La frontière Sud, “menace existentielle” contre les USA

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La frontière Sud, “menace existentielle” contre les USA

D’une façon générale, la situation sur la frontière Sud des USA peut aisément être qualifiée de “crisique”, – ou “crise” selon le standard de la chose, par les temps qui courent. Certes, cela fait plusieurs années que “les temps courent” à cet égard, – que la situation est de type crisique, avec les facteurs combinés du trafic de la drogue vers les USA, de la “guerre des cartels” mexicains qui déborde très largement à l’intérieur des USA, de l’immigration bien entendu, autant le problème opérationnel sur la frontière que le statut des immigrants illégaux aux USA (près ou plus de 10 millions selon les estimations), etc. Depuis quelques semaines, la situation connaît un nouveau pic paroxystique, accentué d’une polémique interne sur la façon dont les USA doivent accueillir, dans le flux de l’immigration illégale, les “mineurs non accompagnés”, des Mexicains mais également des non-Mexicains venus d’autres pays d’Amérique Centrale. Russia Today, qui suit de près les événements US avec une très forte implantation aux USA, résume rapidement cette situation, le 7 juillet 2014, – et, jusque-là, il n’est encore question que de l’aspect humanitaire et sanitaire :

«Between January 1 and June 15, 2014, more than 52,000 unaccompanied alien children have been apprehended after crossing the Mexican border into the US, according to Customs and Border Patrol. The children are mostly from El Salvador, Guatemala, Honduras and Mexico. Including adults, over 181,000 undocumented immigrants who are “other than Mexicans,” or OTMs, have been apprehended along the southwest border in that time period. The majority of illegal aliens are coming through the Rio Grande Valley in southwest Texas.

»As the United States struggles to deal with a huge wave of undocumented minors, the government is currently planning to convert an empty, 55,000-square foot warehouse in McAllen, Texas into an immigration processing center, located about one mile away from the Rio Grande Valley border patrol station. Meanwhile, the Army base in Fort Sill, Oklahoma, was designated as a third military base to house children illegally and will initially house 600 children before bumping up its capacity to 1,200. Over the last few months, similar housing facilities have been created in California and Texas.

»With the overwhelming influx of undocumented minors, most of whom have not been vaccinated against infectious diseases like measles, there is fear of potential epidemics. According to the Daily Mail, a rabies outbreak has already been reported by Border Patrol, and officials in Texas are beginning to worry that other infections could spread as well. In Rio Grande, at least, the children are not being screened for diseases...»

La polémique à ce point concerne, pour les événements les plus immédiats, la politique “implicite ” de l’administration Obama, à partir de divers appels et considérations du président, perçus comme des encouragements à immigrer vers les USA présentés alors comme une “terre d’accueil” dans une situation d’urgence humanitaire. Ce facteur est apparu dans la vie politique US alors que la grande réforme sur l’immigration, avec légalisation massive des millions d’illégaux actuellement aux USA, est entrée dans une période de blocage complet renvoyant à la paralysie du pouvoir washingtonien et à l’antagonisme Président-Congrès. Cette réforme est l’un des exemples les plus remarquables de la paralysie politique et législative aux USA, qui est sans équivalent au monde malgré le grand cas qu’on fait du système politique américaniste (dans ces temps d’inversion, cette flatteuse réputation est logique). La réforme est envisagée depuis près de deux décennies et le Congrès y travaille en “phase finale” depuis le début du siècle, avec différents projets développés, avortés, etc. (Pour situer la paralysie qui touche cette question très sensible du point de vue culturel et psychologique, on rappellera que le grand événement de septembre 2001 aux USA, s’il n’y avait eu l’attaque 9/11, aurait été la visite à Washington début septembre 2001 du président mexicain d’alors, qui avait été perçue comme l’ouverture d’une démarche finale pour une nouvelle politique d’immigration US avec accord du Mexique, – la fameuse “réforme”. 9/11 interrompit tout cela, tandis que la paralysie du pouvoir washingtonien se préparait à s’installer d’une manière structurelle et définitive.)

• Ainsi, certains considèrent-ils les interventions récentes d’Obama, souvent présentées comme quasiment en son nom personnel, comme une tentative inconstitutionnelle d’imposer une situation très libérale d’accueil des immigrants du Sud, spécialement les mineurs et enfants non accompagnés. Ces mêmes “certains” sont très prompts à soupçonner Obama de noirs desseins, disons de type-“complotisme ethnique” ou “nettoyage ethnique” soft, visant à accélérer la transformation des USA en une terre à majorité “non-blanche” (ou non-WASP, si l’on veut), ou encore à favoriser l’implantation de terroristes aux USA selon l’idée que s’insèrent dans le flux migratoire illégal des illégaux venus du Moyen-Orient. Ainsi sont interprétées les déclarations du gouverneur Perry, du Texas, principal État concerné par l’actuelle phase crisique. Perry ne se représentera pas comme gouverneur du Texas, mais il aurait l’intention de tenter, une fois de plus après 2012, d’être désigné comme candidat républicain à la présidence, évidemment sur ce thème de l’immigration.

«“This president, I will suggest, is totally and absolutely either inept or making some decisions that are not in the best interests of American citizens,” Perry said during a June 17 interview with Fox News. He repeated that accusation in an ABC News interview on Sunday [July 6]. “I don’t believe he particularly cares whether or not the border of the United States is secure,” Perry told ABC’s Martha Raddatz. “And that’s the reason there’s been this lack of effort, this lack of focus, this lack of resources.”

»“The president has sent powerful messages time after time — by his policies, by nuances that it is OK to come to the United States and you can come across and you’ll be accepted in open arms. That is the real issue,” he added. “He sends — I have to believe that when you do not respond in any way, that you are either inept, or you have some ulterior motive of which you are functioning from.” [...] “We also have record high numbers of other than Mexicans being apprehended at the border,” he said to Fox News. “These are people that are coming from states like Syria that have substantial connections back to terrorist regimes.”»

• La situation a pris une nouvelle dimension ces derniers jours avec l’irruption dans le débat des “milices” privées de citoyens du Texas, qui affirment leur intention d’assurer elles-mêmes la sécurité et le verrouillage de la frontière mexicaine du Texas. D’ores et déjà, plusieurs centaines de miliciens seraient sur place, sur la frontière mexicaine du Texas et aussi sur celle de l’Arizona. Le point particulier et intéressant est que, si le gouverneur Perry n’a pas pris position en faveur des milices, il n’a pas non plus approuvé la politique fédérale qui s’oppose évidemment à l'intention de ces milices de jouer un rôle, sinon le rôle principal, dans la situation à la frontière. Russia Today encore :

«... Enter the Texas and national militias to save the day, the groups say. Over the weekend, a call went out from a coalition of “Patriots” to help with a citizen militia operation called “Secure Our Border – Laredo” to defend private property in the Laredo area and other Texas locations from “drug cartels and from gangs, particularly the MS-13 gangs,” a spokeswoman for the group, Denice Freeman, told The Monitor. A similar alert went out in mid-June on FreeRepublic.com. “All Texas & National Militia Available Please Converge Immediately Status GO: Mission close down Laredo Crossing for starters ((All need to be closed)) Operation complete when border fence is in place and secure,” the alert said.

»Tim Brown at Freedom Outpost calls the current humanitarian crisis an “invasion” that needs to be stopped by the militias. “This sounds totally American and Constitutional to me. After all, it is constitutional militia, not National Guard or DHS, which are supposed to repel invasions. However, some elected representatives just don't understand the Constitution,” he wrote in a blog post. During a conference call among militia groups after the first alert went out, one of the call leaders said there are 500 of their troops currently deployed on the Arizona/Mexico border, and as well as “boots on the ground” in CBP’s Laredo sector, Breitbart reported...»

• Un autre élément important, passé plus inaperçu parce qu’émanant d’un médias spécialisé, concerne une interview du général du Corps des Marines Kelly, actuel commandant de la région sud-américaine (Southern Command, pour tous les pays au Sud de la frontière mexicaine des USA). Kelly définit la situation comme une “menace existentielle” pour les USA, plus encore pour les possibilités d’intrusion et d’installation de centres terroristes aux USA grâce au flux d’immigration. (Kelly cite l’implication du Hezbollah dans cette confusion de la crise de la frontière, ce qui est une vieille rengaine de l’évaluation de la situation par les militaires.) Il se plaint de disposer de ressources complètement insuffisantes, impliquant l'incapacité totale de ses forces de contrôler la situation dans 75% des cas, alors que l’initiative de “militarisation” de la situation devant l’ampleur de la crise de la frontière a été lancée en 2006 (voir le 15 mai 2006). Huit années pour en arriver à la situation actuelle, là aussi bel exemple d’efficacité du Système ; évidemment, Kelly s’appuie sur c constat dont il fait argument pour réclamer plus de soutien, plus de budget, plus de forces, etc., et proclamer la réalité pressante de cette “menace existentielle”... Il s’agit d’une interview publiée dans DefenseOne.com, le 5 juillet 2014, sous le titre : «Top General Says Mexico Border Security Now ‘Existential’ Threat to U.S.». (Le texte comprend également de très nombreuses données sur la situation à la frontière, sur les ressources mises en œuvre pour cette situation, etc.)

«“In comparison to other global threats, the near collapse of societies in the hemisphere with the associated drug and [undocumented immigrant] flow are frequently viewed to be of low importance,” Kelly told Defense One. “Many argue these threats are not existential and do not challenge our national security. I disagree.”

»In spring hearings before the Senate and House Armed Services Committees, Kelly said that budgets cuts are “severely degrading” the military’s ability to defend southern approaches to the U.S border. Last year, he said, his task force was unable to act on nearly 75 percent of illicit trafficking events. “I simply sit and watch it go by,” he said. But the potential threats are even greater. Kelly warned that neglect has created vulnerabilities that can be exploited by terrorist groups, describing a “crime-terror convergence” already seen in Lebanese Hezbollah’s involvement in the region. “All this corruption and violence is directly or indirectly due to the insatiable U.S. demand for drugs, particularly cocaine, heroin and now methamphetamines,” Kelly told Defense One, “all of which are produced in Latin America and smuggled into the U.S. along an incredibly efficient network along which anything – hundreds of tons of drugs, people, terrorists, potentially weapons of mass destruction or children – can travel, so long as they can pay the fare.”

»With the Obama administration calling the flow of children in the U.S. a humanitarian crisis, even some of the most outspoken proponents of immigration reform in Congress are calling for a greater focus on security... [...]

»Given the concerns about militarization and “minimal Department of Defense resources” to confront security threats deeply rooted in social issues, Kelly said that the U.S. military mission in Central America has redirected its focus to the institutions in those countries that are involved in border and maritime security. But the attempts to hide U.S. military involvement in border security may have backfired, now that the U.S. needs the military’s help to protect the border more than ever. “This region does not ask for much…. Some of my counterparts perceive that the United States is disengaging from the region and from the world in general,” Kelly said. “We should remember that our friends and allies are not the only ones watching our actions closely. …And in the meantime, drug traffickers, criminal networks, and other actors, unburdened by budget cuts, cancelled activities, and employee furloughs, will have the opportunity to exploit the partnership vacuum left by reduced U.S. military engagement.”»

... Il est vrai qu’on avait oublié, dans le flux étourdissant des crises du monde en général, du désordre globalisé et de l’instabilité qui va avec, la situation en constante détérioration de la frontière Sud des USA. Il ne fait certes aucun doute que cette situation est mauvaise, hors de contrôle, etc., avec une véritable “mexicanisation” de la bande Sud des USA s’élargissant de plus en plus vers le Nord puisque les choses ne cessent de s’aggraver et de sombrer dans le désordre. “Menace existentielle”, certes, puisque visant le cœur du territoire de l’américanisme, comme une sorte d’“Ukraine des USA” mais en plus structurelle, en beaucoup plus réelle, en beaucoup plus “avancée”, comme une démonstration de la porosité du tissu social US, de sa profonde vulnérabilité aux dynamiques de dissolution. La principale caractéristique politique de cette crise, c’est la volonté résiliente de l’establishment washingtonien d’en dissimuler l’ampleur et la profondeur, par réflexe naturel de nier la plus grave et la plus constante vulnérabilité des USA.

Cette fois, curieusement, c’est l’action du Washington centralisateur, et du plus centralisateur d’entre tous en la personne du Président, qui a initié un nouveau paroxysme de la crise. Cela est dû à cette tendance actuelle, cette tendance non-politique du corps politique en état de complète impuissance politique (voir le 7 juillet 2014), d’épouser des causes faciles et en apparence non-politiques, des causes “morales” qui permettent d’espérer gagner une popularité à bon compte, ou de tenter de réduire une impopularité extrême, – et l’humanitarisme est le nom générique actuel de cette tendance. Obama a donc aggravé la crise politique intérieure de la frontière avec toutes ses dimensions culturelles et psychologiques, avec des exhortations à accueillir les mineurs et enfants venus des pays déshérités du Sud. Faisant cela, il grandit l’importance du problème mexicain et surtout de l’immigration, déjà très présent, dans le débat électoral pour les élections législatives de novembre prochain.

Au reste, on peut se demander si la crise dont témoigne ce débat n’est pas en train de parvenir à sa pleine maturité, avec l’annonce que des milices civiles entendent assurer elles-mêmes la sécurité et éventuellement l’étanchéité de la frontière. Même si ce projet est justifié par ceux qui le présentent et commencent à l’exécuter comme conforme à la Constitution et à l’esprit de la Constitution, il a évidemment une coloration centrifuge. (La milice civile, à tendance évidemment localiste, est la formule initiale de maintien de l’ordre et de la sécurité des États-Unis, ou même des États qui constituèrent les USA au départ. La Constitution, si elle prévoit une marine fédérale dans le chef de l’US Navy, ne prévoit pas de forces armées fédérales structurelles qui vinrent plus tard, justement parce la tâche de la sécurité était assurée par les milices locales, surnommées au début de la guerre d’Indépendance les Minutemen, – suggérant la rapidité avec laquelle se constituait, “dans la minute”, une milice faite de citoyens.) Comme on le voit au Texas, les milices impliquées sont évidemment des milices texanes, et si elles prétendent remplacer les forces fédérales déployées à la frontière, ce serait bien entendu selon un état d’esprit localiste qui implique évidemment une prééminence de l’État de l’Union sur le système fédéral, dans le domaine fondamental de la sécurité.

On sait aussi que ce débat, cette crise de l’immigration est, aux USA, à très forte tendance identitaire. Elle implique une dimension culturelle, psychologique, sinon ontologique et existentielle avec l’évolution démographique aux USA et le surgissement d’une très forte minorité latinos qui doit devenir le premier groupe racial et culturel des USA dans le courant de ce siècle. Ce sont des perspectives qui attisent la crise dans sa dynamique déstructurante des USA, puisque la seule façon de contrer cette tendance démographique se trouve dans l’éclatement des USA, avec certains États laissés aux latinos et d’autres où le groupe racial WASP et assimilé peut espérer rester majoritaire. La faiblesse du corps politique, abîmé dans son impuissance washingtonienne (impuissance du pouvoir central) et ouvert à des manœuvres politiciennes, peut et doit favoriser cette maturation de la crise. On observe bien entendu que la position du gouverneur du Texas Perry, politicien médiocre et opportuniste, qui ne désavoue pas le mouvement des milices même s’il reste prudent, est un signe de cette maturation.

La qualification de “menace existentielle” donnée par le général Kelly à la crise de la frontière est peut-être plus fondée encore qu’on ne croit, et alors il suffit de la transcrire en “crise existentielle”. Kelly fait son travail, qui est de chercher à renforcer à tout prix les capacités des forces armées, et par conséquent la mainmise du Pentagone sur la sécurité des frontières, – en assurant que c’est parce qu’on ne lui en a pas donné les moyens que l’armée n’a pu rétablir l’ordre dans cette crise. Cet argument est bien entendu grotesque, quand on voit la spécialisation extrême des forces armées US dans les catastrophes opérationnelles partout où elles interviennent. Par contre, on lui trouvera des vertus antiSystème, dans la mesure où Kelly contribue ainsi à la dramatisation de la crise de la frontière, dans un temps où la création, la prolifération, l’aggravation et le paroxysme des crises sont devenues la marque et la structure (infrastructure crisique) d’une nouvelle façon d’être des relations internationales et des situations intérieures.

 

Mis en ligne le 8 juillet 2014 à 09H03