Grève type G4G

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Le ravitaillement des forces occidentales en Afghanistan, déjà perturbé par des attaques de talibans, risque de l’être un peu plus par les remous syndicaux, par exemple si une menace de grève d’une majorité des chauffeurs (pakistanais) assurant la conduite des véhicules se concrétise. Bien entendu, les deux événements sont liés, la menace de grève étant causée par les récentes attaques talibanes contre les voies de communication (en général dans des dépôts de véhicules). La route visée, qui assure 60 à 70% du ravitaillement de l’OTAN par le passage de Khyber, avait été fermée il y a neuf jours, après une attaque, et a été rouverte hier. C’est alors que la menace de grève a été connue.

Le Times d’aujourd’hui, notamment, donne un compte-rendu de cette situation.

«An association of Pakistani lorry owners and drivers refused yesterday to resume delivering supplies to foreign troops in Afghanistan after a series of militant attacks on convoys plying the main supply route via the Khyber Pass.

»An international shipping company that handles US military supplies through Pakistan also said that there was now “a large backlog of military freight” across the country from Karachi, where the cargo arrives by ship, to the Afghan border, “Clearly the security situation is very difficult,” Kevin Speers, a spokesman for Maersk Lines Ltd, told The Times. “Movement through the Pass has been severely restricted.” [...]

»…But the Khyber Transport Association, which claims to represent the owners of 3,500 trucks, tankers and other vehicles, said that its members would no longer ply the route because of the recent security problems. “They're on strike,” said a representative of one large Pakistani haulage company that handles supplies to foreign troops in Afghanistan. “It's because of the security situation,” he told The Times. “No trucks crossed the border [yesterday], but we hope to move about 30-40 across tomorrow.”

»He said that the association represented about 60 per cent of the lorry owner-drivers who work on the route from Peshawar, via the Khyber Pass and the border town of Torkham to Kabul, the Afghan capital.»

Bon, dira-t-on, situation classique… Situation classique en temps de paix, mais en temps de guerre? Mais sommes-nous en temps de paix ou en temps de guerre? Ainsi nous retrouvons-nous au cœur de la problématique de la “guerre” en Afghanistan, et de la guerre dite de quatrième génération (G4G) en général. La menace de grève n’est pas un événement en soi, qui mérite une réflexion particulière ; c’est la conséquence d’une série d’événements qui illustrent une situation qui, elle, mérite réflexion; quant aux conséquences éventuelles de la grève et à la vulnérabilité qu’elle illustre, elles sont elles-mêmes la conséquence de cette situation qu’on veut commenter.

La grève vient en effet du fait que le personnel de la logistique occidentale du conflit fait partie d’un ensemble privé, avec lequel l’OTAN passe ses contrats. Cette situation fait partie de la “privatisation” de la guerre, avec participation conséquente du domaine “civil” et privé, ne dépendant pas du devoir impératif de servir qui caractérise en général, ou caractérisait aux dernières nouvelles, les forces armées nationales. On connaît bien ces conditions, qui ont largement été utilisées en Irak, et qui rencontrent à la fois la nécessité (armées réduites, difficultés de recrutement, etc.) et l’idéologie (mouvement général vers le secteur privé depuis les années 1980, dont le résultat général est la crise massive qui affecte l’Occident). Mais tout cela ne passe pas inaperçu et joue un rôle considérable, à la fois sur les effets de ces guerres et sur la perception qu’on en a. La “guerre” en Afghanistan est ainsi caractérisée par deux aspects complètement contradictoires, comme l’Irak mais encore plus que l’Irak parce qu’il s’agit d’une coalition de pays (l’OTAN) dont la plupart n’ont strictement aucune volonté politique et militaire d’intervenir, et ne le font (parcimonieusement) que par alignement sur les USA, avec les multiples raisons contradictoires, compréhensibles et incompréhensibles, acceptables et indignes, qui caractérisent cet alignement.

• D’une part, il s’agit d’une guerre militairement “au rabais”, avec des engagement militaires très réduits, donc une part très grande faite aux contractants civils, – donc une guerre militairement “au rabais” mais financièrement coûteuse. Outre l’incapacité générale, surtout des USA, de faire une G4G qui nécessite une bonne culture générale et une finesse psychologique acceptable, on a là une bonne explication de l’inefficacité de l’OTAN en Afghanistan. La fragilité et la vulnérabilité de la coalition sont très grandes dans ces conditions d’intervention du secteur privé. Le secteur privé répond aux lois économiques et aux intérêts particuliers de temps de paix; son intervention a lieu surtout pour ce qui concerne la logistique et le soutien, qui lui sont massivement sinon exclusivement confiés et qui jouent un rôle également massif dans l’engagement de l’OTAN puisque les effectifs militaires sont maigres et peu motivés. C’est l’habituel “troc” de notre civilisation systémique qui force à des actions qui n'ont aucune cohérence politique et aucune légitimité, imposées par des mécanismes bureaucratiques et le conformisme général de la pensée, – le troc de la quantité contre la qualité, du machinisme technologique contre l’élément humain.

• D’autre part, il s’agit d’une guerre outrageusement, grossièrement, affreusement surévaluée, présentée comme un “engagement de civilisation”, comme une guerre vitale pour le destin de la civilisation, des valeurs occidentales et ainsi de suite. Les sornettes à cet égard ne manquent pas. Les discours de la guerre, qui sont faits pour satisfaire les éditorialistes et les chiens de garde humanitaires, sont faits dans les salons parisiens et les officines de relations publiques de Washington; ils correspondent, à un degré inouï, à la propagande la plus grossière qui nous sert de nourriture intellectuelle et remplit le discours d’hommes politiques qui ont le réflexe de compenser leur impuissance et leur refus d’engagement par des affirmations verbales d’autant plus enflées. Les discours de propagande, qui sont la seule justification de la guerre, sont l’exact double antinomique de la guerre sur le terrain. Les arguments stratégiques des savants stratèges d’écoles de guerre, sur l’importance de l’Afghanistan, sur l’“arc de crise”, etc., déjà bien douteux en 2001, n’ont plus aucune validité aujourd’hui. En fait d’effet stratégique, les seules conséquences qu’a aujourd’hui l’Afghanistan sont complètement négatives: fixer l’OTAN dans un bourbier incroyable, alimenter la discorde entre alliés et conduire l’Alliance vers le chaos interne, briser les appareils militaires occidentaux, répandre le désordre et la rancœur anti-occidentale dans les pays où se passent les opérations, séparer l’opinion publique et les armées occidentales de leurs dirigeants politiques, lier le dispositif occidental au bon vouloir des Russes en donnant à ceux-ci un atout considérable si l’on en juge par l’évolution de la question des communications.

…La grève très syndicale des chauffeurs pakistanais éclaire d’une lueur ironique l’extraordinaire nihilisme, pour employer un terme plus chic que le très simple “idiotie”, de la position occidentale en Afghanistan, pour ne surtout pas parler d’une “politique”. Le conformisme conduisant toutes les réflexions de nos experts, il est tout simplement impensable d’envisager l’évidence, qui est un retrait rapide et en bon ordre. Les Russes en rient encore; par ces temps difficiles, c’est bon pour le moral.


Mis en ligne le 16 décembre 2008 à 06H43