L’influence d'Aljazeera, une marque de notre temps

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L’influence de Aljazeera, une marque de notre temps

3 février 2005 — Un magazine américain du réseau Internet, Brandchannel, donne chaque année un classement de notoriété et d’influence par “marques”, selon les activités relevées autour de ces marques sur Internet et l’avis de 2.000 experts du domaine. Cette année, il classe la chaîne télévisée arabe (Qatar) Aljazeera, avec son site Aljazeera.net, en cinquième position, et bien sûr la première parmi les marques de système d’information. (Les cinq marques sont les suivantes : 1. Apple, 2. Google, 3. Ikea, 4. Starbucks, 5. Aljazeera.)

La nouvelle a été présentée par le site Aljazeera.net lui-même.

« Aljazeera has been voted the world's fifth most influential brand in a poll of branding professionals that gave the top slot to US iPod and computer icon Apple.

» In the survey of almost 2000 advertising executives, brand managers and academics by online magazine Brandchannel, Apple ousted search engine Google from last year's top spot, but the surprise to many will be Aljazeera's entry into the top five.

» “With all the news from Iraq and Afghanistan and the 'war on terror', a lot of people are really tuned into the news, and the major news sources have a western bias,” Brandchannel editor Robin Rusch said. “I think people are tuning in to Aljazeera and looking at its website because it does offer another viewpoint. For the global community, it's one of the few points of access we have to news from the region with a different perspective.” »

Cette appréciation est envisagée du point de vue du marketing, en termes d’influence et d’audience, plus que du point de vue politique. Cela n’en est que plus significatif, parce que plus neutre par rapport à l’appréciation politique qu’on peut porter sur Aljazeera.

Bien entendu, le problème est bien plus large et significatif que les seuls termes de notoriété et d’influence. Au-delà du point de vue de la communication, il concerne un phénomène qui affecte la nature même de l’information dans la presse en général et dans son extension vers Internet. La montée de la notoriété et de l’influence de Aljazeera est fondamentalement liée au déclin de la soi-disant qualité, et par conséquent de la puissance et de l’influence, de la presse américaine et occidentale en général.

La presse US, surtout, est engagée dans un processus de discrédit d’une puissance considérable, parce que ce discrédit s’exerce aussi bien aux Etats-Unis qu’hors des Etats-Unis, parce que l’objet manifestant ce discrédit est l’information des matières du terrorisme et de la soi-disant guerre contre la terreur qui sont du domaine de la politique extérieure (donc suivi aux USA et hors des USA). Le scandale en cours à Washington (des journalistes payés par la Maison-Blanche pour donner des couvertures favorables à des événements divers) montre l’état de “corruption” de la presse, selon le mot du commentateur Frank Rich.

Bien plus que de corruption vénale, nous parlerions de corruption psychologique pour caractériser la presse occidentale. Il s’agit de cet alignement automatique sur l’information officielle (aux USA) et sur la tendance du conformisme idéologique (en Europe). Cette corruption psychologique est manifestée aux USA par un climat général qu’on devrait qualifier plus de déformation structurelle (en faveur de l’autorité en place à Washington) que d’auto-censure. (On comprend que le phénomène du virtualisme n’est jamais bien loin.) Il s’agit de la mise en évidence, à cause des événements, d’une situation de corruption psychologique qui a toujours existé dans la presse US. L’administration GW y a ajouté le piment (?) d’une grossière et permanente entreprise de corruption vénale qui met à jour la situation générale.

Le dernier cas d’un journaliste américain corrompu va encore plus loin en la matière puisqu’il s’agit quasiment d’un “journaliste fabriqué” pour donner un coup de main à GW pendant ses conférences de presse. Le Boston Globe nous instruit, le 2 février, du cas Jeff Gannon.

« The Bush administration has provided White House media credentials to a man who has virtually no journalistic background, asks softball questions to the president and his spokesman in the midst of contentious news conferences, and routinely reprints long passages verbatim from official press releases as original news articles on his website.

» Jeff Gannon calls himself the White House correspondent for TalonNews.com, a website that says it is “committed to delivering accurate, unbiased news coverage to our readers.” It is operated by a Texas-based Republican Party delegate and political activist who also runs GOPUSA.com, a website that touts itself as “bringing the conservative message to America.”

» Called on last week by President Bush at a press conference, Gannon attacked Democratic Senate leaders and called them “divorced from reality.” During the presidential campaign, when called on by Press Secretary Scott McClellan, Gannon linked Senator John F. Kerry, Democrat of Massachusetts, to Jane Fonda and questioned why anyone would dispute Bush's National Guard service.

» Now, the question of how Gannon gets into White House press conferences is coming under intense scrutiny from critics who contend that Gannon is not a journalist but rather a White House tool to soften media coverage of Bush. The issue was raised by a media watchdog group and picked up by Internet bloggers, who linked Gannon's presence in White House briefings to recent controversies over whether the administration manipulates the flow of information to the public. »

Dans ce contexte, l’influence reconnue d’Aljazeera prend une dimension politique. Elle est d’abord née, par contraste et par nécessité, de l’incompétence corrompue et de plus en plus reconnue, elle aussi, de la presse occidentale. La situation s’est encore confirmée lors de la lamentable couverture de l’élection irakienne, totalement déformée par l’idéologie occidentale de la démocratie triomphante.

(Parlons de l’Occident à ce propos, en élargissant à partir du cas-leader de l’Amérique. Un exemple attristant est celui de la presse française, qui s’est distinguée par le sentimentalisme et le caporalisme volontaire de sa couverture des élections en Irak. Il y a dans la majorité de la presse française un pro-américanisme rentré, à la fois sentimental et intellectuel, et parfois alimentaire, qui ne demande qu’à éclater à la moindre occasion qui permette d’applaudir le monde virtualiste de la démocratie idéale, — c’est-à-dire de l’Amérique idéale. Les élections irakiennes l’ont montré. La presse française, “journal de référence” (largement) en tête, aurait mieux fait d’en rester au tsunami. L’humanitarisme et la charité, c’est son domaine de réflexion.)

Face à cette situation, Internet est devenu l’arme principale de riposte en Occident, pour tenter de contrecarrer la grossière déformation politique de notre presse, et y parvenir de plus en plus souvent avec succès. Le travail d’Internet est facilité par le fait que la dégradation de la presse générale distille l’ennui caractéristique des presses totalitaires. (La référence qui vient à l’esprit est, en plus “hip-hop” à cause du dynamisme du marché et de la pub, celle de la Pravda moscovite.)

La trouille des autorités US devant le succès d’Aljazeera, qui se poursuit aujourd’hui par des pressions continues, devrait accélérer la privatisation d’Aljazeera. Le gouvernement du Qatar présente cette mesure comme une concession aux Américains. La réalité est que ce processus ne devrait pas changer grand’chose mais il a l’avantage de mettre les Américains, partisans hystériques de la privatisation, une fois de plus en contradiction avec eux-mêmes.

Quelques mots là-dessus dans la dépêche d’Aljazeera déjà citée:

« Aljazeera spokesman Jihad Ballout said the station had been discussing privatisation for 15 months. “We've been subsidised by the Qatari government since 1996 and we believe that this is the next stage. The most important factor is that Aljazeera maintains its independence,” Ballout said.

» Arab journalists said they did not believe a change in ownership structure would affect Aljazeera's news reports. “I don't think privatisation will have much of an impact on the station's editorial policy,” said Rami Khouri, executive editor of the Daily Star newspaper in Lebanon. “Their editorial formula seems to be a successful one and they have a large regional and global audience.” »

Le succès d'Aljazeera est aussi bien caractéristique de l’état délétère de la presse occidentale que de la puissance et de l’influence spécifiques d’Aljazeera. Par ailleurs, cette puissance et cette influence d’Aljazeera, qui sont bien réelles, constituent un aiguillon utile pour ceux qui, en Occident, luttent contre cet état de fait, notamment sur Internet. Tout Occidental intéressé par l’indépendance d’esprit et la liberté d’informer, quelle que soit son orientation politique, devrait remercier Aljazeera d’exister. Les autres parleront avec horreur d’un soi-disant “soutien au terrorisme” en oubliant le bombardement de Falloujah, les tortures, les 100.000 morts irakiens et plus depuis le printemps 2003, etc., — s’ils y ont jamais pris garde.


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