Diplomatie, communication & schizophrénie

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Diplomatie, communication & schizophrénie

8 juillet 2010 — En quelques jours, nous venons d’assister à une démonstration convaincante de l’état de la diplomatie made in USA, version BHO. Il s’agit principalement de deux événements, ou série d’événements, l’un étant la rencontre entre Obama et Netanyahou, l’autre le voyage d’Hillary Clinton dans les pays de cette zone que le Moscou post-URSS avait pris l’habitude de désigner comme la pays de l’extérieur proche (“Near Abroad”, c’est-à-dire une proximité générant nécessairement ce qu’on nomme une zone d’influence, active ou passive).

• La rencontre entre Obama et Netanyahou peut être excellemment résumé, dans le vide complet qui la caractérise, par cette remarque de Paul Woodward, de War in Context le 7 juillet 2010 : «Anyone who believes a resolution to the Israeli-Palestinian conflict hinges on the actions of Barack Obama and Benjamin Netanyahu, might as well turn their attention elsewhere — The moral bankruptcy of both men was on full display at the White House yesterday.»

• Un texte de RFE-RL, en général aimable pour l’administration US en place, résume poussivement ce voyage dans cinq pays d’Europe de l’Est et du Caucase du Sud (repris par Atimes.com le 8 juillet 2010 ): «Secretary of State Hillary Clinton [told] a critical message: we haven't forgotten you. […] With her repeated vows of support, Clinton appeared to be attempting what could be called a “readjustment to the ‘reset’” – a pledge that the United States could be friends with Russia without abandoning its smaller allies in the region.»

• Un texte de la Jamestown Foundation, institut d’origine US notamment subventionné par le groupe Timochenko, du 6 juillet 2010, exhale l’extrême mauvaise humeur de l’opposition ukrainienne représentant les diverses nuances jusqu’alors soutenues par les USA : «The visit failed to impress local Ukrainians who feel that the US is ignoring them in the interests of re-setting US relations with Russia or to appease President Viktor Yanukovych because he came to Washington in April bearing gifts (enriched uranium). The visit was therefore a big disappointment to Ukraine’s opposition confirming their worst fears that the Obama administration had ‘betrayed’ Ukraine and its traditional Central-Eastern European allies.»

• En Pologne, où les USA se sont cru obligés d’actualiser le traité d’ août 2008 sur le système BMDE, des déclarations d’Hillary Clinton, affirmant que Moscou “ne montrait pas d’intérêt pour le dialogue sur les anti-missiles”, ont eu un écho extrêmement agacé dans cette même Moscou. Novosti rapporte, le 6 juillet 2010, la déclaration de Andreï Nesterenko, porte-parole du ministère des affaires étrangères russes : «L'affirmation de Mme Clinton selon laquelle la Russie ne se montre pas prête au dialogue sur la défense antimissile (ABM) avec les Etats-Unis et l'Otan est pour le moins déconcertante. Nous en discutons, tant à titre bilatéral avec nos partenaires américains et polonais, que dans le cadre du Conseil Russie-Otan, où le mandat d'un groupe de travail approprié est actuellement à l'étude…»

@PAYANT …Ce qui montre bien, d’abord, que Nesterenko n’a rien compris. Lorsque Clinton dit : la Russie “ne montre pas d’intérêt” dans les négociations sur les ABM, il faut comprendre : “La Russie ne s’aligne pas sur les positions US en matière d’ABM” ; et c’est bien l’explication dont les Polonais doivent se contenter pour comprendre que l’on soit passé d’une base du grandiose BMDE de l’époque Bush à un escadron erratique de Patriot de l’U.S. Army, sans le moindre intérêt militaire pour la situation régionale, venant régulièrement passer quelques vacances en Pologne. Le résultat concret de cette manœuvre dialectique est un cran de défiance de plus chez les Russes vis-à-vis de l’administration, dans tous les cas pour la question des ABM, d’une façon plus générale sur l’attitude “diplomatique” des USA.

Pourtant, ce voyage était destiné à rassurer les divers pays visités sur l’attitude des USA, notamment en raison de leur collaboration nouvelle avec la Russie (voir plus haut : “We haven't forgotten you”). Que l’une ou l’autre des initiatives dans ce sens cause un agacement non dissimulé à Moscou trace joliment les limites de l’exercice, notamment dans une Pologne plus préoccupée de développer ses nouvelles bonnes relations avec la Russie que d’entretenir ses anciennes bonnes relations avec les USA. (C’est évidemment Washington qui a insisté pour l’actualisation de ce traité, les Polonais ayant finalement laissé faire en avertissant les Russes qu’ils s’en lavaient les mains.)

D’une façon générale, dans les pays visités où se trouvait une opposition soit qualifiée de “démocratiques”, soit pro-US, cette opposition n’a pas caché sa “déception”. L’opposition géorgienne a été furieuse du manque d’intérêt de la délégation US pour eux, alors que cette délégation n’en avait que Saakachvili qui, depuis quelques semaines, joue à fond la carte turco-iranienne. Mischa était radieux que Clinton marquât sa préoccupation de la présence russe en Ossétie du Sud, ce qui amena, encore une fois de Moscou, des remarques acerbes de Poutine.

En tout, le voyage n’était donc que pure rhétorique, complètement dans la logique du système de la communication. Le seul but concret important concernait l’Azerbaïdjan et le problème des bases US qui assurent le soutien logistique de l’effort militaire en Afghanistan. L’irritation du clan Aliev pour certaines inattentions washingtoniennes et autres critiques à l’encontre du désintérêt des Aliev pour les droits de l’homme a amené une prompte discrétion d’Hillary sur cette question. L’ensemble de la chose nous conduit à remarquer que, pour ce qui est du concret dans cette tournée, la diplomatie US se résume à la quincaillerie des militaires. (Ceci, d’ailleurs, confirmé indirectement par le seul document signé, le traité actualisé sur les missiles en Pologne, – toujours la quincaillerie.)

Cela ne nous renvoit pas directement à la première rubrique de cette analyse, qui est la rencontre entre Obama et Netanyahou, mais il faut tout de même bien en parler puisqu’elle figure dans notre catalogue. Il n’y a aucune similitude avec le voyage d’Hillary Clinton, sinon l’absence complète de la moindre substance dans l’avancement des questions diplomatiques qui auraient pu et dû être abordées, et qui ne l’ont pas été. Là aussi, aucun document particulier signé, aucun sujet précis abordé sinon les habituelles promesses de Netanyahou, notamment pour la reprise des négociations avec les Palestiniens en septembre dont tout le monde dit depuis des semaines que c’est une bombe à retardement prête à exploser. Finalement, l’un des passages les plus concrets de la discussion a été la demande de Netanyahou de ne pas livrer 72 nouveaux F-15 à l’Arabie, et de ne pas moderniser les 154 F-15 que possèdent déjà les Saoudiens (curieuse disposition, alors que tout le monde ne bruisse que d’accords secrets entre Israël et les pays arabes modérés, dont l’Arabie, pour une attaque contre l’Iran)…

Bref, là aussi, on parle quincaillerie, sans qu’Obama n’ait rien promis à Netanyahou, les deux hommes se quittant chaleureusement dans un climat d’une méfiance et d’une antipathie à peu près égales à celles, considérables, qui prévalaient entre eux avant la rencontre. Les Israéliens ont eu confirmation de ce que disait l’ambassadeur israélien à Washington Ozen, selon Politico.com (le 27 juin 2010), et d’après Haaretz.com : «[T]he current president is not motivated by historical-ideological sentiments toward Israel but by cold interests and considérations… […] Obama has very tight control over his immediate environment, and it is hard to influence him. This is a one-man show…» De toutes les façons et un peu inversement, on peut ajouter que cette rencontre et ce dont elle a accouché ont été la confirmation de ce à quoi nombre d’observateurs s’étaient résignés : une absence totale d’affirmations concrètes, notamment à partir de la ligne un peu plus dure montrée par Obama ces dernières semaines.

Dans tous les cas, il y a tout de même une constante. Personne ne sort vraiment satisfait ni complètement rassuré de ces diverses initiatives et rencontres, – les anciens amis, les alliés par goût ou par nécessité, les anciens adversaires devenus nouveaux partenaires, etc. La frustration est immense et générale, avec l’impression de l’incertitude, du caractère insaisissable de la manne américaniste, aujourd’hui réduite aux bonnes paroles ou aux aides établies par l’habitude, la tradition et les corruptions diverses. On se perd dans les arcanes d’intérêts contradictoires et d’arguments qui se télescopent. A quoi sert-il précisément d’aller “rassurer” des pays dont on se crut très proches, qu’on croit toujours craintifs des Russes et affamés de protection américanistes, qui ne le sont plus guère ni l’un ni l’autre (la Pologne), cela au prix de quelques remarques qui ramènent frustration et méfiance chez ces mêmes Russes alors qu’on annonce justement une grande coopération avec eux ?

De la narrative à la réalité

Il faut dire que la diplomatie américaniste n’est pas loin d’être, comme Churchill disait du pouvoir soviétique, «a riddle, wrapped in a mystery, inside an enigma». Considérons, à la lumière de ce qui précède, ces récentes déclarations d’Hillary Clinton. Cela se passe à Washington le 27 mai (rapport du 28 mai 2010, Novosti). La secrétaire d’Etat annonce que les USA sont prêts à “accepter le principe de la multipolarité du monde”. Cela se traduit de cette façon :

«Nous ne pouvons pas permettre que les Etats-Unis soient absents quelque part dans ce grand monde. Nous sommes prêts à travailler avec tous les pays et à appliquer le principe de l'approche multilatérale pour la résolution des problèmes internationaux. […] Je veux souligner que nous essayons ainsi d'acquérir de nouveaux alliés et partenaires pour assurer les intérêts américains. Dans la plupart des cas nos intérêts correspondent aux intérêts universels et répondent aux intérêts des gens partout dans le monde. Et à mon avis nous devons engager le monde entier dans la résolution des problèmes communs…»

Ainsi, les USA veulent-ils être présents partout dans le monde au nom de la multipolarité, – alors qu’au temps de l’unipolarité, les Etats-Unis étaient présents partout dans le monde, au nom de leur unipolarité. Ils veulent de nouveaux alliés, de nouveaux amis, au nom des intérêts américanistes, notamment et essentiellement parce que ces intérêts américanistes sont à la fois universels et de l’intérêt de tous, alliés et amis. La multipolarité à laquelle adhèrent les USA impliquent donc que les USA sont partout présents, que leurs intérêts sont universels et confondus avec ceux des autres, ce qui implique que les autres doivent évoluer dans un sens favorable aux intérêts des USA, lesquels sont d’autant plus justifiés qu’ils sont eux-mêmes universels.

Cette étonnante définition trouve son application paradoxale, notamment dans les événements mentionnés ci-dessus. L’analyse, non pas de leur déroulement ni de leurs résultats, qui n’ont aucun intérêt, mais de leurs motifs réels, sont singulièrement révélateurs.

• La rencontre BHO-Netanyahou a pour but essentiel, voire exclusif, de susciter le soutien actif, c’est-à-dire sonnant et trébuchant, de la communauté juive des USA aux candidats démocrates engagés dans les élections mid-term. La chose est tellement connue et affichée que des consignes de l’AIPAC (le Lobby sioniste à Washington) avait avisé ses agents de commencer des campagnes de pression, rassurée par le secrétaire général de la Maison-Blanche Rahm Emanuel de la position d’Obama. «[C]old interests and considérations…», c’est-à-dire la nécessité de tout faire pour la victoire démocrate au Congrès en novembre, et le besoin de l’argent juif US pour cela.

• Le voyage d’Hillary dans les pays “ex-amis”, frustrés par le choix US des relations avec la Russie, n’a pour seul but que de contrer les critiques républicaines de “trahison” de ces mêmes “amis”, ce qui peut être dommageable pour les élections mid-term. C’est surtout John McCain qui suscite ces critiques et c’est Joe Biden qui s’en fait la courroie de transmission et a conseillé et obtenu d’Obama qu’il lance Hillary Clinton dans cette petite tournée.

• A côté de cela, dans les deux cas, les intérêts du Pentagone et, en général, du complexe militaro-industriel, sont les seuls intérêts concrets qui sont pris en compte d’une façon directe lors de ces rencontres. Dans les deux cas évoqués, du côté US, les exigences du Pentagone pour la logistique de la guerre en Afghanistan (notamment avec l’Azerbaïdjan), autant que celles concernant le JSF (avec Israël), ont constitué des interventions importantes des deux dirigeants US (Clinton et Obama) auprès de leurs interlocuteurs.

Il y a ainsi une véritable schizophrénie à parler d’“accepter le principe de la multipolarité du monde” et à se conduire d’une façon qui met en évidence, au niveau mondial, les intérêts les plus provinciaux et les plus directement sordides de Washington D.C. Il est inutile de chercher une manigance là où il existe une véritable ingénuité de croyance, notamment dans l’évolution de la diplomatique US vers la “multipolarité”, alors que les intérêts US se resserrent de plus en plus sur l’immédiat, le plus matérialiste, le plus hardcore au niveau de la technologie. L’explication d’une situation qui s’apparente à la schizophrénie au niveau psychologique, tient effectivement au dysfonctionnement de plus en plus massif du système de l’américanisme entre les réalités du technologisme et la narrative de la communication.

• Le système du technologisme se concentre de plus en plus sur ses seuls avantages sans plus attacher la moindre importance aux conséquences et aux dégâts “collatéraux”. Cela implique la poursuite accélérée du processus de disparition de la diplomatie américaniste en tant que telle. Les traités et accords ne sont plus que militaires ou à dimension militaire, et avec des buts opérationnels bien précis, à dimension intérieure manifeste (le conflit de l’Afghanistan avec ses effets intérieurs, le JSF).

• La diplomatie devient simplement un succédané du système de la communication. Cela consiste effectivement en “un message : nous ne vous oublions pas”, à ceux qu’on a effectivement oubliés ou dont on ne sait plus grand’chose. Washington s’est-il aperçu de l’évolution conjointe de la Pologne et de la Russie et des frasques de Saakachvili ? Mais le système de la communication n’est pas là pour faire de la diplomatie, il est là pour transmettre un message, une image, une narrative, dans ce cas absolument maîtrisé par le système du technologisme, pour le servir. Las, – il produit tout de même un effet “fratricide”, en mettant en évidence combien ce que les autres attendent comme une action diplomatique se réduit à une action unilatéraliste de communication, d’autant plus ridiculisée qu’elle est à orientation unilatérale, dans un monde “multipolaire”. Ainsi, Hillary Clinton a-t-elle véhiculé dans tous les pays “de l’extérieur proche” de la Russie le message “nous ne vous oublions pas mais nous collaborons avec la Russie”, avec des précisions et des déclarations qui ont déplu à la Russie. Tout cela étant resté au niveau dialectique de la communication, tout le monde s’en est sorti frustré d’une façon ou l’autre.

Ainsi l’administration Obama présente-t-elle un visage étrange… Portée au pouvoir pour modifier radicalement la “politique de l’idéologie et de l’instinct” de l’administration Bush, elle a cru le faire en développant une politique de communication en lieu et place de la diplomatie qu’impliquaient ses promesses. Le résultat paradoxal est un durcissement involontaire de cette même “politique de l’idéologie et de l’instinct”, puisque les exigences du système du technologisme ne sont même plus “habillées” par “l’idéologie et l’instinct” mais tout juste accompagnées d’une narrative de communication que personne ne peut prendre pour du comptant.

Dans ce contexte, Barack Obama paraît effectivement, au grand désarroi des dirigeants israéliens que l'on sait si sentimentaux et sensibles, comme un homme de “cold interests and considérations” et Hillary Clinton, comme un robot souriant mécaniquement à ses interlocuteurs, sans s’intéresser une seconde ni à leurs réactions, ni à leurs sentiments... Mais ajoutons aussitôt ce codicille plein d'espérance, – car s'il y a une chose qui contredirait cette dernière interprétation (“Hillary est un robot”), c'est certes la précipitation d’Hillary pour quitter Tbilissi le 5 juillet, pour ne pas rater les préparatifs du mariage de sa fille Chelsea. L’heureux épousé est Marc Mezvinsky, qui travaille chez Goldman Sachs, qui a aussi l’avantage et l’honneur d’être le fils de l’ancien député de l’Iowa Edward Mezvinsky, lequel vient de finir son temps quasiment normal de 7 ans de prison pour fraude financière et malversations. De la narrative au monde réel, et retour chez les gens normaux.