Heurs et malheurs d’une intervention en Libye

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Depuis qu’il a été annoncé que quelques navires de la VIIème Flotte US (Méditerranée) se rapprochaient de la côte libyenne pour y croiser, l’hypothèse d’une intervention militaire en Libye est partout dans les esprits. (Y compris dans celui des Russes, pour rejeter la chose avec horreur.) Une lettre ouverte au président US, proclamant la nécessité d’une intervention immédiate en Libye, d’une quarantaine de rescapés de l’aventure neocons, avec les usual suspect jusqu’à l’inénarrable Paul Wolfowitz, ajoute le grain de sel qu’il faut. Tous les facteurs habituels de la folie américaniste-occidentaliste… Mais aller au-delà, envisager le “passage à l’acte”, apparaît infiniment improbable, sinon déraisonnable. (La déraison existe toujours chez ces gens-là mais la question est de savoir s'ils ont les moyens de la concrétiser par des actes.)

Au reste, nous avons déjà la cacophonie qui importe, qui indique que l’idée a plutôt provoqué le désordre que le rassemblement. Quelques extraits de presse le montrent d’une façon suffisamment convaincante.

• Le 2 mars 2011, The Independent rend compte de cette cacophonie.

«Governments around the world stepped up the rhetoric against Muammar Gaddafi yesterday, hoping the weight of international pressure would further loosen his grip on power, yet cracks also started to appear in the strategy to remove him as Russia ruled out imposing no-fly zones over Libya.

»The United States was continuing to move naval hardware towards the region in a show of force, while diplomatic sources in Moscow used unusually vivid language to show disdain for Colonel Gaddafi, calling him a “living political corpse” who should step down immediately.

»But there were signs of a strong push-back against the murmurings of recent days of possible Nato-imposed no-fly zones – designed to prevent Gaddafi from bombing his own people. Both Moscow and the Arab League, which is expected to pass a resolution in Cairo next Wednesday, expressing opposition to outside intervention.

»Even in the US, doubts about the viability of no-fly zones were beginning to surface, notably in testimony given in a Capitol Hill hearing by General James Mattis, commander of US Central Command. “My military opinion is that it would be challenging,” he warned members of the Senate. “You would have to remove air defence capability in order to establish a no-fly zone, so no illusions here. It would be a military operations – it wouldn't be just telling people not to fly airplanes.”»

• L’AFP, relayée par CommonDreams.org le 1er mars 2011, insiste sur la possibilité grandissante d’une intervention, mais introduit aussitôt des remarques fort restrictives, dont les déclarations du nouveau ministre drançais des affaires étrangères Juppé sont un exemple particulièrement marquant.

«The West is edging closer to military action against Muammar Gaddafi as the United States says air strikes will be needed to secure a no-fly zone over Libya, and regime forces tried to retake a key city. […]

»US and European leaders weighed the use of NATO air power to impose a no-fly zone, with the aim of stopping Gaddafi using air power against his own people to crush the insurrection against his four decades of iron rule.

»But France's new Foreign Minister Alain Juppe ruled out military action without a “clear mandate” from the United Nations. “Different options are being studied – notably that of an air exclusion zone – but I say very clearly that no intervention will be undertaken without a clear mandate from the United Nations Security Council,” said Juppe.»

• Le Premier ministre britannique Cameron a été un peu vite en besogne. Il a proposé cette “no-fly zone” qui, semble-t-il, n’enchante personne. Lâché par tous les amis, notamment les USA, il a donc effectué un rétro-pédalage, que nous détaille le Guardian du 1er mars 2011.

«Britain has backtracked from its belligerent military stance over Libya after the Obama administration publicly distanced itself from David Cameron's suggestion that Nato should establish a no-fly zone over the country and that rebel forces should be armed. As senior British military sources expressed concern that Downing Street appeared to be overlooking the dangers of being sucked into a long and potentially dangerous operation, the prime minister said Britain would go no further than contacting the rebel forces at this stage. […]

»The change in rhetoric from Britain came as the US made clear it would adopt a more cautious approach and European diplomats expressed surprise at Cameron's rhetoric. Hillary Clinton, the US secretary of state, giving evidence to the House foreign affairs committee , suggested military intervention by the US and other countries might be counter-productive. She said the administration was aware that the Libyan opposition was anxious to be seen “as doing this by themselves on behalf of the Libyan people – that there not be outside intervention by any external force. We respect that.” […]

»The French prime minister, François Fillon, pointedly remarked that no country could “carry out this operation alone”. In a further sign of Cameron's isolation, the White House was dismissive of his suggestion that rebels could be armed. Tommy Vietor, a national security spokesman for Barack Obama, told Reuters: “We believe it's premature to make any decisions of that kind.”»

Notre commentaire

Ces “bruits divers” autour de la question d’une intervention militaire en Libye, montrent que cette idée, même sous sa forme minimaliste, est très loin de faire l’unanimité dans les pays du bloc américaniste-occidentaliste. Même l’affaire de la “no-fly zone” de Cameron, peut-être encore un peu novice et n’ayant pas encore assimilé l’idée que l’époque Bush-Blair est dépassée, a été très fraîchement accueuillie à Washington, y compris par l’orfèvre en la matière, le général Mattis qui commande Central Command, le commandement US dont dépend la zone. Au-delà de ce point précis, c’est toute l’idée de l’intervention que le nouveau ministre français des affaires étrangères Alain Juppé soumet à de rudes conditions, c’est-à-dire une fin de non-recevoir d’une action unilatérale de l’OTAN et une soumission absolue à un mandat clair et précis de l’ONU. C’est la première intervention de Juppé, et elle semble nous montrer que son arrivée devrait remettre la diplomatie et la politique de sécurité nationales françaises sur une voie un peu moins exotique et chaotique que celle des impulsions désordonnées de l’Elysée et des conversations de salon de Kouchner (pour ne pas parler de l’épisode malheureux de Michèle Alliot Marie). La crise libyenne marquerait alors une évolution importante de la France, avec le recul de l’influence du président de la République, en position de très grande faiblesse, notamment dans ce domaine, et par conséquent le retour vers des impulsions plus proches des traditions françaises. D’un autre côté, cette probable évolution française renforcerait décisivement le parti de la prudence et de la retenue

Bref, et selon des circonstances dont certaines sont fortuites ou sans rapport direct avec la crise, l’attitude du bloc américaniste-occidentaliste se définit de plus en plus nettement, après une première montée de fièvre, dans une position de réticence pour toute action inconsidérée de type militaire ou approchant. (Au reste, on pourrait observer que la montée de tension, suscitée par le mouvement de trois navires de guerre US sans capacités offensives décisives, – il semblerait que le porte-avions USS Enterprise, qui fait partie du groupe, serait toujours en Mer Rouge, – est pour l’instant surtout médiatique, avec l’appoint habituel des milieux neocons US.) Les raisons de cette attitude de prudence et de retenue sont nombreuses. Certaines tiennent évidemment aux conditions même de la situation en Libye, – autant les difficultés objectives de n’importe quelle opération militaire que les réticences, pour parler le plus modérément possible, des “rebelles” devant la possibilité d’une intervention étrangère.

D’autres sont plus générales et, disons, objectives, et ce sont évidemment les plus intéressantes parce qu’elles nous renseignent sur l’état des pays composant le noyau le plus vertueux de “la communauté internationale”. Il s’agit d’abord de la simple question des moyens. Tous les pays du “bloc” sont militairement à bout de souffle, avec des engagements coûteux et sans perspectives glorieuses (l’Afghanistan, certes), alors qu’ils sont tous dans des situations intérieures, – économiques, financières et sociales, – catastrophiques. Cela même rend encore plus impératif de soumettre une éventuelle décision d’intervention, et l’intervention elle-même, à une décision et à une participation collectives (comme l’a noté le Premier ministre français Fillon) ; si l’on s’en tient à l’état d’esprit général, et même dans l’hypothèse où l’un ou l’autre “grand” acteur était finalement tenté par l’intervention, un tel accord collectif semble complètement improbable.

La crise libyenne met donc en place une définition claire et précise de la situation générale, notamment du bloc américaniste-occidentaliste qui, ces dernières années, n’a pas perdu une seule occasion de se proclamer comme la plus grande force existante, et la force naturellement destinée à assurer et à maintenir l’ordre avec la puissance militaire dans les relations internationales et dans les pays emportés par des troubles intérieurs. Tout cela est complètement dépassé, véritablement d’une autre époque. Face à la crise libyenne, c’est la crise du bloc américaniste-occidentaliste et, par là, la crise même du Système qui s’impose et se déploie. Il n’y a plus, aujourd’hui, aucune force capable d’imposer un ordre, sinon “son ordre”, aux relations internationales. En déduire qu’il s’agit d’une catastrophe, c’est peut-être s’avancer bien imprudemment ; après tout, le désordre actuel, que plus aucune force d’“ordre”ne parvient à contenir, est le résultat de l’“ordre” imposé par ce même bloc américaniste-occidentaliste ; il y aurait ainsi une grande ironie à regretter que cet “ordre” ne puisse plus être imposé, puisqu’il est le géniteur du désordre dont on prétendrait qu’il serait capable de le résorber s’il en avait encore les moyens.


Mis en ligne le 2 mars 2011 à 12H32