L’empire du blowback

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L’empire du blowback

La réaction générale, devant les actes arbitraires et brutaux des USA, c’est bien d’éprouver une crainte instinctive et de reconnaître malgré tout leur puissance impériale ; et, dans le même mouvement, de songer à baisser les bras... Nous croyons qu’il y a beaucoup d’effets de communication dans cette attitude provoquée, parce que les USA, à cause de leur psychologie particulière (voir notamment notre Glossaire.dde du 28 janvier 2013), ne connaissent aucun contrainte dans leur attitude, qui laisserait entrevoir leur réelle vulnérabilité ; armés de cette psychologie d'inculpabilité, ils se posent en pays respectueux de toutes les lois internationales selon une interprétation qui fait de toutes ces lois un moteur à l’avantage de leurs propres intérêts, et cela au nom de la vertu universelle qu’ils prétendent représenter par évidence originelle (voir aussi le 5 mai 2011). Cette espèce de certitude de vertu, et de la fermeté inflexible d’affirmation d'une puissance nécessairement vertueuse qui va avec, sont bien plus impressionnants pour les psychologies que toutes les armadas de l’U.S. Navy et de l’USAF dont le nombre et la puissance ne cessent de décroître au rythme de la séquestration en plus du reste (voir le 3 juin 2013).

...Mais l’effet ne dure qu’un temps limité. Dans ce même temps rapide et une fois dissipée l'impression initiale, certaines réactions s’affichent dans le sens contraire, de fermeté et de résilience. On veut parler ici, bien entendu, de l’affaire Snowden, devenue la crise-Snowden, marquée ces dix derniers jours par deux interventions brutales des USA : un coup de téléphone impératif et menaçant du vice-président Joe Biden au président équatorien Correa pour qu’il abandonne ses projets de donner l’asile politique à Snowden, et les interventions de plusieurs pays européens contre le vol du président bolivien Morales, intervention manipulée par les “services” US (CIA, et aussi NSA certes). L’Observer (le Guardian) du 7 juillet 2013 rapporte quelques éléments de cette réaction de type-blowback (conséquences négatives, en retour d’actions brutales et arbitraires de la part des USA)

«Attempts by the US to close down intelligence whistleblower Edward Snowden's asylum options are strengthening his case to seek a safe harbour outside of Russia, legal experts claim. Snowden, who is believed to be in the transit area of Moscow's Sheremetyevo airport, has received provisional offers of asylum from Nicaragua and Venezuela, and last night Bolivia also offered him sanctuary. He has applied to at least six other countries, says the Wikileaks organisation providing legal support.

»Michael Bochenek, director of law and policy at Amnesty International, said the American government's actions were bolstering Snowden's case. He said claims that the US had sought to reroute the plane of Bolivia's president, Evo Morales, amid reports that the fugitive former analyst for the National Security Agency was on board, and suggestions that vice-president Joe Biden had phoned the Ecuadorean leader, Rafael Correa, to block asylum for Snowden, carried serious implications. “Interfering with the right to seek asylum is a serious problem in international law,” Bochenek said. “It is further evidence that he [Snowden] has a well-founded fear of persecution. This will be relevant to any state when considering an application. International law says that somebody who fears persecution should not be returned to that country.”

»Venezuela's extradition treaties with the US contain clauses that allow it to reject requests if it believes they are politically motivated. The country's president, Nicolas Maduro, has praised Snowden for being a “young man who told the truth” and has criticised European countries' alleged role in the rerouting of Morales's plane last week . “The European people have seen the cowardice and the weakness of their governments, which now look like colonies of the US,” he said on Friday.»

• Un autre aspect de cette résilience, on le trouve dans le comportement de Glenn Greenwald, et même du Guardian lui-même. Greenwald, qui travaille sur le dépouillement des documents du “fonds Snowden”, a pris le temps de rédiger avec deux journalistes brésiliens un article fracassant sur les surveillances dont les Brésiliens sont l’objet de la part de la NSA, dans le journal O Globo de Rio de Janeiro. (N.B. : Greenwald réside au Brésil.) Le sujet est désormais classique, mais il fait toujours son effet, et il est assuré qu’il y aura des répercussions au Brésil même et en Amérique latine à la suite de cet article, tout cela s’alimentant évidemment à la polémique autour du droit d’asile à accorder ou pas à Snowden. Dans le Guardian (édition The Observer) du 7 juillet 2013, Greenwald, dans la rubrique qui lui est réservée, dit quelques mots sur son article de O Globo. (Une traduction de l’article en anglais, via Google, a été mise en ligne.)

«I've written an article on NSA surveillance for the front page of the Sunday edition of O Globo, the large Brazilian newspaper based in Rio de Janeiro. The article is headlined (translated) “US spied on millions of emails and calls of Brazilians”, and I co-wrote it with Globo reporters Roberto Kaz and Jose Casado. [...]

»As the headline suggests, the crux of the main article details how the NSA has, for years, systematically tapped into the Brazilian telecommunication network and indiscriminately intercepted, collected and stored the email and telephone records of millions of Brazilians. The story follows an article in Der Spiegel last week, written by Laura Poitras and reporters from that paper, detailing the NSA's mass and indiscriminate collection of the electronic communications of millions of Germans. There are many more populations of non-adversarial countries which have been subjected to the same type of mass surveillance net by the NSA: indeed, the list of those which haven't been are shorter than those which have. The claim that any other nation is engaging in anything remotely approaching indiscriminate worldwide surveillance of this sort is baseless. [...] [T]he O Globo story will resonate greatly in Brazil and more broadly in Latin America, where most people had no idea that their electronic communications were being collected in bulk by this highly secretive US agency.»

Dans le même texte de l’Observer où il rapporte son intervention brésilienne, Greenwald tient à saluer le Guardian pour la fermeté et l’endurance avec lesquelles le quotidien développe la série Snowden, malgré diverses interventions, pressions, etc. On a là une indication très nette des effets de la crise Snowden sur le trio Snowden-Greenwald-Guardian : une incitation considérable à poursuivre, à accentuer l’offensive, alors qu’on aurait pu craindre le contraire avec des projets très nets, du côté US, d’impliquer Greenwald, de le harceler, éventuellement pire, et dans tous les cas de tenter de le séparer de son support médiatique. De ce côté, il ne fait aucun doute que l’échec est complet, l’effet étant exactement inverse.

«One brief note on the Guardian is merited here: I've been continuously amazed by how intrepid, fearless and committed the Guardian's editors have been in reporting these NSA stories as effectively and aggressively as possible. They have never flinched in reporting these stories, have spared no expense in pursuing them, have refused to allow vague and baseless government assertions to suppress any of the newsworthy revelations, have devoted extraordinary resources to ensure accuracy and potency, and have generally been animated by exactly the kind of adversarial journalistic ethos that has been all too lacking over the last decade or so... [...]

»I don't need to say any of this, but do so only because it's so true and impressive: they deserve a lot of credit for the impact these stories have had. To underscore that: because we're currently working on so many articles involving NSA domestic spying, it would have been weeks, at least, before we would have been able to publish this story about indiscriminate NSA surveillance of Brazilians. Rather than sit on such a newsworthy story – especially at a time when Latin America, for several reasons, is so focused on these revelations - they were enthused about my partnering with O Globo, where it could produce the most impact. In other words, they sacrificed short-term competitive advantage for the sake of the story by encouraging me to write this story with O Globo. I don't think many media outlets would have made that choice, but that's the kind of journalistic virtue that has driven the paper's editors from the start of this story.»

Il faut ajouter aussitôt qu’il y a un argument de poids. La crise-Snowden est, pour le Guardian, un fantastique outil de promotion, sans commune mesure, par exemple, avec l’affaire Wikileaks où le Guardian n’avait pas l’exclusivité, où l’intérêt était moindre et où les rapports entre le Guardian et Assange s'étaient rapidement dégradés. Dans la situation actuelle, Greenwald joue un rôle essentiel de coordinateur et il semble complètement suivi par le Guardian. Les résultats sont exceptionnels, particulièrement aux USA. The Atlantic a publié un article, le 5 juillet 2013 où est détaillé l’aspect US de l’aventure, avec la perspective d’investissements importants du Guardian aux USA, à partir des résultats enregistrés depuis un mois avec la crise-Snowden, en audience, en influence, en bénéfice, etc. Deux paragraphes de l’article de The Atlantic donne une mesure de l’atmosphère...

«The number one spot has been occupied since last January by the Mail Online, an industrial-sized feedbag of celebrity titillation and gossip, with a ComScore rating of 50.2 million monthly unique visitors worldwide for May. Currently in at number two is The New York Times, with 46.2 million. Snapping at its heels is The Guardian: it had 40.9 million last month.

»That was before Edward Snowden arrived on the scene. Figures given exclusively to The Atlantic show that – according to internal analytics – June 10, the day after Snowden revealed his identity on The Guardian's website, was the biggest traffic day in their history, with an astonishing 6.97 million unique browsers. Within a week of publishing the NSA files, The Guardian website has seen a 41 percent increase in U.S. desktop unique visitors (IP addresses loading the desktop site) and a 66 percent rise in mobile traffic. On June 10, for the first time in the paper's history, their U.S. traffic was higher than their UK traffic.»

C’est une occurrence très intéressante, où le succès commercial vient à l’aide d’une posture antiSystème très sérieuse pour la première fois adopté par le Guardian directement contre la puissance centrale du Système, le cœur de l’“État de Sécurité Nationale” US. Il n’était pas du tout assuré, à notre estime, que le Guardian suive Greenwald, sinon jusqu’au bout, du moins aussi loin qu’il a été, et en ajustant sa stratégie éditoriale aux événements les plus susceptibles d’avoir un retentissement antiSystème (le Spiegel à quelques jours des négociations du marché transatlantique, l’article d’O Globo, au milieu d’un continent sud-américain furieux de l’affaire Morales...). Il n’est d’ailleurs nullement impossible que l’enthousiasme montré par Greenwald dans ses colonnes, pour le journal auquel il collabore, soit une façon habile pour lui d’affirmer la confirmation publique du soutien que lui apporte le Guardian dans son entreprise, et de la verrouiller par conséquent. C’est un point important, parce qu’il semble de plus en plus évident que Greenwald a un plan sérieux, à long terme, pour l’exploitation du “fonds Snowden”, qu’il entend donc déployer toute une stratégie contre l’ensemble de sécurité nationale washingtonien. Pour cela, il a besoin du soutien puissant et sans réserve du Guardian.

De son côté, le Guardian, semi-pseudo-dissident (ou pseudo-semi dissident, c’est selon), et toujours un pied dans l’establishment, est évidemment emporté par le succès, aussi bien sinon plus que par ses choix idéologiques qui sont aujourd’hui, avec cette affaire, nettement plus marqués qu’à l’habitude. Les “lois du marché” si chéries à Washington concourent donc pour une part non négligeable à alimenter la machinerie lancée contre Washington et les structures de sécurité et de surveillance du Système, – et l’on prendra un moment ou l’autre pour goûter l’ironie. Dans ce cas, les pressions qui ont été exercées sur le Guardian pour qu’il mette une sourdine dans cette affaire ont dû susciter l’effet contraire à celui que les auteurs espéraient : au plus les pressions étaient fortes, au plus le Guardian tenait et ripostait, – et cette même situation peut également être déclinée au présent. Il s’agit d’une remarquable effet blowback... Dans cette complexité des arguments et des emportements divers, c’est-à-dire dans une affaire qui ne répond plus à une seule logique, il se pourrait que l'on aille vraiment très loin dans l’attaque contre le centre washingtonien. Dans ce cas, l’attitude du Guardian, qui deviendrait par simple déplacement des effets splendidement antiSystème, est une illustration de plus, très séduisante d’ailleurs, de l’immense chaos qu’est devenue la vérité du monde, section bloc BAO.


Mis en ligne le 8 juillet 2013 à 05H39

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