Erdogan jette le gant

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Le Premier ministre turc Erdogan effectue cette semaine une visite et Iran, où il va saluer “son ami” Mahmoud Ahmadinejad, ainsi que le grand ayatollah Khameini. Erdogan donne une interview au Guardian où il ne cache rien de ses pensées sur l’Iran et le “conflit” qui oppose ce pays à l’Occident. Le Guardian met en ligne deux articles sur cette rencontre que le journaliste Robert Tait a eue à Istanboul avec le Premier ministre turc.

• L’un d’eux (du 26 octobre 2009, bien sûr) résume la position d’Erdogan sur cette affaire iranienne, en l’opposant à la position de la Turquie dans l’OTAN.

«The Turkish prime minister, Recep Tayyip Erdogan, has exposed divisions in Nato by accusing the west of treating Iran unfairly over its nuclear programme and describing Mahmoud Ahmadinejad, its vehemently anti-western president, as a friend. In a Guardian interview, Erdogan down-played western fears that Iran wants to build an atomic bomb as “gossip” and said a military strike against Iranian nuclear installations would be “crazy”.

»He also strongly implied that those countries which were pressuring Iran to clarify its goals were guilty of hypocrisy because they all had nuclear weapons themselves. “There is a style of approach which is not very fair because those [who accuse Iran of pursuing nuclear weapons] have very strong nuclear infrastructures and they don't deny that,” Erdogan said. “The permanent members of the UN security council all have nuclear arsenals and then there are countries which are not members of the International Atomic Energy Agency (IAEA) which also have nuclear weapons. So although Iran doesn't have a weapon, those who say Iran shouldn't have them are those countries which do.”»

• L’autre article (également du 26 octobre 2009) est d’un ton plus militant, exposant ce que le Guardian juge implicitement être les contradictions entre cette “amitié” quasi-monstrueuse (avec l’Iran et tout ce que vous savez que l’on sait bien de ses intentions apocalyptiques) et les “valeurs” occidentalistes auxquelles on ne doute pas un instant que la Turquie doit souscrire. Nous avons droit à quelques tonnes de pommade sur les thèmes du sécularisme, de l’islamisme, etc. L’article, après avoir souligné qu’Erdogan considère Ahmadinejad comme un “ami”, nous parle de la vertu agressée de notre cher Sarko.

«Mahmoud Ahmadinejad, Iran's radical president whose fiery rhetoric has made him a bête noire of the west? “There is no doubt he is our friend,” said Erdogan, Turkey's prime minister for the last six years. “As a friend so far we have very good relations and have had no difficulty at all.”

»What about Nicolas Sarkozy, president of France, who has led European opposition to Turkey's bid to join the EU and, coincidentally, adopted a belligerent tone towards Iran's nuclear programme? Not a friend? “Among leaders in Europe there are those who have prejudices against Turkey, like France and Germany. Previously under Mr Chirac, we had excellent relations [with France] and he was very positive towards Turkey. But during the time of Mr Sarkozy, this is not the case. It is an unfair attitude. The European Union is violating its own rules.” “Being in the European Union we would be building bridges between the 1.5bn people of Muslim world to the non-Muslim world. They have to see this. If they ignore it, it brings weakness to the EU.”»

• Quelques mots sur l’inévitable Israël. Ici, le Guardian ne doute pas que cette visite va rendre les relations de la Turquie avec Israël plus délicates, là Erdogan adopte un ton patelin et faussement innocent pour dire qu’il n’a rien contre Israël mais, sans doute, un peu contre tel ministre en particulier (celui que Sarkozy a failli virer, si l’on se souvent bien), qui pense qu’une bombe nucléaire sur Gaza ferait l’affaire; et lui, Erdogan, qui ne doute pas, d’autre part, car c’est le bon sens, que les relations des USA avec la Turquie ne seront pas influencées par Israël…

»…Erdogan dismissed the notion, saying: “I don't think there is any possibility of that. America's policy in this region is not dictated by Israel.” He insisted that the Turkey-Israel strategic alliance – which some AKP insiders have said privately is over – remains alive but chided the Israeli foreign minister, Avigdor Lieberman, who he said had threatened to use nuclear weapons against Gaza.»

@PAYANT Cette interview, si elle est remarquée par les observateurs privilégiés de notre pensée occidentaliste, va faire des vagues. Erdogan, manifestement excédé par l’hypocrisie militante et l’aveuglement des pays occidentaux en faveur de tout ce qui approche de près ou de loin Israël, n’hésite plus à proclamer son amitié pour l’Iran. Jusqu’ici, il se présentait comme un intermédiaire, en parfait diplomate. Désormais, il pose un jugement politique, qui vise clairement l’incohérence et la pleutrerie occidentalistes. Au passage, il écorne justement l’évolution de la politique française vis-à-vis de la Turquie avec Sarkozy, cette politique d’une pauvreté rare et pétrie de contradictions démagogiques et de soumission à la mode des salons parisiens. (Contre l’entrée de la Turquie dans “l’Europe”, Sarko, au nom de son électorat chrétien, paraît-il, et de crainte suggérée d’immigration massive? Quelle Europe? L’UE, ce bazar informe et infâme, sans la moindre identité culturelle et autre, conduit par des marchands et des bureaucrates incultes, farcie d’américanisme et de corruption, est-elle l’“Europe chrétienne”? Quelle cohérence avec la politique intérieure française tentée par le multiculturalisme et sans aucune régulation de l’immigration? Quelle cohérence avec la “politique méditerranéenne” de la France, qui appelle à l’union civilisatrice de tous les peuples rassemblés autour de la Méditerranée? Etc.)

L’approche du journaliste du Guardian est typiquement libérale européenne et occidentaliste. Il y a un dogme de départ: on ne peut être l’“ami” d’un tel monstre, Ahmadinejad, à cause de ce qu’il a dit – qu’il n’a pas dit, d’ailleurs, selon toutes les bonnes traductions – mais quelle importance pour nos certitudes hallucinées. Manifestement Erdogan est excédé par cette attitude et vous balance du “friend” à propos du président iranien, qui va provoquer vapeurs et syncopes mondaines dans les salons et les éditoriaux; excédé par la veulerie des positions occidentalistes vis-à-vis d’Israël; excédé par l’hypocrisie du procès fait à “la course à l’armement” nucléaire de l’Iran, dénoncée par des pays eux-mêmes bardés de nucléaire, et cette “course” qui est jusqu’à nouvel ordre un produit de nos fantasmes – et ainsi de suite. L’article ignore complètement la cohérence générale de la politique de la Turquie (le “modèle turc”), parce que l’intelligence et le bon sens ne sauraient interférer sur l’hystérie moralisante construite sur des slogans assemblés à partir de mensonges flagrants, jusqu’au bidouillage de la traduction de discours officiels, comme de vulgaires officines à deux balles. Au passage, Erdogan met en échec les théories des géopoliticiens assermentés du système, qui se piquent d’ouverture réaliste de l’esprit et voient dans sa politique générale, dont ses bonnes relations avec l’Iran tout en étant dans l’OTAN, une volonté de supplanter l’Iran dans la région. (Les géopoliticiens, prisonniers d’une vision de force des relations internationales, basée sur l’“idéal de puissance” dont toute notre politique est elle-même prisonnière.) Cela pour l’approche du Guardian dans ce cas; on ignore l’essentiel pour mieux condamner l’accessoire (l’amitié d’Erdogan pour l’Iran) après avoir passé cet accessoire à la moulinette de la propagande virtualiste occidentaliste et s'être décerné à soi-même, en passant, un prix de vertu.

Il n’empêche, il reste un fait politique d’importance. Erdogan déterre la hache de guerre et lance un défi à l’Occident, à cette politique d’aveuglement et de complaisance stupéfiante d’imposture virtualiste. Après de telles déclarations, les dirigeants euro-atlantistes ne peuvent plus continuer à jouer, au rythme des fantasmes israéliens, avec la possibilité d'une attaque de l'Iran; les réactions de la Turquie dans une telle occurrence deviennent un facteur d'un grande importance. Alors, que va faire l’Occident? La Turquie n’est ni le Kosovo ni même l’Irak, et en plus elle est membre de l’OTAN. Elle a une politique intelligente et puissante. Elle constitue un bastion stratégique formidable et tient plusieurs nœuds de puissance essentiels, que ce soit du point de vue l’énergie, des relations internationales, etc. Elle est aussi bien l’amie de la Russie que de l’Italie, que, sans doute, de la France (tiens, tiens) lorsqu’il s’agit d’une affaire aussi importante que celle du gazoduc SouthStream. La CIA va-t-elle envisager une politique de “regime change”, selon le réflexe pavlovien courant de nos démocraties? Mais les militaires turcs et la corruption américaniste en Turquie ne sont plus ce qu’ils étaient du temps de la Guerre froide.


Mis en ligne le 26 octobre 2009 à 09H31