Forte houle, entre chaos et réforme…

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Forte houle, entre chaos et réforme…

26 février 2009 — Les réformistes washingtoniens, Winslow Wheeler en tête, sont sur le pont. C'est eux qu'on écoute, plus du tout les “neocons” qui se perdent dans la brume du souvenir. Ils proclament avec vigueur, – d’abord que la réforme radicale est plus que jamais nécessaire, alors que le Pentagone approche du chaos, s’il ne s’y ébat déjà délicieusement; ensuite, que l’administration Obama est en train de rater l’opportunité de lancer cette réforme, si ce n’est déjà fait, – si ce n’est déjà raté…

C’est une vision décidément pessimiste, mais pas nécessairement mal informée, de la situation à Washington dans ce domaine de la défense, du Pentagone, etc. Une polémique précise qui la caractérise est l’affaire du F-22, et accessoirement du F-35/JSF. L’affaire du F-22, dont on connaît les tenants et les aboutissants, élargie à l’affaire de l’“air dominance” US en perdition, caractérise bien cette période. Elle en est à la fois le symbole et le nœud.

L’enjeu du F-22, aujourd’hui, c’est de décider de cesser la production où elle se trouve, ou de poursuivre, sans doute selon les désirs de la faction modérée de l’USAF, avec 40-60 exemplaires au-delà des 183 actuels. Les “réformateurs” ont fait de cette affaire un test du crédit qu’il faut accorder ou non à l’administration Obama. Dans un texte, repris d’un article de Defense News du 20 février, mis en ligne le 23 février sur le site du Center of Defense Information dont il est un des directeurs de programme, Winslow Wheeler est cité avec une thèse qui présente indirectement le cas du F-22…

«Wheeler said a likely scenario is that DoD will buy more F-22s than the current 183 that are ordered, plus a few additional F-18 aircraft, and pay for those additional aircraft by taking funds from F-35, making the F-35 more expensive later. “A compromise on the F-22 that involves these other airplanes will make everything worse,” Wheeler said. “If [Obama] instead makes a clean-cut decision on the F-22. that's a good sign.”»

Ainsi, pour les “réformateurs”, l’abandon du F-22 serait une bonne chose, l’annonce du commencement de la réforme de l’ère Obama. Pourtant, le F-22 est un programme sans budget: rien n’est prévu aujourd’hui, sinon $300 millions pour entretenir la chaîne de production, empêcher sa fermeture (la rouvrir coûterait très cher) en attendant une décision de l’administration Obama, en mars ou en avril.

…En avril plutôt, cette décision? Dans tous les cas, elle était annoncée pour le 1er mars et elle semble avoir été repoussée. C’est que le F-22 est un symbole, également pour autre chose que pour une réforme. Son abandon confirmerait, aux yeux de certains de ses partisans, une capitulation devant un entraînement fatal vers le sous-équipement irrémédiable de l’USAF, c’est-à-dire vers le risque de la perte de l’“air dominance”. Les articles fleurissent à propos de cette question, et le site Air Power Australia, techniquement excellent, a un gros dossier sur la nécessité pour l’USAF d’acheter plus de F-22 sous peine de perdre sa supériorité. Les réformistes eux-mêmes concluent que l’USAF est effectivement dans une situation catastrophique.

Le même article déjà cité nous rapporte cette position, par Thomas Christie, réformateur lui aussi, proche de Wheeler:

«The Air Force bought hundreds of fighter aircraft annually during the Carter and Reagan administrations, but that number dwindled in the last decade while DoD “went on a procurement Holiday” because it was counting on the F-22 and F-35 aircraft, which weren't affordable from the outset, Christie said. The average age of aircraft in the service could double from the historical average to 20 years if buying trends continue.

»Steps needed to reform acquisition include demonstrating that technologies are mature before they enter full-scale development, and building prototypes of systems and subsystems, Christie said. “This is our biggest problem,” he said. “We jump into that stage of a program before we should, and we fail to admit that we're going to have problems.”»

Ainsi, la charge des réformistes contre le F-22 s’appuie-t-elle d’abord sur une mise en cause des procédures de développement et d’intégration des technologies dans les systèmes d’arme, et de quelles technologies, etc. Cette critique, on le comprend rapidement, concerne aussi bien le F-35 (alias JSF), et même encore plus le F-35. On voit par ailleurs la position implicite de Wheeler sur le F-35, lorsqu’il accueille les parlementaires hollandais à Washington. Ainsi, dans ce cas, les réformistes ne veulent pas favoriser le F-35 en éliminant le F-22, mais plutôt faire du F-22 le premier de la liste des éliminations, le F-35 étant le second, et le gros morceau. Au contraire sur la tactique, mais de façon similaire sur le fond, nombre de partisans du F-22 (Air Power Australia, par exemple) sont d’abord des adversaires du F-35 et espèrent bien affaiblir considérablement le F-35 en maintenant le F-22 (ce que constate Wheeler, en le déplorent dans ce cas: «A compromise on the F-22 that involves these other airplanes will make everything worse», – notamment le F-35 plus cher…).

Par-dessus tout cela, nous avons cet extrait de l’adresse du président Obama au Congrès et à la nation, avec le passage important souligné en gras sur le conseil de sources de l’industrie européenne qui y voient une intention manifeste de réforme profonde du Pentagone. Ne nous y trompons pas, ce passage qui concerne évidemment tout le processus d’acquisition du Pentagone, trouve son illustration a contrario dans l’affaire du F-22 et des à-côtés:

«Yesterday, I held a fiscal summit where I pledged to cut the deficit in half by the end of my first term in office. My administration has also begun to go line by line through the federal budget in order to eliminate wasteful and ineffective programs. As you can imagine, this is a process that will take some time. But we're starting with the biggest lines. We have already identified two trillion dollars in savings over the next decade.

»In this budget, we will end education programs that don't work and end direct payments to large agribusinesses that don't need them. We'll eliminate the no-bid contracts that have wasted billions in Iraq, and reform our defense budget so that we're not paying for Cold War-era weapons systems we don't use. We will root out the waste, fraud, and abuse in our Medicare program that doesn't make our seniors any healthier, and we will restore a sense of fairness and balance to our tax code by finally ending the tax breaks for corporations that ship our jobs overseas.»

• Fort bien, belle péroraison… Mais notez ceci, tout de même, de Colin Clark, sur DoDBuzz.com, le 23 février: «Interviews with a range of Pentagon watchers — liberals, malcontents and professional influencers — over the last three weeks suggest that Obama made a major strategic mistake in keeping Bill Gates and most of the Bush administration’s appointees for the crucial early days of the administration. This is especially true, some of them argue, since Deputy Defense Secretary Bill Lynn was weakened by the furor over his past as head lobbyist for Raytheon.

»Obama’s administration does not have time on its side should it want to install its own people and make substantial changes to Pentagon spending. If you look at the calendar, things are mighty tight…»

• Pour autant, notez encore ceci, que le 23 février le sénateur républicain McCain, avec le sénateur démocrate Carl Levin, président de la commission des forces armées du Sénat, a présenté au vote du Sénat le Weapon System Acquisition Reform Act of 2009, qui deviendra sans doute la Loi Levin-McCain, qui présente une série de réformes du système d’acquisition du Pentagone. On y trouve notamment une disposition rendant la loi Nunn-McCurdy beaucoup plus contraignante, pour en faire une contrainte transformant les programmes tombant sous le coup de Nunn-McCurdy (les programmes ayant dépassé de 30% leur devis); selon la présentation qu’en fait McCain, il s’agit d’une nouveauté importante pour renforcer les pressions d’une réforme du Pentagone… «A particularly important feature of the bill includes a provision that puts Nunn-McCurdy “on dynamite”. That provision requires, among other things, that programs currently underway (post-Milestone B) experiencing “critical” cost growth either be terminated or enter the new defense acquisition system, which the DoD recently and fundamentally restructured to help it manage technology and integration risk. In so doing, Chairman Levin and I hope to transform Nunn-McCurdy from a mere reporting requirement into a tool that can help the DoD manage out-of-control cost growth.»

Le coming crash du Pentagone

Que dire d’un tel spectacle sinon l’impression d’incertitude et, dans tous les cas, d’un travail immense à faire; et, par-dessus tout, d’un “travail immense” dont nul ne connaît la véritable orientation, les effets induits, mais dont personne ne doit ignorer qu’il est constamment menacé par une perversité inhérente, qui s’installe mécaniquement dans les effets qu’il entend produire. L’alternative est effectivement bien résumée par Wheeler, dans un environnement budgétaire où, avec un budget titanesque et toujours en progression, il manque, notamment et annuellement, $20 milliards à l’USAF et $30-$40 milliards à l’U.S. Army pour l’acquisition courante de la modernisation de ces deux armes; pour ce qui concerne les avions de combat, abandonner le F-22 (tandis que les autres programmes affronteront les incertitudes des capacités budgétaires), ou bien ponctionner encore plus le F-35 pour poursuivre le F-22 (et le F/A-18, pour la Navy).

L’insistance des réformistes concernant les procédures et les habitudes de “travail” de la bureaucratie du Pentagone pousse à comprendre évidemment que le nœud du problème ne se trouve nullement dans le budget. Wheeler rappelle ce qui est devenu son leitmotiv, qui concerne la question même du fonctionnement général du monstre, de Moby Dick: l’afflux d’argent d’un côté, des capacités en constante réduction de l’autre, – comme s’il y avait un phénomène de dysfonctionnement entre les deux qui conduirait à un rapport antagoniste, – plus d’argent, moins de capacités. Wheeler l’a encore précisé lors de cette conférence du 19 février organisée par le groupe POGO (Project On Government Oversight).

«The U.S. Defense Department is spending more money for less capability and fewer planes, Army divisions and combat ships compared with past years, and spending with the wrong focus… […] DoD now is spending more on defense in inflation-adjusted dollars than at any time since the end of World War II, including periods of spending highs during wars in Korea and Vietnam and the weapon build up under the Reagan administration, said Winslow Wheeler, citing DoD data.»

A partir de ce cas du F-22 extrapolé au reste, on comprend combien cette situation de dysfonctionnement du Pentagone conduit aujourd’hui au désordre et aux rapports viciés et pervers. Les choix et les options par rapport à tel ou tel programme sont extraordinairement compliqués par les interférences dysfonctionnelles qui, parallèlement, interdisent d’espérer trouver une issue dans l’aliment du budget (l’augmentation du budget). C’est un caractère accentué de désordre, un caractère systémique d’anarchie qui caractérisent la situation actuelle du Pentagone. Le choix n’est pas entre le développement de la puissance (augmentation du budget) et la réforme, mais entre le chaos et la réforme. Les décisions budgétaires n’ont plus d’importance décisive propre mais sont une variable parmi d’autres, et une variable qui se révèle souvent perverse, dans une situation qui requiert une décision politique. Apparemment, le président semble avoir pris cette décision politique, avec le Congrès qui développe pour son propre cas une décision similaire. Mais la volonté ne suffit pas, et de beaucoup, et même dans un rapport qu’on devine vertigineux, parce que le cœur du problème est bien de mesurer et d’anticiper les conséquences de telles décisions, pour distinguer où la perversité de la situation fera sentir tous ses effets. L’image de Moby Dick comme symbole du Pentagone concerne plus le caractère incontrôlable et le déchaînement d’une puissance énorme que cette puissance elle-même; elle est aujourd’hui dans toute sa force de représentation; elle fut trouvée en 1998 par le secrétaire à la défense Cohen et confiée à l’historien James Carroll, – Cohen qui comparaît «the Building to the frenziest, anarchic Moby Dick, and himself to the doomed Ahab, lashed to the back of the runaway whale».

Aujourd'hui, à Washington où les temps changent, les réformistes ont remplacé les néo-conservateurs. L’accès et la publicité qui leur sont donnés, dans les manifestations publiques du domaine à Washington, à eux qui étaient hier considérés avec mépris et traités comme des pestiférés pas très sérieux, sont significatifs du désarroi qui habite les esprits devant la tâche de la réforme du Pentagone. Pourtant, cet effort de réforme sera entrepris, parce que l’impasse est complète et que les engagements ont été pris solennellement. Effectivement, il commence avec le choix concernant le F-22, qui est la première décision attendue et d’ailleurs pressante puisque dépendante d’une ligne de crédit qui est tarie à partir d’avril; l’affaire “bénéficie” d’une grande publicité et elle est effectivement très représentative de la situation. Il ne suffit pas d’abandonner un programme qui, paradoxalement, ne figure plus dans la programmation de Moby Dick (une décision de poursuivre la production du F-22 reviendrait à le réinstaller dans la programmation); par ailleurs, l’argument du F-22 nécessaire pour pérenniser l’“air dominance” a son poids, bien qu’on voit mal comment 40 ou 60 F-22 de plus pourraient effectivement remplir ce rôle; par ailleurs, la décision est essentielle également pour ses effets sur le JSF, qui est également, de son côté, une énorme crise en soi; et ainsi de suite, dans cette situation où l’enchaînement imprévisible des effets avec l’intervention de la perversité qui caractérise le processus constitue le facteur essentiel.

D’où, réforme inévitable, ou plutôt tentative de réforme inévitable et effet, échec ou réussite, absolument imprévisible. Il apparaît alors logique et même pressant de conclure que cette évolution constitue effectivement une mise en cause, une attaque de l’ensemble de ce système de Moby Dick, constitué en un phénomène de “bulle”, à la fois économique et bureaucratique, désormais classique de l’évolution des structures américanistes. L’hypothèse du “crash” (“coming crash” du Pentagone), dont l’affaire F-22/F-35 serait l’ouverture, est plus que jamais actuelle, forte et incroyablement obsédante.