La dernière victoire de ben Laden

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Il existe aujourd’hui à Washington une formidable poussée anti-guerre (antiwar), dont nous avons déjà parlé (voir le 28 mai 2011), qui ne se dément pas et, au contraire, se renforce. Nous constatons qu’un des facteurs symboliques importants de ce tournant, qui s’impose de plus en plus, c’est la mort de ben Laden.

Nous avons développé cette idée à plusieurs reprises… Il s’agit effectivement d’appréhender la valeur symbolique de la mort de ben Laden, ou de son assassinat, ou de sa “liquidation”, – quoi qu’il en soit dans la “réalité”. Nous rappelons les références, avec des extraits de textes, où nous présentions cette idée.

• Le 20 mai 2011, dans notre F&C qui associait les cas de ben Laden et de DSK sous la rubrique “liquidation”, en explorant l’hypothèse de leur “liquidation” symbolique par un Système qui s’autodétruit et ne sait même plus reconnaître les “verrous” qui lui sont essentiels…

«Nous nous sommes beaucoup étendus sur le cas DSK, parce que c’est le fait du jour, sans aucun doute, et qu’il est massivement présent dans le système de la communication. Le même raisonnement est valable pour nous pour les circonstances de la liquidation de ben Laden, y compris l’hypothèse largement développée d’avancer qu’il s’agit d’un faux ben Laden parce que le vrai serait mort depuis 2002. Le fait qui nous intéresse est que la mort officielle, donc la mort symbolique de ben Laden, paradoxalement saluée comme une “victoire” fondamentale pour les USA, est en réalité un événement terriblement déstabilisant pour la situation établie depuis 9/11 dans la mesure où elle nous prive du personnage qui structurait toute la narrative du bloc américaniste-occidentaliste…»

• Dans notre numéro du 10 juin 2011 de dde.crisis, nous reprenons ce thème dans un contexte beaucoup plus large et ambitieux, effectivement axé sur le phénomène d’autodestruction du Système. Dans la rubrique de defensa, nous écrivons notamment…

«Ben Laden représente le verrou qui tient le bloc américaniste-occidentaliste (BAO) à son adversaire mythique et symbolique, que ce soit djihad ou terreur… […] Dans le cas de ben Laden, sa disparition, qui semble soudain priver la guerre contre la terreur de son assise symbolique, de la source de sa narrative… […] Pour ben Laden, il s’agit d’envisager un prolongement psychologique éventuel de forme indirecte. On a vu apparaître, à Washington entre les 23 et 26 mai, plusieurs manifestations de la Chambre des Représentants dans un sens anti-guerre affirmée (amendements à la loi budgétaire FY2012 du Pentagone). Il y eut notamment ce vote formidable (416 voix contre 5) interdisant au Président le déploiement de forces terrestres US, y compris des contractants, en Libye (voir aussi notre rubrique Perspectives). Notre interprétation est que la mort de ben Laden joue son rôle, en plus de la crise de la dette du gouvernement. La mort de ben Laden, c’est la disparition du point de référence symbolique de la nécessité de “la guerre contre la Terreur”. Ce processus psychologique peut aller loin dans la démobilisation des esprits, s’il s’agit de l’événement de l’ouverture de la boîte de Pandore... Où l’on verrait la fragilité de la psychologie US, dans l’incertitude de ses stimuli...»

• Dans le même numéro, dans la rubrique Perspectives, nous abordons la question de l’évolution antiwar à Washingtoin, notamment à la Chambre des Représentants. Nous revenons sur le sujet ben Laden/symbolisme…

«Enfin, il ne faut pas oublier un facteur symbolique essentiel, qui est la mort de ben Laden. (On détaille cet aspect des choses dans notre rubrique de defensa.) La chose est clairement exprimée par cette remarque à propos de l’Afghanistan, extraite d’un reportage du New York Times consacré à un parlementaire républicain de tendance conservatrice devenu anti-guerre, Walter B.Jones: «“We’re losing a lot of people there and not seeing anything in return,” said Gregory Barnett, who spent 22 years in the Marine Corps. “Now that we’ve gotten Bin Laden, we’ve been there long enough.”»

Cette dernière phrase, cette citation d’un Marine, apparaît effectivement dans un texte du New York Times du 6 juin 2011 : «In Beaufort, about 50 miles from Camp Lejeune, several former Marines at the Memorial Day event agreed. “We’re losing a lot of people there and not seeing anything in return,” said Gregory Barnett, who spent 22 years in the Marine Corps. “Now that we’ve gotten Bin Laden, we’ve been there long enough.”»

C’était pour nous une des première fois que la place symbolique de la mort de ben Laden dans l’évolution du climat actuel était aussi nettement marquée. Bien entendu, l’occurrence était assez anecdotique, – un ancien Marine de Beaufort, dans l’Etat de Caroline du Nord, mais tout de même à propos des positions antiwar d’un Représentant républicain à la Chambre, Walter B. Jones. Les derniers développements du courant antiwar, qui ne cesse de se renforcer, nous conduisent à une observation d’une plus grande consistance, qui nous éclaire effectivement, ou nous confirme en fait, sur la réalité de la situation. C’est Jim Lobe qui la cite, dans un texte du 16 juin 2011 sur Antiwar.com, où il constate la perte accélérée d’influence des neocons chez les républicains.

«“The economic duress is undermining the national greatness project of Bill Kristol and the neocons,” according to Steve Clemons, a national-security expert at the New America Foundation (NAF), whose washingtonnote.com blog is widely read here. “What we are seeing evolve among Republicans is a hybrid realism with some isolationist strains that believes the costs of American intervention in the world at the rate of the last decade simply can’t be sustained,” wrote Clemons.»

Ayant noté cela, Jim lobe poursuit en abordant directement le sujet qui nous intéresse. Cela donne ceci, qui nous permet de voir la confirmation de l’importance, au moins psychologique, de la mort de ben Landen… «That evolution has gained momentum in the past few months, particularly since President Barack Obama yielded to pressure from a coalition of neoconservatives, liberal interventionists, and nationalists like McCain, to intervene in Libya, and, more importantly since the May 2 killing by U.S. Special Forces of the al-Qaeda chief in Pakistan. The killing of Osama bin Laden, according to Charles Kupchan of the Council on Foreign Relations (CFR), “symbolized a closure in some ways to the wars that began after the 9/11 attacks.”»

Kupchan, expert prestigieux, d’ailleurs de tendance modérément critique des pratiques du Système, emploie effectivement le verbe “symboliser” pour caractériser l’effet produit par la mort de ben Laden. Cette symbolisation n’est certainement pas gratuite, ni même uniquement … “symbolique”, – dans le sens où, en référence réflexive aux conceptions générales de la modernité rationnelle, on tiendrait pour peu important tout ce qui est symbolique dans les événements en cours. Au contraire, nous tenons que l’assassinat de ben Laden, puisque c’est de cela qu’il s’agit, est sans aucun doute un événement d’une puissance d’influence considérable, et cela étant bien compris dans le sens symbolique.

Nous sommes dans une époque de complet désordre, aussi bien dans les faits eux-mêmes que dans la perception qu’on en a. Les pratiques des directions politiques à partir du 11 septembre 2001 ont d’abord réduit à néant toute notion d’information “objective”, à l’insistance même des autorités en place qui ont déclaré que la “réalité” était désormais une arme de guerre qui devait être manipulable sans la moindre limite. Cette subjectivation de l’information, notamment officielle, a été un premier pas important dans la destruction de la perception rationnelle du monde. (Cela n’est d’ailleurs pas nécessairement mauvais : il s’agissait là d’une mise au point “officielle”, qui avait la vertu de dire tout haut, et “officiellement”, ce qu’on pensait tout bas, – savoir, le caractère mensonger systématique, sinon virtualiste, de l’information officielle ; sa transformation en artefact de communication ayant effectivement sa place dans une bataille, et donc manipulée d’une façon partisane.)

Ensuite, notamment à partir de 2007-2008, la politique s’est complètement dissolue et pervertie, jusqu’à devenir une pratique caractérisée par le désordre et le nihilisme les plus complets. Cette dimension rationnelle a donc elle aussi disparu : non seulement, la réalité politique rationnelle, sous la forme d’une politique avec ses aléas, ses buts, sa pratique, etc., était dissimulée derrière le mensonge (ou le virtualisme), mais plus encore, il n’y avait plus véritablement de “réalité politique rationnelle”. Dans ces conditions, la dimension symbolique prend une importance absolument essentielle, on le comprend aisément. Elle exerce une influence considérable, notamment dans le champ psychologique, où aucune autre perception sérieuse n’est véritablement soutenue. C’est un phénomène essentiel et extraordinaire de notre époque, laquelle n’est plus tenue dans des bornes rationnelles, contrairement aux exigences du Système qui avait fait de la raison humaine, par perversion, son alliée soumise.

C’est effectivement dans ce sens qu’il faut considérer la “liquidation” de ben Laden. La présentation officielle qui en a été faite d’une “victoire” considérable pour les USA, et pour le président Obama déjà lancé dans sa campagne pour la réélection, n’a eu qu’un effet très court dans le temps, un effet dérisoire comme il est rapidement apparu. Cet effet a consisté, en tout et pour tout, en une remontée dans les sondages de quelques semaines pour Obama ; c’est parfaitement la mesure d’une action qui n’avait aucune réalité politique sérieuse, puisqu’utilisée comme simple expédient de communication. Au contraire, sa dimension symbolique, qui est énorme, a eu un effet psychologique considérable, qui n’est bien entendu ni acté, ni mesurable, et encore moins “officiel”. Mais cet effet est bien là, et il déstabilise toute la “politique de l’idéologie et de l’instinct” du Système, dans une mesure considérable dont tous les effets restent à être appréciés dans toute leur ampleur. La “liquidation” de ben Laden fut donc bien, également, un acte du Système participant de cette irrépressible tendance à sa propre autodestruction, puisque cet acte mène effectivement à la destruction d’une politique essentielle de ce Système.


Mis en ligne le 16 juin 2011 à 12H33

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