Dépression et protectionnisme

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Une des grandes affaires sémantiques de la période est de savoir qui osera ou oserait dire le mot terrible, “the D-word” disent les Anglo-Saxons, – “dépression”. Certains le disent par inadvertance, comme une sorte de lapsus linguae révélateur. Quelques-uns commencent à le dire de façon consciente et volontaire. DSK, en tant que directeur du FMI, a franchi le pas. (D’une façon générale, après s’être essayé courant 2008 à l’exercice du “tout va bien, le pire est derrière nous”, Strauss-Khan est passé dans le camp des pessimistes, – dont on se dit une fois de plus qu’il s’agit d’“optimistes bie informés”. Il a été l’un des premiers à dire tout haut et solennellement, en décembre 2008, que la situation actuelle risquait de conduire à des situations politiques de troubles et d’émeutes.)

Lors d’une conférence à Kouala Lumpur, ce week-end, DSK a donc affirmé qu’à son sens, les économies avancées se trouvaient d’ores et déjà “en dépression” et que les mesures prises ne seraient pas suffisantes pour stopper le processus. (Selon Bloomber.com, le 7 février.)

«Advanced economies are already in a "depression" and the financial crisis may deepen unless the banking system is fixed, International Monetary Fund Managing Director Dominique Strauss-Kahn said. “The worst cannot be ruled out,” Strauss-Kahn said in Kuala Lumpur, where he was attending a gathering of central bankers from Southeast Asia. “There’s a lot of downside risk.”

»Ten days ago, the IMF cut its world-growth estimate for this year to 0.5 percent, the weakest pace since World War II. Stimulus packages alone won’t succeed in dragging the global economy out of recession unless confidence is restored in the banking system, Strauss-Kahn said today. “All this will work if, and only if, the different countries are likely to do what they have to do in terms of restructuring the banking sector,” he said. “And today it’s not done.”»

Cet exercice sémantique n’est pas indifférent. C’est au niveau sémantique, avec les psychologies exacerbées qui gouvernent la perception et la pensée, que se déroulent les grands débats sur l’économie, les prises de position engendrant les prises de conscience, avec l’influence sur les politiques. La question “dépression ou pas dépression” est un point majeur de ce débat, comme, d’ailleurs, l’exacte définition de ce qu’est une dépression.

Cette question interfère directement sur un autre débat, encore plus vif et tout aussi sématique par ailleurs, qui est le débat sur le protectionnisme. En effet, la thèse véhicuée d’une façon autoritaire, voire éventuellement totalitaire, par les milieux dirigeants, c’est que le protectionnisme c’est le diable; le jugement implicite répond à toutes sortes de raisons, d’abord parce que c’est l’ennemi du libre-échange, ensuite et d'une façon péremptoire parce que c’est le protectionnisme qui a causé la Grande Dépression. Il nous semble parfois, à nous non-économistes béotiens, que cette affrmation effectivement proche d’être totalitaire, a plus pour fonction de justifier le libre-échange aujourd’hui que d’expliquer la Grande Dépression hier.

...Le problème (sémantique, certes, mais pas indifférent) est que, si nous entrons dans une dépression, ou puisque nous sommes dans une dépression, il nous faut constater qu’elle a été précédée d’un quart ou d’un demi-siècle de bonnes et loyales pratiques libre-échangistes, – et qu’il nous faut alors constater que le remède qu’on n’a pas employé pour éviter la Grande Dépression d’antan serait, par simple enchaînement logique, la cause de la dépression d’aujourd’hui, qui pourrait s’avérer grande, et même très Grande, encore plus rapidement que la précédente.

Certains commencent à employer cet argument aux USA, où le débat autour de l’inclusion ou pas d’une clause “Buy American” dans le “plan de stimulation” du président Obama continue à se développer. C’est notamment le cas d’un article d’un économiste, Jazz Shaw, paru sur le site The Moderate Voice, le 8 février.

«Protectionism! Hide the womenfolk and cover the children’s ears! Clearly, arguing for fair trade must be some sort of code talk for communism, if not satanism. We are constantly lectured about how all of this free trade will open up foreign markets for our goods, lower prices and encourage competition. This is looking more and more like a situation where if you repeat something often enough, no matter how much the facts may scream against you, it becomes accepted as truth. But I would ask [...] to take just a moment and examine the US Census Bureau’s numbers on exactly how well this free trade has worked out for us through the era of Clinton and George W. Bush while it’s been in effect. And oh, by the way, we now have a roughly 700 billion dollar Free Trade Deficit. [...]

»We hear the same hysterics about how we can’t possibly do it. It might be illegal! (George Will actually tried that one this morning on ABC’s chat festival and was promptly kicked to the Curb.) We already have similar clauses in U.S. government and military procurement rules. And with some new thinking, we don’t need any sort of sweeping mandates and blanket tariffs as we did with Smoot-Hawley. We could easily offer “incentives” for companies working on job creating, stimulus package projects. You’re free to buy your steel wherever you like, but if you buy from an American company, we’ll kick in another ten million or so from the tax dollars. Such proposals are easily within reach if we have the will to do it, and we’ll only be doing what the Europeans and Asians are already doing anyway.

»It’s high time to stop treating “protectionism” like a dirty word when you’re talking about protecting American jobs and industry. Look at the real trade deficit numbers above. Look at the real numbers of Americans not just unemployed (rising by the week) but underemployed (the downsized worker from Sun Microsystems whose job went to India and is now working at Starbucks) and also those who have simply given up looking for work. Protectionism? Damned straight, Skippy. And high time for it, too.»

Dans son développement, Jazz Shaw met en cause les Chinois, les Européens (particulièrement les Français), pour des pratiques qui s’apparentent au protectionnisme, derrière le nirvana général du libre-échange. (De même, entre Européens, les Tchèques gémissent-ils actuellement devant les déclarations de Sartkozy annonçant qu’il conseille de cesser la production à l’étranger d’automobiles françaises destinées au marché français, notamment dans une usine en Tchéquie, – il s’agit de Peugeot, – pour réserver cette production à la France.)

Il est vrai que le mot “protectionnisme” est un mot-générique pour susciter les réflexes non raisonnés de peur, exactement comme si l'on s'adressait à une pensée enfantine; il est utilisé par les idéologues du libre-échange, dont l’intégrisme est sans doute plus radical, derrière son apparence de raison, que nombre d’intégrismes que nous dénonçons comme des dangers contre la civilisation. Ce radicalisme accepté en général comme la pensée conformiste et respectable, qui doit pourtant s’accommoder des réalités du monde, pousse effectivement à l’hypocrisie, à la fraude déguisée, au diktat de l’influence à peine dissimulée, lorsqu’il est confronté à la réalité. C’est-à-dire que tout le monde est libre-échangiste, de la même façon qu’une fille de petite vertu a été vierge avant de choisir ou d’être forcée à choisir sa voie; par conséquent, tout le monde passe son temps à imaginer toutes les façons de transgresser impunément la loi non écrite de cette vertu impérative. Le climat qui en résulte est celui de la méfiance, du soupçon, des criailleries, c’est la désunion là où il faudrait l’unité. A tout prendre, la logique vous conduirait à observer qu’il est temps d’envisager les termes de ce problème sans utiliser l’excommunication comme premier argument de la discussion, et d’apprendre le respect pour les nécessités des situations que nous avons nous-mêmes créées; c’est-à-dire parler sans crainte de la réalité du protectionnisme, son état présent, les nécessités éventuelles d’en user selon les situations. C’est certainement beaucoup, et sans doute trop demander à l’esprit de l’élite d’une civilisation figée dans la glaciation sans fin de sa pensée enchaînée au conformisme; c’est beaucoup et beaucoup trop demander à une civilisation qui s’est laissé dévorer par un système qu’elle prétendait libérateur.


Mis en ligne le 10 février 2009 à 06H14