Erdogan, l’OCS et le monde antipolaire

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Erdogan, l’OCS et le monde antipolaire

En visite en Russie (on s’y bouscule actuellement), le Premier ministre turc Erdogan a de nouveau affirmé que son pays était candidat pour devenir membre de l’Organisation de Coopération de Shanghai. On a déjà parlé de ce projet d’Erdogan, qui a d’abord été pris pour une plaisanterie, puis peu à peu considéré avec un certain sérieux (voir successivement le 30 juiller 2012, le 2 février 2013, le 2 mai 2013). Novosti donnait, le 22 novembre 2013, un sobre compte-rendu de cette question, abordée lors d’une conférence de presse conjointe Poutine-Erdogan.

«La Turquie souhaite adhérer à l'Organisation de coopération de Shanghai (OSC), a déclaré vendredi à Saint-Pétersbourg le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan, en visite en Russie. “Quant [à l'adhésion] à l'Organisation de coopération de Shanghai, j'en ai déjà parlé auparavant au cours de négociations avec Monsieur le Président [Poutine]. Et je répète à présent que nous avons une telle intention”, a souligné le chef du gouvernement turc.

»M. Poutine a indiqué à son tour que le prestige dont la Turquie bénéficiait sur la scène internationale et la politique souveraine indépendante pratiquée par Ankara sous la direction de M. Erdogan “permettait à ce pays de participer de plus en plus activement aux activités des organisations régionales et internationales”. “Nous y sommes intéressés”, a conclu le chef de l'État russe.»

Bien. La répétition de son intention d’adhérer à l’OCS finit par conduire à une situation où l’on doit envisager de prendre Erdogan au sérieux sur ce point. (Ainsi en est-il de cette étrange époque où certaines affirmations se heurtent au diktat du Système [la Turquie, membre de l’OTAN et phagocytée par conséquent dans le bloc BAO, voulant adhérer à l’OCS ?!], et éventuellement au caractère fantasque de certains [Erdogan en l’occurrence], avant de céder aux contraintes presque soupçonnées de totalitarisme de l’évidence qu’implique la répétition publique à trois reprises d’un même projet.) Cela a été le cas cette fois-ci où l’on a donc pris Erdogan sur le fait de devoir être pris au sérieux, certains commentant la chose comme si, effectivement, il s’agissait de la première intervention d’Erdogan dans ce sens. Nous avons choisi deux commentaires, l’un favorable à la démarche d’Erdogan, l’autre défavorable, – les deux additionnés nous disant par conséquent que la démarche est sérieuse puisqu’on entre dans les eaux agitées de la polémique.

• Le commentateur franco-russe Alexandre Latsa, qui réside à Moscou et commente régulièrement l’actualité sur Novosti, trace le 27 novembre 2013 un portait flatteur mais en grande partie justifié de l’année diplomatique de Vladimir Poutine, – année triomphale s’il en est. Il termine un tableau particulièrement édifiant des performances diplomatiques de la Russie en 2013, par un paragraphe signalant l’intention d’adhésion d’Erdogan (de la Turquie) à l’OCS, qu’il place dans un cadre plus large d’un rapprochement évident de la Turquie avec la Russie, – notamment avec cette nouvelle que la Turquie est intéressée également par une participation à l’Union Douanière développée par la Russie pour les anciennes républiques de l’URSS devenues indépendantes et quelques autres voisins immédiats. (Signalons que cette perspective avait été présentée par certains comme une autre plaisanterie possible de la Turquie d’Erdogan, mais là aussi peut-être pas...)

«Plus au sud, d’étranges et inattendus signaux sont venus de Turquie. Le président Erdogan, en visite en Russie, a en effet clairement exprimé son intention d'intégrer la Turquie à l’Organisation de Shanghai, souvent qualifiée de pendant Eurasiatique de l’Otan. Le président turc s'est également déclaré intéressé par une participation de son pays à l’Union Douanière. Dans le même temps, Russie et Turquie se sont fixé un but: porter leurs échanges économiques en 2020 à un niveau supérieur à celui des échanges Russie-Allemagne actuels, soit 100 milliards de dollars annuels. Pour le moment, la Russie est le deuxième partenaire commercial de la Turquie après l'Allemagne pendant que la Turquie est le deuxième importateur mondial de gaz naturel russe et que le tronçon maritime du pipeline South Stream, dont la construction devrait être achevée en 2015, passera dans la zone économique exclusive de la Turquie...»

• Le deuxième commentaire vient de Murat Belge, pourtant absolument turc, que Wikipédia nous présente de la sorte : «[A]n outspoken left-liberal Turkish intellectual, academic, translator, literary critic, columnist, civil rights activist, and occasional tour guide.» Son commentaire, traduit du turc pour le site Al-Monitor le 27 novembre 2013, outre d’être anti-Erdogan et implicitement antirusse comme l’on est anti-Poutine dans les salons, est un ébouriffant plaidoyer pour l’Europe/UE, type-BHL & consorts, qui ne laisse pas de couper le souffle. L’impudence et la naïveté du commentaire à la fois, passent tout ce que l’on peut entendre et lire dans les salons intellectuels des capitales du bloc BAO, – car l’on n’ose imaginer qu’un partisan stipendié de l’UE dirait de telles choses, par simple habileté d’influence, aussi accordons-nous à Belge le bénéfice de la naïveté et, comme moteur de son propos, celui de la croyance dans la vertu globalisante de l’UE.

Pour Belge, l’UE rencontre des difficultés éventuellement catastrophiques simplement parce que ni les nations, ni les citoyens, ni Dieu lui-même sans doute, n’ont encore compris que cette UE-là, avec sa logique des marchés et sa sollicitude pour les banques, est le modèle de gouvernance parfaite du futur. C’est dire dans quel mépris furieux il tient la démarche d’Erdogan ; mais c’est dire également, – c’est la chose qui compte, – combien nous sommes confirmés dans le fait de considérer cette démarche d’Erdogan comme très sérieuse... Quant à l’OCS, c’est une organisation du temps passée, qui n’est même pas capable de s’ingérer dans les affaires intérieures de ses membres, ni d’organiser d’une façon méthodiques les catastrophes financière, culturelle, sociales, humaines, – bref, tout ce qu’il y a de structurel, – dans les entités représentées. L’on comprend enfin que la critique de la démarche d’Erdogan se fait au nom de nos plus brillants apports à l’histoire, du droitdel’hommisme ou droit d’ingérence, certes, et avec les références qu’il faut, – Sarkozy lui-même, investi par Belge d’une immense popularité et d’une fondamentale représentativité du sentiment du peuple français, dont on connaît l’ardente adoration pour la global governance venue de Bruxelles.

«During his visit to Russia, Prime Minister Recep Tayyip Erdogan reiterated his desire for Turkey to join the Shanghai Cooperation Organization (SCO). The first time he uttered that desire it was largely played down. But its repetition suggests that the matter is serious and that the prime minister is genuinely yearning to join this particular club. [...] Those who came together in Shanghai make an international alliance typical of the old world. Their limited objectives cannot even compare to those of the EU. The SCO is basically a security organization with no goal of “democracy.” Hence, noninterference in fellow members’ internal affairs is an essential principle.

»In Turkey, we have been told for years that the EU is interfering in our internal affairs. But this is exactly the very threat that makes the EU the union model of the future. Being the organization of those who aspire to live in a genuine democracy with full respect for human rights, the EU is entitled to say “You can’t do that!” to those who do not act accordingly. It has used this authority to the extent of stopping Austria’s fascist party from ascending to power. In this context, Erdogan’s reiteration of his desire to be part of the SCO, coupled with a notion to “save us from the trouble of Europe,” takes on a larger meaning. It tells us which world Erdogan wants to live in.

»As I mentioned above, the EU often falls behind the potential it represents. One area that clearly illustrates this shortcoming is the opposition of some members to Turkey’s membership. The Europeans’ prejudices and other inhibitions are crystallizing here. Yet, the general trend of evolution remains at work on this issue as well.

»But what if former French President Nicolas Sarkozy came up and said, “Didn’t I tell you? How could a country accede to the European Union when its prime minister keeps pleading to join the Shanghai group?” How could we possibly answer this question? Other people may easily express such views, but the person in question is someone with a record level of electoral support and huge popularity. Then, one would assume he has public support on this issue as well. So how could a nation have a place in the EU when it grumbles about “the trouble of Europe” while feeling no trouble at all in belonging together with Uzbekistan?

»Erdogan may take pride in camaraderie with Uzbekistan and Tajikistan, but this is up to him. He is in no way entitled, however, to deviate Turkey from its historical route just to satisfy his personal tastes.»

Avec ces deux commentaires nous voilà fixés, outre sur le sérieux des intentions d’Erdogan, sur les appréciations qui vont commencer à accompagner sa démarche vers l’OCS, et, bien entendu, sur la bataille idéologique que vont conduire les intellectuels-Système contre ces démarches. Pour autant, cela ne résout pas ce qu’il reste de mystérieux dans la démarche d’Erdogan, depuis longtemps ami de la Russie et ami personnel de Poutine, qui s’est retrouvé ennemi juré de la Russie de Poutine dans l’affaire syrienne, pour se retrouver, ami plus que jamais de la Russie et de Poutine lors de sa visite à Moscou, et enchaînant avec insistance sur cette affaire d’adhésion à l’OCS, en sens contraire du sens de l’histoire représenté par l’UE et l’OTAN aux côtés desquelles il se trouvait pourtant lors de l’affaire syrienne.

Certes, on sait combien, désormais, Erdogan est remarquable par sa personnalité fantasque, on l’a vu notamment lors de ses différentes positions avant et pendant la crise syrienne. Pourtant, nous aimerions offrir une autre explication hypothétique sur cette démarche d’Erdogan, que le seul caractère d’Erdogan et de ses éventuels changements d’humeur. Cette explication hypothétique concerne la conception du monde apolaire ou antipolaire (voir le 10 novembre 2013 et le 16 novembre 2013), qui implique le refus des hégémonies et des influences intrusives inhérentes aux “modèles” unipolaire et multipolaire. Cette situation antipolaire dégage en bonne partie des contraintes diverses, y compris des contraintes institutionnelles établies ; elle établit une nouvelle situation, molle, élastique et mouvante, par rapport notamment aux contraintes institutionnelles des ères précédentes, qu’on les qualifie d’unipolaires ou de multipolaires. Pour cette raison, nous serions conduits à considérer d’un œil différent ce qui nous paraissait bien improbable il y a dix-huit mois ou un ans, – savoir, qu’un pays membre de l’OTAN puisse également poser sa candidature à l’OCS. (Bien entendu, l’OTAN ne l’entendra certainement pas de cette oreille si la candidature de la Turquie devient officielle et formelle, et nous aurons alors droit à des joutes intéressantes, car dans ce cas le caractère entêté et furieux d’Erdogan jouera son rôle, contre les exigences de l’OTAN certes.)

D’autre part, cette même situation antipolaire d’un nouveau genre joue en faveur du rapprochement avec Moscou et avec l’OCS. On sait que nous tenons la Russie et sa diplomatie comme parfaitement adaptées à cette nouvelle situation ; ainsi faisions-nous remarquer (voir le 16 novembre 2013) que les principaux acteurs étaient affectés par ce basculement vers un monde antipolaire, mais «[u]n seul pays parmi les principaux acteurs échappe à ces jugements catastrophiques, et l’on se doute que c’est la Russie», parce que (voir le 10 novembre 2013) «les Russes apparaissent [ ...] comme une “borne de stabilité” (plutôt que l’expression trop structurée de “pôle de stabilité”, – voir plus loin), dont la proximité n’est pas vraiment dangereuse, au contraire de l’instabilité US qui risquerait à chaque moment de vous emporter...» Cela signifie que nul n’a vraiment à craindre une influence, encore moins une hégémonie des Russes, dont toute la diplomatie s’appuie sur la référence principielle de la souveraineté qui a toute sa place dans un monde antipolaire. D’autre part et contrairement à la vision complètement conforme-Système d’un Belge, le “modèle” OCS n’est pas un “vieux modèle”, il serait au contraire un modèle complètement innovant, pour sa capacité d’adaptation au monde antipolaire, justement parce qu’il se garde bien d’interférer dans la souveraineté de ses membres.

Par conséquent, le champ est ouvert pour les évolutions inattendues, pleines de contrepieds, d’un Erdogan. Mais il est manifeste que l’orientation Est et Nord-Est qui passe nécessairement par Moscou, dos tourné aux dinosaures et autres usines à gaz figées dans les délices de l’unipolarité que sont l’UE et l’OTAN, est beaucoup plus propice à cette sorte de parcours très accordé à notre temps antipolaire.


Mis en ligne le 29 novembre 2013 à 13H04

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