L’Arabie, enfin ?

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L’Arabie, enfin ?

M.K. Bhadrakumar est un expert en relations internationales à suivre avec prudence, parfois d’un œil critique lorsqu’il s’emporte dans des rêveries où l’on retrouverait un ordre ancien qu’il regrette avec son passé de diplomate, parfois avec beaucoup plus d’intérêt lorsqu’il semble lever un lièvre dans une direction inattendue. On s’arrête ici à sa chronique du 5 octobre 2014, où il plaide avec passion pour que l’Inde n’aille pas, surtout pas, s’engager dans cette nième “Guerre contre la Terreur” (contre ISIS/EI/Daesh/etc.). Sur ce point, il n’a pas tort, car cette “Guerre contre la Terreur” qui serait la troisième du nom (selon notre comptabilité absolument subjective) est évidemment la plus absurde de toutes ; cela, suivant la loi selon laquelle cette formule (“Guerre contre la Terreur”) ne recouvrirait rien d’autre que le désordre du monde en augmentation accéléré, et que plus on avancerait dans ses éditions successives plus on plongerait dans un désordre renouvelé et aggravé, et que chaque nouvelle “Guerre contre la Terreur” serait nécessairement plus absurde que les précédentes. Nous en sommes à l’hyper-désordre et Bhadrakumar constate que la “Guerre contre la Terreur”-3.0 est déjà un échec, en ce sens qu’elle approche de l’impasse par rapport à la “stratégie” choisie par le bloc BAO, Obama en tête.

«Clearly, air strikes against IS will achieve nothing. The IS has already turned into a flat, horizontal structure with no Hqs, no command-and-control centres. As a Middle East expert put it, it has begun operating as “a rhizome-like organism.” What does that mean? It means the US and its allies will soon run out of ‘targets’. Already, IS continues to gain ground despite the US air strikes. It just overran an Iraqi military base with hundreds of soldiers and captured two more border towns in Syria. In short, the time is approaching to ponder ‘what next’ after the air strikes?»

Bhadrakumar essaie alors d’extraire quelque chose de cohérent de cet infernal chaudron d’hyper-désordre. Sa démonstration est passée rapidement de l’évidence que l’Inde ne doit pas s’engager dans cette chose à l’interrogation, – bien plus excitante pour la spéculation intellectuelle, – de chercher à savoir à quel événement décisif pourrait aboutir le courant actuel de surpuissance sur cet axe d’hyper-désordre du Moyen-Orient/terrorisme. Il y a là une sorte de recherche d’“un ordre” qui pourrait enfin permettre au commentateur (plus qu’à la situation elle-même) de retrouver un peu de stabilité. Manifestement, Bhadrakumar trouve de l’intérêt dans l’analyse de ce “Middle East expert” qu’il ne nomme pas mais qu’il désigne implicitement comme une référence de la plus grande qualité... Nous allons le suivre sur cette voie car Bhadrakumar, ex-diplomate indien devenu commentateur aux multiples contacts, a gardé de son ambassade à Ankara de bonnes sources régionales pour tenter d’éclairer les questions autour de l’hyper-désordre moyen-oriental ; et son commentaire est le plus sûr quand il y fait allusion par rapport à la politique que devrait suivre son pays (plus sûr, par exemple, que lorsqu’il tente d’analyser la politique US en lui accordant le crédit d’une cohérence qu’elle n’a évidemment pas).

Ainsi notre commentateur introduit-il, dans le cadre du chaudron “ISIS/EI/Daesh/etc.”, une hypothèse de poids : le sort de l’Arabie Saoudite... «To compound matters, Saudi Arabia is dangerously over-stretched by punching beyond its weight in regional politics. The borders with Iraq (900 km) and Yemen (1400 km) have the potential to become infiltration routes for al-Qaeda. Also, there is a simmering factional war going on within the Saudi royal family on the issue of succession to King Abdullah.

»Suffice to say, the IS crisis is becoming a crisis within Wahhabism. The Saudi strategy to use militant Salafists in projects over the past 30-35 year period in Afghanistan, Pakistan, Syria and so on has come full circle inevitably with a Salafist radicalization that is leading to a metamorphosed neo-Wahhabist movement, which is what the Islamic State is about. How long can the restive, aspirational Saudi youth be kept away from the charisma and pull of the IS? That is the core issue developing today.

»To quote the Middle East analyst mentioned above, “the ‘war’ in the Middle East has evolved into a war between Wahhabism and other orientations of Salafism, such as the Muslim Brotherhood (whom Saudis now seek to blame for the emergence of the IS). It is a war of Sunni on Sunni, of Wahhabi Saudi Arabia versus Wahhabi Qatar, of Wahhabi Jabat An-Nusra against IS; of Wahhabi Saudi Arabia and certain of its allies against the Muslim Brotherhood.” Suffice to say, it is a boiling cauldron and a massive spillover cannot be avoided. The high probability is a repetition of the 1979 Islamic revolution in Iran — this time around in Saudi Arabia.

»As an Obama watcher, my hunch is that Obama is dithering, understanding perfectly well what is at stake here. Obama seems to be going through the motions of the air strikes without much conviction, sensing Saudi Arabia’s dire vulnerability. Of course, the paradox is that by its passivity, the US could end up repeating its folly in Iran in the 1970s — refusing to pressure the Saudi regime to reform, sensing the regime’s vulnerability but watching as a spectator and paralyzed on its tracks whilst the IS marches towards the gates of Riyadh. But then, what else can Obama do? The American public opinion and the political establishment will not countenance the US putting the “boots on the ground” for salvaging the Saudi regime.»

On observera que, dans ces remarques, notre commentateur préfère s’appuyer sur son “Middle East expert” que sur les plans du président américaniste, qui “comprend” la situation mais ne fait rien pour la faire évoluer décisivement parce qu’il est paralysé par les engagements qu’il a cru devoir prendre vis-à-vis de son opinion public. Plutôt que chercher du sens à la politique américaniste d’Obama, Bhadrakumar préfère lui dénier le moindre sens à cause de la paralysie et de l’impuissance caractérisant sa direction. Effectivement, le jugement est plus sage et peut être pris en considération.

Du coup, apparaît le point le plus intéressant de son commentaire qui est la mise en évidence qu’il existe aujourd’hui une formidable menace contre l’Arabie Saoudite, contre sa stabilité intérieure. L’évocation de 1979 comme étant l’année de la chute du Shah pourrait aussi bien être l’évocation de 1979 comme étant l'année de l’attaque des lieux saints de l’Arabie par des terroristes, laquelle attaque ouvrit le champ des spéculations concernant la survivance du régime des Saoud en Arabie. Full Circle, nous revenons avec son commentaire à ce 1979-là. Nous revenons également à certaines spéculations faites en août 2002 par certains milieux néo-conservateurs, avec au centre de la polémique un expert français passé aux neocons et à la Rand Corporation, Laurent Murawiecz. Nous évoquions cette affaire dans deux F&C successifs, du 8 août 2002 et du 9 août 2002. «Beaucoup de bruit depuis deux-trois jours autour de l'Arabie Saoudite. Fuites, démentis, etc, notamment autour d'un rapport de l'analyste Laurent Murawiecz, de la Rand Corporation, qui a la particularité d'avoir nombre de ses activités concentrées en France ; rapport qui a été présenté en juillet au Defense Policy Board (DPB), présidé par Richard Perle et servant d'organe de conseil pour GW Bush, directement. [....] [...Le] rapport Murawiecz, présentant un argument en faveur d'un classement de l'Arabie Saoudite comme ennemi “prioritaire” des USA, et, éventuellement, en faveur de certaines mesures militaires et autres contre ce pays...»

L’idée d’une attaque US contre l’Arabie enchaînant sur une attaque contre l’Irak ne survécut guère le temps de cette polémique, bien qu’en plus de cette hostilité momentanée de certaines fractions neocons alliées à Rumsfeld régnait le soupçon de l’implication de l’Arabie dans l’attaque 9/11. (On sait que ce soupçon reste bien vivace, et qu’il est peut-être étayé dans quelques 28 pages du rapport officiel sur l’attaque 9/11 toujours classée “secret”. On sait également qu’une bataille juridique est en cours depuis de nombreux mois [voir le 26 décembre 2013] pour tenter de rendre public le contenu de ces pages.) Mais l’épisode Murawiecz marqua une étape dans l’évolution de la perception de l’Arabie comme noyau du terrorisme dans tous les sens, à la fois matrice fondamentale et victime potentielle de la nébuleuse terroriste islamiste, laquelle a évolué depuis vers le statut d’outil nécessaire sinon essentiel de l’opérationnalisation de l’hyper-désordre qui caractérise la production du Système.

Bien entendu, les choses ont formidablement évolué depuis 1979-2002 et une constellation d’autres acteurs (les pays du Golfe, la Turquie, etc.) sont entrés dans le jeu comme intervenants majeurs alors qu’ils n’étaient jusqu’alors que marginaux. Quant à l’Arabie, perçue comme une construction extraordinairement affaiblie, et soutenant le terrorisme en partie, à côté de son penchant religieux extrême, pour éviter des pressions déstabilisantes de ces mêmes terroristes, elle s’est transformée en un perturbateur agressif et jusqu’auboutiste à partir de 2011 et de la crise syrienne. On a donc pris l’habitude d’oublier sa fragilité qui, pourtant, et peut-être même plus que jamais, subsiste. C’est à quoi Bhadrakumar fait allusion dans son texte, en citant des sources (celles qui se cachent derrière le “Middle East expert”), de la sorte présentées d’une façon telle qu’on peut croire qu’il leur accorde une très grande confiance...

Acceptons l’hypothèse d’une déstabilisation de l’Arabie, d’abord pour ce qu’elle vaut et parce qu’une telle hypothèse n’est évidemment pas absurde, ensuite et surtout d’un point de vue symbolique, pour faire mesurer l’avancement des événements et l’évolution tout à fait considérable de la situation, jusqu’à un retournement complet à certains égards. Dans la perception courante du temps de la Guerre froide et jusqu’au début de ce siècle, l’instabilité potentielle de l’Arabie, due à sa vulnérabilité supposée, constituait une menace majeure de désordre, peut-être l’événement potentiellement le plus déstabilisant qu’on puisse imaginer pour cette région d’une importance stratégique fondamentale qu’est le Moyen-Orient. Le paradoxe est qu’aujourd’hui cette perspective stratégique si évidente pourrait presque être inversée, – dans tous les cas de notre point de vue d’antiSystème sans aucun doute, ce qui alimente notre spéculation, – mais cela jusqu’à presque plaider l’argument d’une façon objective... En effet, on doit considérer plusieurs faits ou spéculations dans ce sens, qui sont à considérer objectivement.

• L’Arabie n’est absolument plus un facteur d’ordre, ou un pôle d’ordre (même d’un ordre-Système qui est absolument critiquable et condamnable), mais au contraire un facteur de désordre. On dira qu’elle l’a été depuis longtemps, par son action de soutien, sinon de matrice du terrorisme islamiste, mais cette action restait dissimulée et, dans la perception autant que dans la communication, c’est un facteur essentiel pour déterminer l'influence d'une telle entité. Depuis 2011, l’Arabie s’est découverte... Elle est devenue un facteur de désordre à visage découvert, et elle participe ainsi fondamentalement à une psychologie du désordre qui a permis l’extension du désordre dans la région du Moyen-Orient, jusqu’à cette situation d’hyper-désordre que l’on connaît maintenant. L’Arabie, avec des créatures type-Prince Bandar allant en Russie parler à Poutine de ses accointances avec les terroristes tchétchènes, est devenue un incendiaire depuis quelques années, alors qu’elle geignait depuis des décennies contre les menaces extérieures et intérieures qui pesaient centre elle et ne cessait de réclamer des pompiers pour la protéger.

• Si l'Arabie était touchée, que feraient les USA. Affolement général, référence à la Grande Stratégie, à l’immémorial accord de sécurité Roosevelt-Saoud de 1945 ? Sans aucun doute, tant la politique extérieure des USA, qui ne produit que du désordre depuis 1989, est enracinée dans quelques tabous immémoriaux dont l’existence et la sécurité ce l’Arabie forment l’un d’eux. Les USA envisageraient-ils d’intervenir militairement, nécessairement sur une grande échelle parce que l’Arabie est un gros morceau, avec boots on the ground bien entendu, tout cela supposant des moyens militaires considérables dont ils sont loin de disposer actuellement en capacités opérationnelles ? Comment, en fait, pourraient-ils faire autrement que s’abîmer dans de telles spéculations totalement alarmistes, avec en toile de fond la possibilité de l’effondrement du dollar, et tout cela constituant d’abord un facteur intérieur fondamental de déstabilisation psychologique, une opérationnalisation éclatante de l’impuissance et de la paralysie de la politique washingtonienne ?... Qu'importe en réalité ce que déciderait Washington, si Washington décidait quelque chose, car ce qui importe est bien ceci : le principal producteur de désordre du monde (Washington, pour être clair) se trouverait soudain plongé dans le plus grand désordre, avec un pan essentiel de sa politique extérieure figée dans l’expansion hégémonique, menacé d'effondrement. Nous obtiendrions un effet d’incendie (l’Arabie menacée d’effondrement) qui serait en réalité un “contre-feu”, où le fauteur de désordre (les USA, par l'intermédiaire de l'Arabie) serait confronté à l'hyper-désordre qu’il a contribué principalement à créer ....

• La chute de l’Arabie pourrait provoquer un conflit conventionnel général, “à ciel ouvert”. Serait-ce une calamité qui ferait tout accepter pour qu’on l’évite ? Rien n’est moins sûr, si l’on considère l’état actuel de la région, qui est par nombre de côtés et selon bien des points de vue, bien pire qu’un “conflit conventionnel général”. On pourrait même y voir une mise à jour de certaines situations et, en poussant à peine le paradoxe, un rétablissement effectivement paradoxal de l’ordre ...

Nous raisonnons définitivement à front renversé, dans ce monde orwellien qui a complètement dépassé Orwell, parce que nous raisonnons absolument selon des normes et des conceptions antiSystème. Aujourd’hui, songeant précisément au destin de l'Arabie tel qu'on l'envisage, on ne peut écarter cette possibilité absolument paradoxale qu’un désordre supplémentaire marquerait peut-être un certain retour à l’ordre. Il pourrait s’agir d’un de ces points ultimes où le Système au bout de sa production de surpuissance atteint à son domaine décisif d’autodestruction. C’est avec le sort de l’Arabie que la crise ISIS/EI/Daesh/etc. atteint un point décisif où elle pourrait enfin acquérir une importance effective, une importance utile, c’est-à-dire s’opérationnalisant en l’accélérant dans le processus de la crise d’effondrement du Système. Par des ramifications évidentes, notamment au niveau de l’énergie, elle rejoindrait en importance la crise ukrainienne et s’ajouterait à elle pour former effectivement un nœud crisique capable d’ébranler le Système.


Mis en ligne le 7 octobre 2014 à 10H31