La crise racontée aux enfants sages de l’américanisme

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Voici une pure et émouvante “narrative” de la crise, celle-ci racontée aux enfants sages, une fable scintillante de mille feux, comme une étoile à une branche d’un sapin de Noël, non, plutôt tout au sommet du sapin de Noël. En la lisant, nous avons les yeux pleins d’étoiles, – 50 ou 51 pour être précis, si l’on compte les derniers ralliements extérieurs. Car cette crise n’est pas une catastrophe, non, c’est une renaissance, et qui était bien nécessaire, et l’on croirait enfin que tout a été calculé, machine, contrôlé pour en arriver à ce coup de génie, ce formidable plan de $700 milliards qu’on va glisser, de force, dans les portefeuilles des banquiers réticents. (Ainsi le secrétaire au Trésor, le richissime Mellon et l’un des “titans de Wall Street”, disait-il à son président Hoover qui s’inquiétait des premiers millions de chômeurs de la Grande Dépression, en 1931: «Cela purgera le système des parasites sociaux.»)

C’est David Brooks qui s’est fait conteur, dans sa livrée austère de columnist du New York Times et de l’International Herald Tribune, le 23 septembre. Sa “narrative” est simple: tout cela a été fait pour pouvoir remettre de l’ordre dans la barraque, ressusciter le bon vieux temps des capitalistes responsables, les Rockefeller, J. Pierpont Morgan, Mellon et autres, tous ces gens, milliardaires de très haute tenue, qui assumaient toutes leurs responsabilités en régulant le système par leur seule influence, par leur autorité, leur prestige, on dirait presque leur légitimité.

Brooks refait donc l’Histoire en se référant à ces temps rassurant où les “titans de Wall Street” avaient toute leur tête et leur sens des responsabilités, où J. Pierpont Morgan était capable d’arrêter une panique à Wall Street en une soirée de 1907 où il réunissait ses pairs et les tançait vertement, ou John D. Rockefeller passait plus de temps à gérer les dons qu’il faisait de toutes parts pour le bien du système que sa propre fortune. Miraculeusement, ces temps sont revenus. Le plan Paulson est le retour de la sagesse, «[It] would assign nearly unlimited authority to a small coterie of policymakers. It does not rely on any system of checks and balances, but on the wisdom and public spiritedness of those in charge.» Entendez-vous les trompettes sonner et les alléluias saluer la (re)naissance du divin enfant? Si vous n’entendez rien, soignez-vous ou lisez la péroraison de Brooks:

«…the plan will be pinned back. Oversight will be put in place. But the plan will probably not be stopped. The markets would tank. There is a hunger for stability, which only the Treasury and the Fed can provide.

»So we have arrived at one of those moments. The global financial turmoil has pulled nearly everybody out of their normal ideological categories. The pressure of reality has compelled new thinking about the relationship between government and the economy. And lo and behold, a new center and a new establishment is emerging.

»The Paulson rescue plan is one chapter. But there will be others. Over the next few years, the U.S. will have to climb out from under mountainous piles of debt. Many predict a long, gray recession. The country will not turn to free-market supply-siders. Nor will it turn to left-wing populists. It will turn to the safe heads from the investment banks. For Republicans, people like Paulson. For Democrats, the guiding lights will be those establishment figures who advised Barack Obama last week – including Volcker, Robert Rubin and Warren Buffett.

»These time-tested advisers, or more precisely, their acolytes, are going to make the health and survival of the financial markets their first order of business, because without that stability, the entire economy will be in danger. Beyond that, they will embrace a certain sort of governing approach.

»The government will be much more active in economic management (pleasing a certain sort of establishment Democrat). Government activism will provide support to corporations, banks and business and will be used to shore up the stable conditions they need to thrive (pleasing a certain sort of establishment Republican). Tax revenues from business activities will pay for progressive but business-friendly causes – investments in green technology, health care reform, infrastructure spending, education reform and scientific research.

»If you wanted to devise a name for this approach, you might pick the phrase economist Arnold Kling has used: Progressive Corporatism. We're not entering a phase in which government stands back and lets the chips fall. We're not entering an era when the government pounds the powerful on behalf of the people. We're entering an era of the educated establishment, in which government acts to create a stable – and often oligarchic – framework for capitalist endeavor.

»After a liberal era and then a conservative era, we're getting a glimpse of what comes next.»

Il est assuré que nous allons avoir de nombreuses interprétations de cette “semaine qui ébranla la finance“ du monde capitaliste, – au moins jusqu’à la prochaine crise. Comme à chaque occasion de ce genre, la récriture est faite avec la plume de la raison mise au service de l’optimisme des mêmes lendemains d’hier qui chantent à nouveau. Le spectacle que Brooks monte pour nous est convaincant, qui parvient à nous faire prendre Paulson pour un grand manipulateur et un Ange Exterminateur, finalement assuré de son destin et de celui de la Grande République, réinstallant la Vertu sur le carreau du Temple où gisent les marchands de la chose, assommés, terrifiés et bientôt repentants (mais les poches pleines tout de même, on leur rachète leurs dettes pourries et on leur assure un bonus à la fin du mois).

Il faut entrer dans la “narrative” et ne plus s’interroger, ne plus s’attarder aux questions. Comment ces grands manipulateurs n’ont-ils rien vu venir? («[Bush] acted so boldly, he said yesterday, only after realising just “how severe the problems were”. The President said his first instinct was to let the free markets work. But then he heard from experts who said the problem was so significant and so deep that massive federal help was needed….») Comment Paulson, ce redresseur des torts, peut-il autant haïr ce qui va sauver l’Amérique? («I don’t like the fact that we have to do this. I hate the fact that we have to do this. But it is better than the alternative.») Comment expliquer que cette phalange de rénovateurs faite de vieux sbires tannés sous le harnais, – Paulson, Volcker, Rubin, – va nous apporter la formule de la stabilité et de la responsabilité alors qu’elle est faite de ceux-là même, – Paulson, Volcker, Rubin, – qui, depuis 30 ans, font la navette entre Wall Street et l’administration pour développer ce système de l’instabilité et de l’irresponsabilité?

Qu’importe, la “narrative” chante et la vie est donc devenue belle: “Progressive Corporatism», l’alliance du dollar et du progressisme, la vertu au carré, au cube même. Le reste suivra, de l’Irak à la Nouvelle Orléans, de l’Afghanistan au Pentagone, de Poutine à Ben Laden en passant par Sarkozy, et la Belgique sera même réunifiée en choisissant une langue commune (l’Anglo-Américain de Wall Steet). Ecoutez-les chanter, ces grands matins qui sont les nôtres.


Mis en ligne le 24 septembre 2008 à 18H01