Contre la Grèce, la stratégie de l’hybris

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Contre la Grèce, la stratégie de l’hybris

Dans son dernier commentaire sur la crise grecque du 12 juin 2015, sur son site RussEurope, Jacques Sapir évalue les conditions extrêmes qui doivent désormais être détaillées en cas de défaut de la Grèce, alors qu’on est très proche de la décision nécessaire et que les deux parties (UE et Grèce) sont toujours “très loin d’être proches”. Mais ce qui nous paraît intéressant, c’est ce qu’il signale du climat régnant au sein des divers acteurs de l’UE engagés dans cette bataille ; ce sont des remarques qu’il a déjà évoquées ici et là, et il s’y attache très précisément dans son texte, dans plusieurs paragraphes où il nous conduit à considérer que l’UE n’a qu’une seule “stratégie” qui n’est rien d’autre que celle de ce sentiment honni par les Grecs (du temps de Platon) comme le pire des péchés, et qui a pour effet un aveuglement constant.

«L’Eurogroupe serait-il en train de se faire à l’idée de la possibilité d’un défaut grec ? Des informations, en provenance de Reuters, semblent le confirmer. Une réunion d’expert qui s’est tenu à Bratislava le jeudi 11 juin aurait pour la première fois explicitement évoqué la possibilité que, faute d’un accord, la Grèce puisse faire défaut. Ces informations confirment aussi que même si certains gouvernements ont travaillé depuis plusieurs mois sur cette hypothèse, c’est la première fois que l’Eurogroupe a abordé cette question. [...]

»Il est certain que les responsables européens sont conscients, du moins en partie, de ce problème [de la dimension politique dévastatrice pour l’UE et l’euro qu’aurait un défaut de la Grèce]. Mais, on peut penser que, pris dans la logique de la négociation et de ses détails, ils ont perdu la compréhension de la nature stratégique de la situation présente. Le fait que la question d’un possible défaut grec n’ait été abordée par l’Eurogroupe que hier le démontre. On peut penser que ces responsables, à tous les niveaux, sont désormais confrontés à une situation dont les déterminants leurs échappent... [...]

»Les dirigeants européens feraient bien mieux de sortir de leur autisme et de commencer à réfléchir sur des mécanisme permettant une sortie ordonnée de l’Euro avec le maintien des pays au sein de l’UE, voire – mais c’est sans doute trop leur demander – à réfléchir sur une dissolution de la zone Euro. Un proverbe grec, celui du “songe trompeur” envoyé par Zeus (Jupiter) décrit bien la situation des dirigeants européens. Sa traduction latine est connue : Quos vult perdere Jupiter dementat prius (Ceux que Jupiter veut perdre, il leur ôte d’abord la raison)»

Cette situation d’autisme suscitée par l’arrogance déchaînée et sans dissimuler des dirigeants européens, habités par un hybris sans aucune mesure, – ce qui est la définition même de ce péché capital caractérisé par une démesure insensé, – suscite à ce point de la tragédie grecque des réactions de confusion et de désordre au sein de la direction de l’UE. La prise en charge presque exclusive de cette crise, du côté de l’UE, par le président de la Commission Juncker a profondément aggravé les choses. Acteur dynamique, au franc-parler, à la personnalité affirmée à la fois efficace et assez populaire lorsqu’il était Premier ministre luxembourgeois, Juncker s’était transformé de plus en plus dans les défauts de ses qualités à la présidence de l’Eurogroupe, de plus en plus sûr de lui, tranchant, son dynamisme devenant une sorte d’autoritarisme sans réplique. A la présidence de la Commission, il apparaît comme sa complète caricature : politicien local à sa place à la tête du Luxembourg, il est devenu par la grandeur de la direction qu’il assume un usurpateur grossier, autoritaire dans le pire sens du terme puisqu’usurpateur, c’est-à-dire dans le sens d’un Ubu à la tête de la Commission, exerçant une fonction beaucoup trop importante pour lui, enfin devenu un roitelet dont le principal caractère est l’arrogance et éventuellement l’hybris, évbentuellement éthylique (puisqu’on le sait porté sur la boisson). Bref, il en agace plus d’un chez ses collègues, – certes non par réaction de la vertu qu'ils n'ont pas, mais par réflexe d'agacement jaloux, de frustration de concurrence dans l'apparence du poids politique...

D’où l’entrée en scène de Donald Tusk, autre petit politicien local propulsé dans une dimension qui le dépasse. Malgré des intentions affichées d’affirmation au début, notamment sur le dossier ukrainien-russe où son affectivisme polonais exacerbé et plongé dans la narrative qu’on sait lui fit faire quelques “coups” tonitruants qui s’avérèrent des faux-pas puisqu’une personne de cette trempe n’a pas la carrure de caractère pour transformer ses spasmes d’affect en une ligne politique ferme, Tusk s’est finalement trouvé isolé et sans réel emploi. Par conséquent, il est tombé dans l’agacement critique de Juncker, le médiocre isolé ne supportant pas que le médiocre tonitruant ramène la couverture à lui.

... D’où son entrée dans le jeu de la tragédie grecque, le 11 juin. Il le fait comme on fait tout aujourd’hui lorsqu’on est dirigeant-Système, et encore plus quand on l’est médiocre et de bas étage. Il l’a fait en renchérissant sur Juncker, en se faisant plus extrême et plus arrogant-hybris que Juncker, d’abord pour montrer implicitement que Juncker, qui en fait trop, n’en fait pas assez. Son intervention, que rapporte le 11 juin 2015 Bruxelles2, qui s’en tient à la formule-choc si originale et dans le meilleur français du monde, d’un «Tusk [qui] siffle la fin de la récréation à Tsipras», se fit dans une ambiance tendue dans la salle de presse de la présidence ... On croirait que la tension concerne Tsipras, nous dirions plutôt qu’elle concerne les relations entre ces différents porte-flingues qui se prennent pour des chefs, – l’hybris étant la pire des choses, et devenant le pire de la pire des choses quand la psychologie touchée est de facture médiocre, pauvre er basse, en plus d’être assez faible pour succomber à cette tentation du péché ultime.

En attendant, Tusk, martial, nous dit ceci, dans le mode churchillien postmoderne, nous fixant rendez-vous pour le bicentenaire de Waterloo et le 75ème anniversaire de l’Appel du général de Gaulle : «“Je suis resté plutôt discret et neutre sur cette question” a reconnu aujourd’hui le principal intéressé, répondant à une collègue grecque lors de la conférence de presse de la fin du sommet UE-Amérique latine. “Mais il [m’]est tout de même venu une réflexion après la réunion d’hier, une réflexion évidente. Il est temps de prendre une décision. Les temps sont mûrs. Nous avons besoin maintenant de décisions, et plus de négociations. Le gouvernement grec doit devenir un peu plus réaliste. Les temps ne sont plus au pari, au jeu. La partie est terminée. La prochaine réunion de l’Eurogroupe [jeudi 18 juin] sera d’une importance décisive. Nous n’avons plus de temps devant nous.»

On conviendra par conséquent qu’il est difficile de distinguer ce qu’il y a de pire dans cette crise grecque, que nous qualifions de “tragédie“ en reconnaissance des souffrances du peuple grec agressé par une force qui en vaut bien quelques autres en fait d’illégitimité, de coercition grotesque et d’oppression totalitaire, mais qui peut être aussi qualifié d’opéra-bouffe où évoluent les piètres caractères des divers Ubu-Commissaires et Ubu-Présidents, tous ficelés dans l’hybris postmoderne qui a le clinquant de l’époque. Même ce terrible péché semble encore trop haut pour eux tel que le concevaient les Grecs de l’Antique cité, pour qu’ils l’assument absolument dans toute sa force et dans sa réelle dimension ... Leur hybris et du type Ubu-hybris, l’hybris des pauvres. («Salauds de pauvre» font dire à Grandgil-Gabin, Marcel Aymé et Autant-Lara dans La traversée de Paris ; et nous ne sommes pas sûrs du tout que le mot “pauvre” désigne la fortune, ou l’absence de... ; nous pencherions pour le caractère, montré par exemple quand l’un ou l’autre de ces commis de l’UE rencontre un Obama.)

Ce n’est pas simple polémique, dont on conviendra pourtant qu’elle a du grain à moudre jusqu’à être irrésistible pour un esprit critique normal confronté à ce spectacle ; mais on conviendra surtout que c’est aussi un élément politique objectivement important. La maladresse, les erreurs, les caractères en lambeaux accouchant des prétentions arrogantes de la direction-Système de l’UE constituent des facteurs fondamentaux de l’aggravation continuelle de la crise grecque, alors que, dans des conditions normales d’il y a vingt ans d’ici, elle serait déjà résolue par un arrangement de compromis dont les institutions européennes avaient le secret. La Grèce n’y a rien perdu, si elle est encore loin d’avoir gagné quoi que ce soit, car ces “arrangements-compromis” se faisaient avec des conséquences à termes qui se révélaient toujours au détriment du plus faible, à l’avantage des institutions européennes. C’est bien cela, dans cette perte de la capacité d’actions de phagocytage sur le terme de ses partenaires, qu’on mesure la décadence, le déclin, la chute accélérée de l’UE et des institutions européenne dans leur capacité d’agir et d’étendre leur empire, et elles-mêmes devenues prisonnières d’une impitoyable doctrine émanant de la surpuissance, tout aussi impitoyable puisque c'est la même chose, du Système. La pauvreté en augmentation exponentielle des caractères des nouvelles générations de dirigeants, leur affaiblissement sinon leur effondrement intellectuel, sont à la fois la marque et la cause de l’évolution générale, et la crise grecque montre cela par sa durée, par l’incapacité de l’UE de la maîtriser comme elle aurait dû faire dans les premières semaines suivant l’arrivée de Syriza au pouvoir.

Quos vult perdere Jupiter dementat prius, observe Sapir. Rien de plus vrai, lorsque la raison se révèle subvertie et mine le caractère. Ils ne sont même pas en train de se chamailler sur le sexe des anges, ils s’en tiennent à leurs petites querelles pour savoir qui saura affirmer le plus grossièrement son ego, qui saura faire clinquer le plus fort possible son hybris. Car hybris pour hybris, ils ne sont même pas capables de l’avoir grandiose. Le Système, qui les fait marcher au pas comme des automates dont on a remonté la clef plantée dans le dos, ne prend même plus garde à eux. Tout cela ne nous donne certainement pas la réponse à la question fondamentale du défaut de la dette grecque, mais l’on peut au moins être sûr que tout aura été humainement fait pour que cette crise se résolve de la pire des façons, y compris éventuellement, et avec notre ardente espérance que cela soit le cas, pour l’UE par l’intermédiaire d’une rupture qui mettrait en cause l’euro, l’UE, et tout ce domaine du Système avec...

Sapir : «Mais, c’est surtout politiquement que le choc sera le plus important. Toutes les fadaises et les stupidités crasses sur “cela ne peut pas arriver” ayant été démentie se posera immédiatement le problème de l’Euro. Bien entendu, les gouvernements tenteront de limiter ce choc politique. Mais, s’il y a bien une chose que nous apprend la crise financière russe d’août 1998, c’est que les conséquences politiques d’un événement dont tout le monde pensait qu’il était impossible sont dévastateurs pour l’idéologie qui a proclamée la soi-disant impossibilité de cet événement...»

 

Mis en ligne le 13 juin 2015 à 08H25