L’USAF et ses pilotes prisonniers de la machine (le F-22)

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 1962

L’USAF et ses pilotes prisonniers de la machine (le F-22)

Il y eut, ce dimanche, une remarquable émission, lors du fameux Sixty Minutes de CBS. Deux pilotes de l’USAF, le major Jeremy Gordon et le capitaine Josh Wilson, y vinrent parler à visages découverts de leur décision de refuser de voler à bord de l’avion de combat F-22 Raptor. Ils avaient pris soin de se faire accompagner par un membre du Congrès, le représentant républicain Adam Kinzinger.

Kinzinger expliqua ainsi sa présence, en tant que protecteur affiché de deux hommes qui pouvaient se présenter comme des whistleblowers (littéralement “lanceurs d’alerte”, ou “dénonciateurs” dans le bon sens du terme, selon les Québecois : une personne qui décide de dénoncer publiquement des faits de corruption, d’abus de pouvoir, etc., généralement d’une administration ou d’une entreprise) : «Congress granted protection to whistleblowers in general and specifically military to say: if you have a concern, you know – not something obviously little – but something pretty big and serious… you have a right to talk to your congressman,” Rep Adam Kinzinger (R-Illinois) tells the network, “because just 'cause you join the military doesn't mean you give up your right to citizenship.”»

Ainsi l’émission Sixty Minutes entérina-t-elle pour sa très vaste audience la “mutinerie” sans aucun précédent historique dans ce domaine, qui touche aujourd’hui une partie des pilotes de l’USAF, affectés à des unités équipées du F-22. On a déjà vu (le 2 mai 2012) le cas sans précèdent de ces pilotes de F-22 refusant de voler à bord de leurs avions. L’émission de la CBS du 6 mai 2012, largement commentée (voir Danger Room du 6 mai 2012, Russia Today du 7 mai 2012, DoD.Buzz du 7 mai 2012), a surtout mis en évidence les conflits que soulève cette situation exceptionnelle et, notamment, l’attitude de l’USAF vis-à-vis de ce que Danger Room appelle “la mutinerie des pilotes des avions furtifs”.

Selon ABC, «Several current and former F-22 pilots contacted by ABC News for its investigation either did not respond or quickly declined to comment on the plane and two relatives of flyers told ABC News that the pilots had been instructed not to speak to the media on penalty of potentially losing their post with the F-22 -- a coveted position despite the safety concerns. One pilot, when initially contacted by ABC News for comment, agreed to speak on the record but only after he checked with the Air Force public affairs office. Since then, the pilot has not responded to any of ABC News' attempts to communicate. […]

»Top officials at the Air Force and Lockheed Martin refused to take part in one-on-one interviews with ABC News for its broadcast report, but the Air Force provided a statement last week in which it says the service is committed to "unparalleled dedication to flight safety.” “Flying America's premier fighter aircraft always entails risk but the Air Force has, and always will, take every measure to ensure the safety of our aircrews while delivering air superiority for the nation,” the statement said. The Air Force has also stressed that reports of “hypoxia-like symptoms” are exceedingly rare – more than two dozen compared to the thousands of flights flown without incident.

Il y a à peu près, actuellement, 200 pilotes qualifiés pour le F-22 ; 36 d’entre eux auraient expérimenté des incidents avec le système d’oxygène défectueux, avec des séquelles notables sinon sérieuses. Un pilote est mort dans son avion qui s’est écrasé au sol en 2010, dans une occurrence que la famille de la victime et divers intervenants jugent liée à une défection du système d’alimentation, bien entendu contre l’avis de l’USAF qui parle d’“erreur humaine”. Il est impossible de donner un décompte du nombre de pilotes ayant refusé ou refusant de voler à bord des F-22.

Danger Room : «…Gordon and Wilson say they aren’t alone. A “vast, silent majority” of Raptor fliers fears for their lives as their high- and fast-flying jets cause them to black out or become confused in mid-air. Some pilots have taken out extra life-insurance policies. And Air Force doctors “absolutely” have said no one should fly the $400-million-a-copy F-22 until the jet’s oxygen woes are resolved, Gordon and Wilson claim. […]

«…In February last year Wilson was at the controls of his F-22 on a training flight when he began feeling disoriented. “I had to really concentrate, immense concentration on just doin’ simple, simple tasks,” he tells 60 Minutes. “And our training tells you if you suspect something’s probably goin’ on, go ahead and pull your emergency oxygen and come back home. When I did make that decision to pull the emergency oxygen ring, I couldn’t find it. I couldn’t remember, you know, what part of the aircraft it was in.”

»Three months later, the Air Force temporarily grounded all of its Raptors so it could study the problem. But that five-month stand-down, and a more limited grounding in October, did not result in any major changes to the F-22′s on-board oxygen-generating system… […] The blackouts continued. In October Gordon and his wingman both reported oxygen shortages. In all, Raptor pilots suffered 11 black-outs or near-blackouts between October and May, 60 Minutes reports. […]

»[…T]he cumulative effects of oxygen deprivation are apparent among Raptor fliers, Gordon says. “In a room full of F-22 pilots, the vast majority will be coughing a lot of the times. Other things — laying down for bed at night after flying and getting just the spinning room feeling, dizziness, tumbling, vertigo kind of stuff.” The whistleblowers anticipate more deaths as the Air Force pushes its Raptor crews to continue flying despite overwhelming evidence of the jet’s faultiness. “We are waiting for somethin’ to happen,” Wilson says. “And if it happens, nobody’s going to be surprised. I think it’s a matter of time.”»

C’est une situation sans précédent, certes, et qui paraît également figée dans une sorte d’impuissance générale de l’USAF, alors que les pilotes pourraient être conduits à se manifester publiquement de plus en plus souvent. Il est possible qu’à la suite de l’émission de dimanche, une audition au Congrès ait lieu sur cette affaire, tandis que les doutes grandissent sur la possibilité que les F-22 aient jamais une réelle capacité opérationnelle. Il n’y a pas encore de lien établi avec les problèmes sans nombre du JSF, mais le rapport évident entre la complexité de l’avion et la panne du système d’alimentation en oxygène conduit évidemment à se demander si de tels incidents ne menacent pas également la future flotte de JSF, – s’il y a jamais une “future flotte de JSF”, ce qui est une question de plus en plus actuelle.

La gravité du cas est bien entendu au niveau de l’impasse constatée pour résoudre un problème dont il est difficile d’envisager qu’il puisse accompagner, en l’état et sans résolution, la “vie opérationnelle” de l’avion. Il y a déjà eu une immobilisation de la flotte de F-22 pendant plus de six mois en deux phases (entre 7 et 8% du temps de la “vie opérationnelle” totale du F-22 à ce jour), et toutes les tentatives de résoudre le problème ont échoué ; à cela s’ajoutent les restrictions sans nombre de l’enveloppe de vol, des performances, etc. Bien entendu, l’USAF est désormais de plus en plus tentée, pour des raisons de relations publiques, d’“image”, etc., d’étouffer ce problème en pratiquant une rétention d’information, voire une censure systématique, tout en affirmant que le problème n’est pas grave (ce qui empêcherait de nouvelles interdictions de vol de longue durée pour tenter de le résoudre). Pendant ce temps, la “mutinerie des pilotes” ne peut que s’amplifier.

Il ne fait aucun doute, comme on l’a déjà vu, que cette forme de problème est directement liée à la complexité extraordinaire de ces types d’avion (F-22 et JSF). Cette complexité est dépendante de l’avancement de l’avion, dit de “cinquième génération”, autant que du choix de la technologie furtive (des technologies furtives puisque c’est un ensemble de technologies formant “la technologie furtive”, ou encore stealth technology) ; la technologie furtive impose de très nombreuses contraintes aérodynamiques, de fonctionnement, des matériaux spécifiques, etc., toutes ces conditions nouvelles qui accroissent la complexité et dont on ignore les effets divers, notamment sur l’être humain dans les conditions de vol et de combat de ce type de systèmes. Il est impératif, pour bien comprendre l’ampleur du problème de lier la complexité du système au choix des technologies furtives, tout en admettant que ce choix renvoie à la logique de la modernité elle-même, de son développement exponentiel, de son choix de technologies de plus en plus complexes et de plus en plus dépendantes les unes des autres (constitution de “systèmes de systèmes”) ; tout cela rendant le contrôle direct puis indirect de la machine de plus en plus problématique, alors qu’en retour l’emprise de la machine sur l’activité humaine considérée ne cesse de grandir jusqu’à devenir exclusive. L’emprisonnement est alors verrouillé…

Ainsi se confirme-t-il de plus en plus que l’USAF, à l’image de la sorte de service opérationnel avancé qui peut se comparer à elle, est arrivée dans un domaine nouveau où les capacités de la machine (les technologies avancées) tendent à une contre-productivité puis à une inefficacité radicales, tandis que l’organisation et sa bureaucratie sont complètement emprisonnée à cette machine. La chose est aggravée, jusqu’au verrouillage le plus complet, par cette évolution-Système que nous évoquons souvent, ici à propos du système du technologisme, passant de la surpuissance à l’autodestruction. Nous ne sommes plus dans le cycle de temps court ou dans le temporaire, qui permettrait un retour en arrière jusqu'à la bifurcation originelle de la séquence, pour prendre une autre orientation. La chronologie est extrêmement longue par rapport à la rapidité de développement et d’intégration des technologies, chronologie durant laquelle toute la base technologique de l’industrie et les infrastructures de l’USAF se sont tournées et conformées à l’emploi de la furtivité. Celle-ci, la furtivité, qui recouvre les technologies furtives mais aussi l’esprit qui a concouru à leur choix et qui régule leur emploi, est devenue une véritable “philosophie” du technologisme, d’un technologisme qu’on espérait verrouillé dans une suprématie et une efficacité sans obstacles. Quelques rappels permettent de situer l’enracinement chronologique du problème et de comprendre que l’hypothèse d’une impasse sans retour n’est plus à repousser, et que cette impasse menace la structure de l’USAF dans sa globalité, dans une sorte de démonstration in vivo de la crise terminale du système du technologisme.

• L’apparition et les premiers développements de la technologie furtive, avec la mise en place d’une bureaucratie qui va avec, favorisant systématiquement son développement et des choix allant dans ce sens, date des années 1970 (deuxième moitié de la décennie). On pourra consulter à cet égard un historique complet des débuts de la technologie de la furtivité, ou stealth, que nous avons publié en deux textes, successivement le 22 juillet 2007 et le 23 juillet 2007.

• La décision décisive de l’USAF de passer à du “tout-stealth”, c’est-à-dire, en termes imagés désignant les spécificités des matériaux “furtifs”, d’abandonner “the aluminium fighter”, remonte à la fin de la première guerre du Golfe, c’est-à-dire il y a vingt ans. On rappellera ici un texte que nous avons publié le 12 décembre 2008, dans lequel nous citions l’experte Rebecca Grant, très proche de l’Air Force Association, qui rappelait les conditions où la décision fut prise. (Ironiquement, le chef d’état-major de l’USAF qui prit cette décision, le général McPeak, fut un des conseillers militaires de l’équipe Obama lors de la campagne électorale de l’automne 2008.)

«Grant nous explique comment l’USAF a lancé, après la guerre du Golfe-I de 1991, qui représente sans aucun doute un sommet dans l’histoire de la supériorité et de l’efficacité de l’aviation militaire dans un conflit de cette importance (“The year 1991 seemed like the dawn of a new age for American airpower”), un vaste plan de refonte de ses structures, et comment ce plan a été absolument pulvérisé. Au départ (en 1992-92), il y a le choix, sans aucun doute très audacieux sinon imprudent, de développer une aviation de combat “tout-stealth”.

«“After Desert Storm, the Air Force decided never again to buy a nonstealthy fighter. According to the then-Chief of Staff of the Air Force, Gen. Merrill A. McPeak, there was no point in buying any more “aluminum” fighters. Stealth was to be the Air Force hallmark from then on. This was a bold decision, given the strong performance of standard fighters – the F-15s and F-16s in particular – in the Gulf War. The F-15E was still in production, and it would have been easy indeed for the Air Force to make a case for a big new buy based on combat results… […]

»“A year later [1992], McPeak testified, ‘The F-15 will be able to win any fight that I can think of out [to] the turn of the century’ but that its days were numbered after that. ‘The F-15 cannot get to the fight after the turn of the century,’ by about 2010, McPeak judged. As a result, USAF resisted any temptation to beef up its inventory of F-15Cs, F-15Es, or F-16s, pushing instead its long-term commitment to buy stealth.»

 

Mis en ligne le 8 mai 2012 à 17H23