L’étrange Congrès sous (étrange) influence

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Il est vrai que la séance du Congrès des Etats-Unis, Chambre et Sénat réunis, qui vit l’intervention, le 25 mai, du Premier ministre d’Israël (voir aussi le texte du 27 mai 2011, de Badia Benjelloul) représente un cas extrême sans peu de précédent. Elle expose une situation qui, au-delà de son aspect insupportable, scandaleux, etc., devant cette sorte de subjugation devant un chef de gouvernement d’un pays étranger de l’assemblée législative représentant le peuple des Etats-Unis («We, The People…», comme dit sereinement la Constitution), devrait commencer à être considéré comme une sorte de mystère, et étudié comme tel.

C’est ainsi qu’on en ressent l’impression, en écoutant (et en lisant, pour notre compte) les réactions du colonel Larry Wilkerson, ancien chef de cabinet du secrétaire d’Etat Colin Powell, – dans le programme The Real News, repris sur YouTube le 26 mai 2011, repris par RAW Story le 27 mai 2011, avec la transcription des principales déclarations de Wilkerson. Au reste, Wilkerson parle explicitement de “mystère”… Ce qui est remarquable, de la part d’un homme qui fait partie de l’establishment, de la direction politique US (du Système), – mais tout de même, avec un certain franc-parler comme Wilkerson l’a montré à plusieurs reprises, – c’est la reconnaissance de se trouver devant un “mystère”. La situation de l’intervention du Premier ministre Netanyahou est celle d’un chef de gouvernement étranger, venant exposer une politique qui s’affirme en apparence divergente et même contraire (sur la question des frontières de 1967, notamment) à celle du président des Etats-Unis, recevant un accueil absolument enthousiaste (se comptant en nombre de “standing ovations”), dépassant même celle qui est faite au président des USA lors du discours sur l’état de l’Union…

Quelques extraits des interventions de Wilkerson, rapportées par RAW Story.

«“Even the obsequiousness of the United States Congress from time to time during States of the Union or other type speeches doesn’t come anywhere near this” Wilkerson marveled. “This was a refutation, really, of the standing policy position of the sitting president of the United States by the separate and equal branch of government, the Congress, with a foreign leader being the center pole around which they coalesced this opposition. It’s really quite remarkable.”

»When asked what he thought might explain the reaction, Wilkerson replied, “It’s a mystery to me, except money. That’s the only answer I can come up with. … Congressmen and women … understand what a powerful entity in America is the lobby group AIPAC for Israel, and that generates a lot of coin, a lot of money.”

»However, he did backpedal a bit from these statements, adding, “But I think probably a bigger reason, and one we overlook a lot, is the psychological angst that Americans have in general about their failure to respond positively, if you will, in the Thirties, when Jews were being harassed by the looming Nazi regime. … There’s some psychological guilt, I think, left over from that, and that guilt sort of excuses Israel when it does things that are not in its own interests, certainly not in the United States’ interests, and are against our values and the professed values of Israel itself.”

»“We never reprimand Israel,” Wilkerson continued, “and that’s a recipe for Israel being the spoiled child that Israel has become under Netanyahu.”»

Nous avons souligné de gras ce mot qui nous attache singulièrement, venu d’un homme comme Wilkerson, qui n’est évidemment ni un critique forcené du Système, ni un “dissident”, – l’“obséquiosité” du Congrès, ou “obsequiousness”… Le mot est justement trouvé, à la fois pour ce qu’il définit du comportement du Congrès en général dans les circonstances convenues, à la fois pour ce qu’il définit du comportement du Congrès dans cette circonstance (Netanyahou parlant), qui devient ainsi une circonstance des plus convenues, sinon la plus convenue puisque dépassant celle d’un discours sur l’état de l’Union. Il est manifeste que nous devons dépasser le simple premier stade de la critique. (Ce “premier stade de la critique” est que ces applaudissements vont au Premier ministre d’un pays qui viole constamment la légalité internationale et sa propre légalité, qui poursuit une politique de volonté de puissance et d’“idéal de la puissance” jusqu’à la caricature d’elle-même, et un Premier ministre dont la personnalité l’apparente à un chef de bande, au chef d’un gang mafieux et rien d’autre en vérité. Il est nécessaire de parler droit et net pour mesurer l’enjeu de la réflexion.)

Les explications de Wilkerson du comportement complètement exceptionnel, sinon unique, du Congrès ont un certain mérite. Elles appellent un chat un chat ; mais elles appellent aussi un mystère un mystère : «It’s a mystery to me…». On notera aussitôt sa réserve («It’s a mystery to me, except money»). Cette réserve nous paraît purement hypothétique, même si elle acte, dans une bouche officielle, l’état de complète corruption du Congrès des Etats-Unis, – mais qui cela peut-il encore surprendre, sinon simplement arrêter, grand Dieu ? Et il ne nous semble pas, dans les termes et sur le ton où cela est dit, que cette réserve satisfasse Wilkerson ; non plus que l’explication complémentaire de “la culpabilité”, argument évident en présence de la narrative que constitue la manipulation du souvenir de l’Holocauste dans les us et coutumes du Système.

(Le 18 juin 2010 , sur ce site, Diana Johnstone qualifiait justement, pour le cas français, de “religion d’Etat” ce souvenir de l’Holocauste, ou, plus justement dit comme nous le disons, “cette manipulation du souvenir de l’Holocauste” qui, finalement, est en soi un concept qui n’a plus rien à voir avec “le souvenir de l’Holocauste”. Tous ceux qui sont intéressés pour leurs propres intérêts à l’usage de cet outil qu’est la manipulation dans ce cas y participent effectivement, mais l’acte constitue également, et même par dessus tout à notre sens, ce que nous nommerions une “manipulation-Système”. Nous emploierions cette expression pour désigner un acte apparemment automatique parce qu’il est sans aucun doute acte du Système sans nécessité d’intervention humaine à ce point, mais acte nullement exempt d’intentions de la part du Système, de subvertir encore plus les psychologies que les consciences. C’est à cela que sert le phénomène de la “manipulation du souvenir de l’Holocauste”, qui n’a effectivement rien à voir d’une façon fondamentale avec le souvenir de l’Holocauste pris comme voie d’examen d’un événement historique avec des implications métahistoriques certaines, – dans le sens d’implications métaphysiques, et nullement philosophiques selon l’appréciation moderniste, c’est-à-dire d’une philosophie subvertie puisque plongée dans une morale elle aussi parfaitement manipulable et manipulée au delà de tout.)

Par conséquent, les explications de Wilkerson, si elles peuvent effectivement paraître un tantinet rafraîchissantes par rapport aux normes “obséquieuses” des serviteurs du Système, ne nous satisfont pas entièrement, loin de là. «It’s a mystery to me…», et le mystère reste un mystère. Dans ce cas du “Congrès sous influence”, l’explication ne se satisfait ni de l’argument de la corruption, ni de celui de la culpabilité, même si ces deux cas existent ; il ne se satisfait pas non plus de l’explication politique, puisque la politique maximaliste du chef de bande Netanyahou, applaudie en principe comme artefact faisant partie de la “politique de l’idéologie et de l’instinct” si chère au Système et à l’américanisme, est applaudie au travers de Netanyahou avec une vigueur extatique sans précédent au moment où une partie du Congrès est conduit à s’interroger gravement à propos de cette politique. (Et l’on observera que cette interrogation, qui a lieu à la Chambre, concerne effectivement une assemblée qui, des deux qui composent le Congrès, est sans doute la plus hystériquement prompte à la “standing ovation” devant le susdit “chef de bande Netanyahou”.) On ne s’attardera pas non plus aux explications d’un cynisme d’une pauvreté rare, selon le chef de bande devenu philosophe à deux balles, d’un Netanyahou nous confiant que “les USA c’est facile”, lorsqu’il s’agit de les influencer. Passons outre, comme disait Jeanne.

Puisque le mystère subsiste, comme c’est le cas selon notre appréciation, il faut en chercher les fils dans d’autres dimensions que celles qui sont habituellement exploitées (même si, encore une fois, ces dimensions habituellement exploitées existent et subsistent). Nous dirions alors que cette problématiques a moins de rapports principaux avec les considérations humaines, politiques et morales, déjà évoquées, qu’avec une dimension d’influence psychologique collective et automatique. Il s’agit d’un phénomène de Système, accordé à la place qu’Israël occupe dans le Système, notamment par sa filiation avec l’Holocauste, ou plutôt avec la “manipulation du souvenir de l’Holocauste”. Dans ce cas, et en tenant compte de tout le dispositif qui est en place et qui relève d’une logique de système (notamment le lobbying de AIPAC, le rôle de la communauté juive dans le financement des campagnes électorales, la politique pro-israélienne dans sa composante religieuse, avec le soutien de l’intégrisme chrétien depuis 2001, les références à l’Holocauste sous la forme du concept “la manipulation du souvenir de l’Holocauste”, etc.), on peut avancer qu’effectivement les interventions émanant de l’attitude washingtonienne vis-à-vis d’Israël entrent dans un cadre systémique immuable. On peut même avancer que cette situation peut perdurer alors que, parallèlement, pourrait avoir lieu un événement comme celui que nous évoquons dans notre F&C du 28 mai 2011, c’est-à-dire une crise majeure de la politique de sécurité nationale US dans son ensemble, et d’une façon plus générale un enchaînement d’effondrement du Système. On arriverait alors rapidement à une autre crise de la confrontation de cette situation aveuglément pro-israélienne avec la logique d’un tel effondrement, impliquant le rapide affaiblissement des moyens permettant de maintenir cette situation pro-israélienne. Encore une fois, nous sommes ici dans le domaine des automatismes de Système, qui dépassent largement la logique nécessairement fluctuante des batailles politiques et d’influence. La force stupéfiante et presque figée de la pénétration de la cause israélienne au cœur de certains centres de pouvoir US constitue un phénomène psychologique extrêmement déstabilisateur ; comme tout phénomène extrême et paralysé de cette sorte aujourd’hui, sa vertu n’est nullement évidente pour ceux qui s'en targuent dans la mesure du renforcement des déséquilibres, des contradictions, des conflits potentiels de moyens encore plus que d’intérêts, qui peuvent nourrir des crises extrêmement graves.

Robert Fisk, dans un excellent article d’analyse (ce 30 mai 2010 dans The Independent) qui donne une mesure de l’effondrement à la fois de l’influence US et du poids d’Israël, dans la situation au Moyen-Orient («Who cares in the Middle East what Obama says?»), mentionne le cas de cette séance du Congrès. La chose fait partie du catalogue des actes américanistes que les dirigeants arabes ne comprennent pas, comme un signe que les USA (et Israël) évoluent désormais dans un monde, une sorte de Disneyworld de l’“idéal de puissance” qui n’a plus aucun lien avec la réalité du monde. Accessoirement, il nous donne un compte précis du nombre de “standing ovation” dont le chef de bande Netanyahou a bénéficié, lors de cette abracadabrantesque événement… «George W Bush caved in years ago when he gave Ariel Sharon a letter which stated America's acceptance of "already existing major Israeli population centres" beyond the 1967 lines. To those Arabs prepared to listen to Obama's spineless oration, this was a grovel too far. They simply could not understand the reaction of Netanyahu's address to Congress. How could American politicians rise and applaud Netanyahu 55 times – 55 times – with more enthusiasm than one of the rubber parliaments of Assad, Saleh and the rest?»


Mis en ligne le 30 mai 2011 à 05H07