L’Europe qui se compte

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L’Europe qui se compte

27 février 2009 — L’UE est dans la nasse, piégée et cadenassée à double verrou, obligée de se confronter à elle-même. Elle se trouve face à ses contradictions, dans une occurrence où il n’est plus question de mettre l’affaire de côté en attendant le sommet d’après le prochain sommet. La crise générale, qui est si pressante, ne permet plus de tels aménagements manœuvriers, de telles finesses tactiques qui relèvent effectivement d’une version politique de la doctrine du “laisser faire” si chère aux idéologues de l’ultra-libéralisme. Aujourd'hui, à tous les sommets de l’UE, lors de toutes les rencontres où sont abordées les division apparues au grand jour, on parle de la crise conceptuelle en croyant parler d’autre chose; on ne cessera plus d’en parler et de se battre comme des chiffonniers à ce propos à mesure que la chose sera exposée plus clairement à la lumière de l’appréciation politique. C’est un temps où, bon gré mal gré, “on se compte”.

Le cas actuel le plus pressant du point de vue des conceptions structurelles est, vite dit, celui du protectionnisme. Le mot est mal choisi, ou au contraire bien choisi c’est selon, parce qu’il a une charge idéologique phénoménale qui est évidemment une tromperie complète. Après tout, pourquoi pas si cela permet au bout du compte d’appeler un chat un chat. A côté de ce constat, il doit être bien compris et entendu que l’on parle de la “protection” de communautés mises à mal par les événements économiques, des nations contre le “marché unique”, des nations contre la Commission européenne, de l’Est de l’UE contre l’Ouest de l’UE, des “petits pays” de l’UE contre les “grands pays” de l’UE et ainsi de suite. Prenez la chose comme vous voulez, compliquez-là à plaisir, vous reviendrez toujours à l’essentiel; lorsqu’on parle du protectionnisme et puisqu’on parle du protectionnisme, on parle donc des choses essentielles; à cet égard, il serait trompeur et malheureux de s’en tenir à la technique de la chose, et cela serait encore plus trompeur et malheureux puisqu’on en viendrait très vite à conclure en se laissant prendre par cette dimension idéologique qui équivaut à l’excommunication et à l’enfermement de l’esprit.

Enfilons deux articles de EUObserver, ce quotidien “en ligne” et dignement anglophone des affaires européennes, mais avec une certaine diversité de reportage, pour nous servir de canevas.

• Le 25 février, il s’agit d’un rapport de la rencontre Sarkozy-Berlusconi, avec l’observation d’une similitude de vues entre les deux dirigeants français et italien. Nous sommes priés, cela pour les âmes sensibles, de laisser de côté les éructations habituelles et bien entendu fondées contre les personnages. Ce n’est pas de saison et ce n’est pas la saison. Nous intéresse ici ce qu’il est dit de fondamental, mais d’une façon anodine après tout, au travers des affaires européennes, sur la crise fondamentale qui nous affecte tous. Plus forts parce que rassemblés, Sarko et le commandatore nous offrent une plaidoirie vacharde et sournoise pour le protectionnisme. Appréciez notamment, pour l’anecdote et le confort intellectuel, l’habituelle ritournelle américaniste de Sarko, du type “qui aime vraiment très bien châtie vraiment très bien”. La ritournelle est admirable puisqu’elle permet à Sarko, au nom de son amour pour les USA qui ont toujours raison («If the United States defends its industry, as it does – and they are right…»), de déclarer son amour obligé et honteux pour le protectionnisme; c’est un fameux sophisme: “J’aime les Américains, les Américains font du protectionnisme, donc j’aime le protectionnisme…”

«French president Nicolas Sarkozy on Tuesday (24 February) called on the EU to protect its industry in the face of US protectionism, and said France and Italy would insist on this during a meeting of EU leaders in Brussels on Sunday. “There must be competition, but competition to build big European groups, not to make the totalities of our industries delocalise. France and Italy will as soon as Sunday [at an emergency EU summit] speak with one voice to ask Europe to take decisions, strong decisions,” Mr Sarkozy told the press following a meeting with Italian prime minister Silvio Berlusconi in Rome.

»“You know how much I cherish the friendship with the United States, but if the United States defends its farmers as it does, maybe we can do the same in Europe. If the United States defends its industry, as it does – and they are right – maybe in Europe we can do the same,” he added.»

• Autre texte de EUObserver le 26 février, sur la grande division qui menace l’UE, entre Est et Ouest (tiens, relents de Guerre froide?). Cela est fait à l’occasion de l’affaire de l’“eurobond”, qui pourrait se traduire en bon français, pour certains, par: “Europe à deux vitesses”. Les pays de l’Est tiennent conseil de guerre samedi, à Bruxelles, avant un sommet spécial de plus, pour une position commune contre le projet et contre nombre de pays de l’Ouest de l’UE. Ils embarquent à leur bord l’impayable Barroso, président de la Commission, qui prend ainsi partie dans la querelle, emmené par la pression idéologique de sa bureaucratie. Risqué pour Barroso, qui est en train de jouer, au risque de se perdre selon la pression des événements qui ne pourra que se renforcer dans les prochains mois, son deuxième mandat à la tête de la Commission. L’idéologie réduite à la pensée simple, comme c’est sa définition même, ne fait pas de cadeau.

«Eastern European member states' fears that they will be left behind by richer EU members in the economic crisis are growing ahead of the informal EU summit on Sunday (1 March).

»Poland, the Czech Republic, Slovakia, Hungary, Lithuania, Latvia, Estonia, Romania and Bulgaria are hoping to pull Germany, the Netherlands and Nordic states into a coalition opposing the creation of ‘eurobonds,’ Polish officials told daily Gazeta Wyborcza. “We want to block the potential eurobond project. To do everything to prevent a two-speed Europe. The introduction of eurobonds for the eurozone only would mean precisely this,” Polish deputy prime minister Grzegorz Schetyna said on Wednesday.

»A eurobond is a government I.O.U. guaranteed by all 16 members of the single currency group. The creation of eurobonds would help poorer eurozone members, such as Greece, borrow money more cheaply. But it could make the cost of borrowing go up for the 11, mostly eastern European states, outside the club. The eurobond idea was floated by Italian finance minister Giulio Tremonti at the Davos economic forum in January and has since been publicly backed by the International Monetary Fund. […]

»Leaders from the group of nine eastern EU states will hold a pre-summit meeting together with European Commission president Jose Manuel Barroso at the Polish diplomatic mission in Brussels on Sunday morning.»

Laissons les aspects techniques, monétaires, économiques, etc., et embrassons les faits du point de vue politique. Du premier cas, retenons le fait politique de l’affirmation du protectionnisme, mot qu’aucun des deux dirigeants, bien entendu, ne prononce, mais qui est suffisamment apparent pour pouvoir être évoqué. Dans le second cas, tenons-nous en également à l’aspect politique principalement, qui est celui de la division de l’Europe en groupes d’Etats.

La course de l’UE à travers la crise

La vérité est qu’une course de vitesse est engagée, entre le corpus théorique et idéologique de l’économie et la réalité concrète, formidablement puissante, de la politique, de l’Histoire et des nations d’Europe. Toutes les sornettes étant remisées au placard, comme autant de cadavres, notamment celles des discours officiels européens de nos vertueux dirigeants, la vérité apparaît. Comme à l’habitude, elle est nue.

La question du protectionnisme est en général enfermée dans les rets de l’idéologie, c’est-à-dire de la diabolisation, pour être mieux déchiquetée par les observations entendues et les condamnations pompeuses des techniciens scientifiques de l’économie. Peu importe que ce soit leur absolutisme qui nous ait conduit depuis trente ans, avec le protectionnisme excommunié, dans cette catastrophe universelle où nous nous débattons; le grand absent des trente dernières années, le protectionnisme, reste la grande cause de la catastrophe universelle enfantée par les trente dernières années. En fait de pensée sophistique… Il reste qu’on pourra noter en passant que le protectionnisme, lorsqu’il est libéré des ukases de notre police pour la pureté de la foi, fait partie, comme le libre-échange qui est son double antagoniste absolument vertueux, de ces concepts dont la définition s’accorde mieux à l’histoire et à sa relativité qu’à l’économie et à sa doctrine. En 1997, l’historien de l’économie John B. Judis écrivait à propos de la question du protectionnisme versus le libre-échange, à propos du changement politique de conception (du protectionnisme au libre-échange) des conservateurs US à la fin des années 1940: «Comme les libéraux, les nouveaux conservateurs [américains] réalisèrent [après 1945] que l’industrie américaine fabriquait de meilleurs produits à meilleurs prix que ses rivaux et avait intérêt à écarter les barrières douanières. […] Milton Friedman estima dans son livre “Capitalism and Freedom” (1956) que les Etats-Unis “[avaient] choisi le libre-échange unilatéralement, comme les Britanniques [avaient] fait au XIXe siècle, lorsqu’ils abrogèrent les Corn Laws”.» L’expression est jolie et nous en dit des tonnes sur la signification profonde de l’acte: choisir unilatéralement, dans le chef des conservateurs US, une doctrine multilatérale, – laquelle fut effectivement imposée unilatéralement, pour le bien des intérêts US, – on nomme cela : “globalisation”.

Par conséquent et pour contourner cet amas de filouterie intellectuelle, il s’avère qu’il est préférable de hausser le débat européen et de le mettre au niveau politique le plus haut, pour mieux le comprendre et saisir les enjeux qu’il recouvre. La question du protectionnisme recouvre l’enjeu de la structuration et de l’identité contre une situation déstructurée impliquant un naufrage de l’identité, – et le protectionnisme est perçu, bon gré mal gré et à juste raison en l’occurrence, comme une valeur structurante. La “situation déstructurée impliquant un naufrage de l’identité” désigne la situation de l’Europe contrainte au “marché unique” sans aucune structure politique, et à un élargissement à 27 impliquant une dilution de l’identité. (Le tout, dirait un esprit polisson, est la démonstration que l’Europe n’existe pas. Passons.)

Cette situation est mise à nu par la crise et elle s’avère, dans les circonstances de l’urgence, de plus en plus insupportables. La réaction se fait au niveau des nations parce que la nation est aujourd’hui la seule structure organisée disponible qui puisse affirmer une identité, – quel que soit son état par ailleurs, souvent piteux. La hiérarchie se fait sans doute, instinctivement, selon la taille des nations, mais cette règle n’est pas absolue car la situation mérite une définition bien plus nuancée; on dirait plutôt qu’elle se fait selon l’identité des nations, qui dépend certes de la taille, mais aussi de la souveraineté et de la légitimité dont la valeur est elle-même dépendante de l’affirmation historique, tous ces caractères n’étant pas exclusifs ni dépendants les uns des autres. (Ainsi retrouve-t-on la Hollande, qui a une vieille descendance historique malgré tous les travers qu’on lui trouve aujourd’hui, plutôt du côté “des nations” dans la querelle actuelle.) La hiérarchie se fait aussi selon des “familles d’esprit”, également identifiables selon la référence historique. La proximité entre l’Italie et la France, à côté de toutes les médiocrités et manœuvres diverses, a aussi comme référence ce que nous observions le 23 février (Sarko et Berlusconi héritiers malgré eux et “maistriens” de Ferrero, voilà qui ne manque pas de sel):

«On pourrait être conduit à penser, – en tenant complètement à part la qualité des hommes, dont on sait l’abaissement dans ce temps historique fracassé, et en considérant leurs interventions d’un point de vue symbolique, – à une résurgence du grand conflit que Guglielmo Ferrero présentait en 1917 sous la forme du “génie latin” contre le “germanisme” (le germanisme étant évidemment remplacé par l’américanisme, forme avancée et redoutablement purulente de l’anglo-saxonisme), ou de l’“idéal de perfection” contre l’“idéal de puissance”. Nous savons évidemment qu’il s’agit de mots qui paraissent absolument déplacés dans cette galerie d’hommes sans la moindre élévation de pensée, aussi bas de conception que sont nos dirigeants; mais nous parlons de l’esprit qui permet dans ce cas de ne pas ridiculiser ni abaisser les mots, qui est une chose qui transcende les attaques de la médiocrité du monde. Même des médiocres ou des corrompus peuvent en être porteurs sans qu’ils s’en avisent, dans des situations caractérisées par une pression formidable des événements…»

Les pays d’Europe de l’Est, eux, sont ce qu’ils sont. Sortis du communisme et plongés dans un sas de décompression chargé à part égale d’un pro-américanisme déchaîné et d’un libre-échangisme inflexible, habitués à s’aligner bureaucratiquement par les années de communisme et trouvant dans le système américaniste une situation bien similaire à celle du système communiste, – ces pays réagissent comme ils le peuvent, c’est-à-dire sans grandeur et sans la moindre hauteur de vue, et surtout sans conscience historique et sans réflexe identitaire. Evidemment, quand on ajoute un lavage de cerveaux américaniste à un séjour prolongé dans le communisme, qu’on complète cela en prenant en flanc-garde une Commission européenne qui semble pressée par la crise d’exposer sa complète illégitimité par absence de vision politique… Bref, il faut les comprendre et se garder de les condamner.

Le “protectionnisme”, dans ce cas comme dans nombre d’autres, est un prête-nom pour un débat fondamental de principes et de conceptions du monde, – et un épisode de plus dans la formidable bataille entre les forces structurantes et les forces déstructurantes. Qu’on en fasse une querelle de boutiquiers de l’économie et de charcutiers des “intérêts nationaux”, libre à soi mais c’est vraiment s’en tenir à la piètre “écume des jours”. C’est une affaire de conceptions du monde qui ne nous quittera plus jusqu’à ce que le cas ait été vidé par la puissance et la pression de la crise. Il est vrai que l’Europe y risque son existence en tant qu’elle est ce qu’elle est aujourd’hui; si elle succombe, ce qui est bien possible et nous semble parfois probable, nous aurons la confirmation que la chose ne valait pas tripette.