglitz, traçant un rapport direct entre les dépenses pour l’Irak et la bulle immobilière entraînant la crise économique et financière constitue un événement tragique pour le système. Le contrat de 1948 est rompu puisque le Complexe ne tient plus son engagement d’assurer à la fois la puissance et une certaine prospérité économique. Pire encore, les chiffres de Stiglitz, par leur énormité par rapport aux prévisions (de $50 milliards à $3.000 milliards, ou le double, etc.), montrent qu’il n’existe plus aucun contrôle possible. Les dépenses, directes et indirectes, pour la guerre en Irak sont un mystère économique, un véritable “trou noir” qui affole la psychologie.

L’Irak a ouvert un nouveau chapitre de la transformation de la guerre. A son plus haut niveau et dans les conditions que nous connaissons actuellement, la principale violence de la guerre s’exerce désormais directement sur l’état de la puissance qui la provoque, et dans des domaines étrangers à ceux qui sont directement liés à la guerre. La puissance invincible que fournit le système est désormais impuissante (récurrence du thème “invincibilité = impuissance”, désormais de plus en plus universel). Les destructions à l’intérieur du système sont nécessairement supérieures à toutes celles que le système pourra provoquer dans le pays attaqué, comme si le fait même de déclencher la violence guerrière (la guerre en Irak) provoquait automatiquement des destructions supérieures (dans tous les domaines) chez l’attaquant (le système lui-même). Cette perversion suprême du contrat initial entre le système et le Complexe menace évidemment de mort la substance du système.


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