L’inévitable “victoire à la Pyrrhus”

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Il y a eu une énorme machine de communication qui a donné à plein pour saluer “la victoire historique” de Barack Obama à la Chambre des Représentants, le 21 mars. Il ne manque pas d’ors et de pompes pour saluer l’événements, de la part de ces démocrates qui ont tiré à boulets rouges sur Obama tout au long de 2009 parce qu’il capitulait sur l’essentiel (Wall Street, l’emploi, etc.). (C’est par exemple “la victoire de l’âme de l’Amérique” de Paul Krugman, dans le Guardian du 22 mars 2010.)

Il ne manque pas non plus de textes et de commentaires pour marquer les réserves absolument inévitables pour cet acte parlementaire qui, comme tous les autres, fut “historique” après une bataille qui ressembla à l’habituel marchandage du domaine dans les votes serrés (promesses, prébendes, etc., pour rallier les derniers indécis). Tout cela pour parvenir à un vote effectivement fort serré. Le Daily Telegraph n’a pas besoin de sa hargne anti-Obama habituelle pour résumer la réalité politique, par cette alternative : courageux mais peut-être suicidaire. (Le 22 mars 2010.) Il suffit de rappeler qu’Obama se bat presqu’exclusivement depuis 14 mois dans le mode bipartisan, pour aboutir à un vote de 219 voix contre 212 sans une seule voix républicaine.

«In the short term, few would dispute that Mr Obama registered a significant political achievement. He showed that Democrats, holding power in the White House and both houses of Congress, could muscle a major bill through. Finally, he did something.

»He put his personal prestige on the line by persisting with the measure despite the stunning blow of losing a Senate seat in Massachusetts in January largely because of popular discontent with it. Reforming America's health care system had eluded presidents back to Theodore Roosevelt, who left office 101 years ago.

»But one man's courage is another's folly and the victory came at a huge cost for Mr Obama. He campaigned on a lofty vow to usher in a new era of bipartisanship in Washington. That died late on Sunday when health care passed without a single Republican vote – and with 34 Democrats voting against.

»Never before had landmark legislation – the bill reshapes one-sixth of the American economy – been passed without even a smidgen of bipartisan consensus.

Un autre commentaire significatif est celui de Michael Tomasky, dans le Guardian, ce 22 mars 2010. Tomasky est un chaud partisan d’Obama, un de ces “libéraux” qu’on peut sans hésitation rattacher au “parti de la communication” dont nous parlions le 22 mars 2010 à un autre propos. (Voir aussi, pour une appréciation de Tomasky, notre F&C du 2 décembre 2009.)

«Barack Obama took office promising a new age of bipartisanship. And he tried. But then push came to shove, and two things dawned on him. First, that he wouldn't be getting a single Republican vote for his health-reform package. Second, that losing this fight would send his presidency into a nosedive. So he made the logical decision: we just need to get this done and ram it down the other guys' throats.

»That was accomplished Sunday night with the House of Representatives' 219-212 vote in support of reform. But now as we go forward – and there are numerous other weighty matters on the president's to-do list, from climate change to immigration to the Middle East and Iran – it's worth asking whether this process has just left our bitterly divided polity even more divided than it was in George W Bush's time.

»The depressing short-term answer is yes…»

Malgré ce constat à la fois évident et désolant pour ses convictions, Tomasky n’en garde pas moins un faible espoir car il sait qu’Obama, malgré sa “victoire partisane”, garde l’état d’esprit bipartisan, – c’est-à-dire l’état d’esprit pro-système.

«It's my bet that Obama, to the disappointment of progressives, won't take away from this fight the lesson that he needs to give up on bipartisanship once and for all. He went to the partisan mat when he had to, but his instinct is and will continue to be to try to find common ground where possible because that's how he fundamentally sees himself – as one who has spent his life bridging divides (not least within himself, given his parentage). So he will hope, for example, that he can get at least a Republican or two to work with him on climate change and immigration reform.»

Notre commentaire

@PAYANT Nous croyons que Tomasky voit juste sur ce point. BHO a remporté une “victoire historique” à l’arraché, sur une législation fondamentale qui, pour devenir véritablement historique et en s’en tenant à elle, demanderait que se formât autour d’elle un de ces fameux consensus “bipartisan” dont rêve le président. Tomasky poursuit donc en affirmant sa conviction que le vote de dimanche est un “accident” dans les conceptions d’Obama et que le président tendra à nouveau la main aux républicains. On crachera dans cette main tendue, comme d’habitude, ne serait-ce que parce qu’il y a des élections en novembre, ne serait-ce que parce que, comme le dit Tomasky, justement à nouveau, le processus menant au vote de dimanche «has just left our bitterly divided polity even more divided than it was in George W Bush's time.»

Par conséquent, le jugement du Telegraph n’est pas faux, peut-être pour d’autres raisons de fond que celles qu’avance le quotidien: “courageux mais suicidaire”. “Courageux”, parce que le président s’est battu comme si son destin en dépendait, jusqu’au bout, jusqu’à la victoire; “suicidaire”, parce que cette victoire, déjà contestée par les républicains, qui va faire l’objet d’attaques de plus en plus vicieuses, d’actions judiciaire, etc., en attendant pire si les républicains l’emportent en novembre prochain, est le ferment d'une division encore plus accentuée.

Comme le dit involontairement Tomasky, Obama n’a rien appris: «Obama, […] won't take away from this fight the lesson that he needs to give up on bipartisanship once and for all.» Tomasky s’en réjouit timidement, montrant par là que son engagement est par-dessus tout pour que le système reste en l’état, simplement aménagé par quelques “lois historiques” qui pourront sembler y mettre un peu d’humanité. Le problème est que, lorsqu’on fait voter par 219 voix contre 212 une “loi historique” qui ne change rien de fondamental au système sinon la prétention d’y mettre un peu d’humanité, on fait un acte révolutionnaire qui demande à sa suite une bataille plus engagée que jamais, plus polarisée que jamais, pour élargir ce début à d’autres aspects du système, pour tenter de rallier par la dynamique de la chose les hésitants et les opposants, pour que la loi révolutionnaire devienne le ferment de la révolution. Mais, bien entendu, personne ne veut entendre parler de révolution, Obama en premier.

Entendons-nous bien, si ce n’est déjà fait: par “révolution”, bien sûr, nous entendons un Obama qui accepterait le destin historique de devenir l’“American Gorbatchev”, en organisant une révolte contre un système bloqué et en crise profonde. Rien, absolument rien, ne montre quoi que les choses et les esprits aillent dans ce sens. L’émouvant discours d’Obama, samedi, en appelant aux mannes de Lincoln, n’a fait que confirmer que cet homme ne peut imaginer autre chose que de s’appuyer sur les fondements du système dont Lincoln fut un des grands et talentueux, et bellicistes architectes. Dans ce cas, effectivement, on ne peut parler que de “victoire à la Pyrrhus”, et en plus un Pyrrhus qui aurait plus de Hamlet que de Lincoln. Le faux révolutionnaire, qui est pourtant majoritaire dans les deux Chambres, a donc réussi à imposer une “loi historique” grâce à une majorité parlementaire qui est quasiment minoritaire (entre les manœuvres d’“achat” des votes décisifs et une majorité de 55% des Américains contre la forme de cette loi, selon le dernier sondage, la minorité l’est effectivement fort peu).

Alors, la “victoire à la Pyrrhus” devient un peu plus d’huile jeté sur le feu et l’observation du Telegraph est juste («In securing health care victory, Mr Obama's Democrats portrayed those opposed to the bill as bigoted, uncaring or just plain stupid. Although there were rhetorical excesses and scare tactics on the other side, that is a dangerous political strategy when a majority are sceptical about what you are doing»). Obama se trompe de stratégie parce qu’il s’avère incapable, lui qui avait tout pour être le contestataire du système, de penser en dehors du système.

Il veut être un nouveau Lincoln parce qu’il considère que Lincoln a fait l’unité de l’Amérique, et qu’il juge que son destin historique, pour sauver le pays du désastre, est de refaire, à son tour, l’unité d’une Amérique aussi divisée qu’elle l’était à la veille de la Guerre de Sécession, ou Civil War pour les oreilles vertueuses, que voulut Lincoln. Justement, il oublie que Lincoln voulut cette guerre et qu’il fallut cette guerre pour arriver à une unité imposée par le fer et par le feu, et dont il y aurait beaucoup à dire à cause de cela. Et, là-dessus, se trompant de stratégie, Obama se trompe aussi d’époque: pour être un second Lincoln, il faudrait la guerre, – et non pas une seconde guerre civile mais une guerre contre le système dont la crise de fonctionnement et de fondement constitue la cause directe et implacable de la désunion de l’Amérique. Bien sûr, de guerre BHO n’en veut à aucun prix, sinon dans les terres extérieures (Afghanistan).

Drôle d’ambition, ambition de l’illusion et de la croyance. Ainsi, dans cette ligne d’une “loi historique” qui appelle une révolution alors qu’il l’a faite voter comme un moyen d’éviter la révolution, Obama s’affirme du côté du système qui repousse obstinément cette sorte de législation qui ont un ferment révolutionnaire et affirme que les vertus du système justifient qu’on ne l’attaque pas. En échange de cette illusion et de cette croyance, il pourrait bien avoir cette “seconde guerre civile” qui saura prendre les formes postmodernes qui la rendront originale par rapport au modèle initial. Si le vote du 21 mars s’impose effectivement comme historique, ce devrait être pour des raisons bien différentes de celles qu’on propose aujourd’hui.


Mis en ligne le 23 mars 2010 à 05H55