Fin de parcours

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 1968

Fin de parcours

16 avril 2009 — William S. Lind nous est connu. Il fait partie d’un groupe de stratèges essentiellement US dont le réformisme radical conduirait plutôt, pour une définition, au mot de “révolutionnaire”. C’est un des paradoxes où conduit le contexte actuel de crise du système, qui conjugue lui-même le paradoxe central d’être une crise systémique fondamentale caractérisée par la paralysie et l’enfermement; paradoxe complet puisqu’une crise, qui devrait donner le mouvement très rapide et désordonné jusqu’au mouvement du désordre complet qu'est l'hystérie, est ici définie par son exact contraire: l’immobilisme jusqu’à la paralysie. Fort logiquement, William Lind est conduit à être un “réformiste révolutionnaire”, – une expression qui est presque un oxymore de type politique, – dont l’enseignement n’a aucune chance d’être entendu bien qu’il soit notablement écouté.

Dans un article (ce 15 avril 2009, sur Defense & the National Interest, ce 16 avril 2009 sur Antiwar.com), qui est le 300ème d’une série de commentaires qu’il a baptisée “On War”, Lind fait une sorte de bilan en s’essayant à une sorte de prospective.

Il nous parle donc des générations successives de la guerre, jusqu’à sa fameuse “guerre de 4ème génération” (G4G). La définition de la G4G est en constante évolution et devrait finalement s’avérer, à notre sens, comme le type de guerre caractérisant la crise systémique en cours, ou crise de notre civilisation; c’est-à-dire, la “guerre” (guillemets ô combien nécessaires) caractérisant la résistance des situations et des dynamiques structurantes contre l’action des forces déstructurantes, qui est la marque de l’activisme prédateur du système. Dans ce cadre, l’enjeu est la légitimité et non la “victoire”, – un de ces termes militaires qui, avec l'autre terme militaire de “défaite”, est en train de se vider totalement de sa substance, – ou mieux encore, ou pire c’est selon, un terme qui est d’ores et déjà totalement vidé de sa substance avec une crise qui interdit désormais de raisonner en termes de conquête, de compétitions et d’affrontements identifiés.

(On pourrait dire que si tel ou tel dirigeant, – Obama pour ne pas le nommer puisque cette référence est actuellement à l’esprit de tous, après d’autres et peut-être avant une autre, – se révoltait d’une façon ou l’autre contre le système, s’il tentait de devenir un “American Gorbatchev” pour suivre notre suggestion, il s’agirait selon notre interprétation d’une phase caractéristique de la G4G. On comprend bien les enjeux: cela n’impliquerait nullement une “victoire”, – Gorbatchev a échoué par rapport à ce qu’il voulait réaliser; peu nous importerait “victoire” ou “défaite” de l’homme, de ses idées, de ses conceptions, etc.; il nous importe seulement de savoir si son acte, voulu ou pas, volontaire ou non qu’importe, participerait ou non, d’une manière importante, voire décisive, à la poussée décisive vers la déstabilisation et la déstructuration du système. Dans ce cas, l’homme aurait, par inadvertance, contribué à une dynamique qui lui est vastement supérieur. C’est ce qu’il faut attendre et espérer d’Obama, et nullement qu’il “sauve” le système, – avec FDR, on a déjà donné, et l’on voit le résultat…)

Quelle est la perspective de Lind? Pour lui, l’establishment US, qui est au cœur de la crise, sinon le cœur même de la crise par sa position de serviteur privilégié du système, n’a aucune chance ni aucune volonté de changer. L’observation de Lind emprunte aux termes militaires qu’il affectionne, mais nous croyons qu’il ne faut les considérer ici que comme des moyens décrits par un expert militaire (un autre emploierait d’autres termes, peu importe, – compte seule, ici, la description de la dynamique).

«There is no chance America will adopt a defensive grand strategy or reform its military to move from the Second to the Third Generation – a necessary though not sufficient step in confronting 4GW – so long as the current Washington Establishment remains in power. That Establishment is drunk on hubris, cut off from the world beyond court politics and thoroughly corrupted by Pentagon “business as usual,” which knows how to buy whatever political support it needs. Like all establishments, it sees any real change as a threat, to be avoided. So long as it reigns, nothing will change.»

Lind prévoit toutes les issues les plus sombres possibles dans tous les désordres en cours: en Irak (incapacité US de s’en sortir, voire une attaque israélienne contre l’Iran aboutissant à la destruction de l’U.S. Army en Irak), en Afghanistan avec l’incapacité de vaincre les talibans, le Pakistan avec la désintégration du pays. Il y ajoute quelques nouveautés intéressantes:

«We will ignore the disintegration of the state in Mexico, while importing Mexico’s disorder through our ineffective border controls.»

Sa conclusion est extrêmement pessimiste (mais “pessimiste” selon un point de vue conventionnel, aussi faut-il retenir ce terme comme référence de fortune avant de mieux s’expliquer là-dessus). Elle est assez justement basée sur deux points sur lesquels nous insistons nous-mêmes beaucoup:

• Lind fait dans son analyse l’intégration de crises sectorielles extrêmement diverses. Les appréciations habituelles des experts du système cultivent la tendance irrésistible de chercher à les séparer, disons “systématiquement”; d’abord parce qu’on leur a appris avec constance et fermeté à faire de la sorte, ensuite parce que cela permet d’apporter de temps en temps des bonnes nouvelles temporaires. L’intégration de toutes les crises est une nécessité sine qua non pour bien appréhender la situation.

• Lind constate qu’il n’y a pas d’alternative, ce qui est effectivement le cas. Aucune “révolution” n’est possible aujourd’hui parce que le système a confisqué toute possibilité de révolution après les avoir toutes expérimentées sans succès, et qu’il s’est intitulé lui-même, pour l’éternité, “révolutionnaire”, – dans le sens vertueux et moral qui sied à nos conceptions satisfaites type-“fin de l’Histoire”, postmodernisme, démocratie et autres banalités; la pauvreté et la médiocrité de nos mots d’ordre est bien le signe que nous sommes, heureusement, en phase terminale.

«It does not end with this. These foreign policy failures and military defeats — or even more embarrassing “victories” — become just two of a larger series of crises, including the economic crisis (depression followed by runaway inflation), foreign exchange crisis (collapse of the dollar), political crisis (no one in the Establishment knows what to do, but the Establishment offers the voters no alternative to itself), energy crisis, etc. Together, these discrete crises snowball into a systemic crisis, which is what happens when the outside world demands greater change than the political system permits. At that point, the political system collapses and is replaced by something else. In the old days, it meant a change of dynasty. What might it mean today? My guess is a radical devolution, at the conclusion of which life is once again local.

»That would be, on the whole, a happy outcome. But I fear this will be a trip where the journey is not half the fun.»

La question de la vitesse de la dynamique

Notre idée de départ à mettre au centre de tout concerne la vitesse, la rapidité des événements. Ce qui nous importe dans la prévision et qui rend la prévision impossible est bien le facteur de la vitesse de la dynamique enclenchée. Partout et toujours, on trouvera l’un ou l’autre pour vous dire: “J’avais prévu cela” (la catastrophe irakienne), “J’avais prévu cela ” (la crise financière et économique), “J’avais prévu cela” (le chaos mexicain), “J’avais prévu cela” (la désintégration de la puissance militaire US), “J’avais prévu cela” (la disparition des ressources naturelles), “J’avais prévu cela” (la crise climatique), etc. Tout cela était prévisible et prévu, il suffit de dire le pire et de l’annoncer, et on met dans le mille. Ce qui n’était pas prévu et ne pouvait être prévu, c’est qu’en 2009, on se trouverait avec tous ces “cela” en même temps; en 2010, nous écrirons la même chose, avec un pas supplémentaire, un certain nombre de crises supplémentaires, de “cela” en plus, etc.; et nous serons toujours distancés par les événements.

Aujourd’hui, non seulement “le pire est toujours possible” mais c’est aussi la seule issue possible et, si nous avons notre mot à dire, la seule issue souhaitable parce que ce “pire” concerne un système qui est avéré comme prédateur, déstructurant et nihiliste, et dont la civilisation est entièrement la prisonnière. La dynamique a pris le pas sur les événements en ce sens qu’elle nous a ôté le contrôle des événements; c’est la dynamique qui désormais contrôle les événements, et elle ne le fait qu’en déclenchant un formidable ouragan d’événements dont le caractère central est qu’ils sont incontrôlés par nous. C’est ce que nous désignons comme l’entrée en scène de la Grande Histoire, le déchaînement de l’Histoire, l’entrée dans une phase maistrienne où l’homme ne contrôle plus “son” histoire, où il est le jouet de l’Histoire; la médiocrité du modèle postmoderne permet cela..

Notre rengaine, mais si élégamment écrite qu’il est excellent de la citera nouveau: «On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n'y entrent que comme de simples instruments; et dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement.» [Joseph de Maistre, Considérations sur la France, 1796].

Cette dynamique et la vitesse qu’elle induit rendent toute prévision, non pas suspecte mais impossible. Cela est d’autant plus évident qu’il y a un double phénomène d’accélération qui induit une transformation: l’accélération exponentielle de cette dynamique qui se nourrit désormais d’elle-même puisque nous n’avons aucun contrôle sur les événements qu’elle déclenche; l’effet multiplicateur des événements incontrôlés qui surviennent, qui créent pour leur compte aussi bien que pour la ligne générale une situation nouvelle dont nous ne pouvions rien prévoir puisque nous n’avions pas prévu l’événement, cette situation nouvelle engendrant elle-même d’autres événements imprévisibles et incontrôlés.

Nous avons pourtant une part dans ce jeu, nous avons mis notre grain de sel, nous avons quelque chose de plus qu’à l’époque maistrienne/révolutionnaire. Cela est moins pour sauver notre vanité de la déroute complète que d’achever le paradoxe en donnant un coup de main au processus qui nous met hors-jeu. La communication, car c’est de cela qu’il s’agit, la communication dont nous sommes si fiers est en réalité un accélérateur des facteurs qui rendent les événements incontrôlables, encore plus depuis que les pratiques de nos gouvernants (virtualisme) ont ôté tout crédit à l’information officielle, – devenue au contraire “la plus suspecte de toutes”, – et enlevé à nos jugements une référence objective. La communication est donc désormais un facteur alimentant le désordre de la “situation humaine” (celle que les hommes, ou plutôt leurs dirigeants, “les scélérats” selon Maistre, croient contrôler). Tout cela ne devrait pas être pour nous déplaire puisqu’est ainsi éliminée une référence devenue totalement faussaire avec les pratiques des dirigeants postmodernistes, effectivement “scélérats” au petit pied.

Il en résulte effectivement un renforcement du caractère d’incapacité à prévoir les événements. Nous ne pouvons que supputer certaines possibilités. Au fond, Lind ne fait pas autre chose lorsqu’il parle de “radical devolution”, – et il pense sans doute, évidemment, aux USA eux-mêmes. Ce n’est d’ailleurs pas pour contredire l’air du temps, qui se signale aujourd’hui même. La chose rejoint une de nos convictions centrales, que nous plaçons, nous, au niveau psychologique: un éclatement des USA, éventuellement par sécessions diverses, serait le plus grand événement de l’ère moderne. Nous ne disons pas cela essentiellement pour des raisons économiques, géopolitiques, culturelles, etc., même si tous ces facteurs tiennent leur rôle; nous disons cela pour des raisons psychologiques, parce que nous sommes persuadés que le “mythe américain”, l’American Dream si vous voulez, est la principale force psychologique qui soutient l’idée de progrès tel que nous l’avons faite avancer, c’est-à-dire une réalisation qui s’avère aujourd’hui absolument catastrophique, à la dimension d’une civilisation, voire d’une planète. Seule la destruction du mythe apportera l’élément libérateur nous permettant de reconsidérer cette notion de “progrès catastrophique”; cette destruction ne doit se faire qu’en défaisant ce qui a été fait, non par une guerre, non par une destruction, mais par la partition physique, géographique et volontaire des USA ; ce serait la destruction civilisée du mythe qui a conduit la civilisation à une impasse catastrophique.

Tout cela forme une situation des plus originales. D’un côté, considérant l’avancement de la décomposition du système et le manque complet d’attrait, sans parler de la possibilité, de tenter de contribuer à son sauvetage, le spectacle de sa décomposition et de son effondrement doit satisfaire les âmes bien nées. Une telle civilisation, parvenue à un tel degré d'ignominie et de nihilisme par les voies les plus indignes qu’on puisse imaginer, ne mérite rien d’autre qu'un “delenda est Cartago” adapté aux circonstances, que chacun déterminera pour son compte.

D’un autre côté, on ne peut nier la dimension absolument tragique et eschatologique de l’événement, avec les effets sur la psychologie de ceux qui réalisent le phénomène. Il nous semble bien que l’humeur dépressionnaire affleure dans le texte de Lind, et elle nous guette également. C’est retrouver après tout, d’une façon assez logique, ce phénomène psychologique du déclin de l’empire romain, cette affection dépressive de la psychologie que les Romains nommaient tædium vitae (dégoût de vivre), – que nous évoquions il y a quelques mois à propos de Lincoln et de Lyautey. Les deux grands hommes ont ceci de commun qu’ils réussirent à “soigner” leur tædium vitae, certes sans espoir du guérison, par leur énergie dans la tâche.

Il s’agit donc de tenir.

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