Comment une crise peut en cacher beaucoup, beaucoup d’autres

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Comment une crise peut en cacher beaucoup, beaucoup d’autres

8 décembre 2008 — Nous revenons ici sur une déclaration récente (3 décembre) du Prix Nobel de la paix 2006, l’économiste bangladeshi Muhammad Yunus qui s’est transformé en activiste de l’aide aux pauvres, en très grand nombre, dans son pays. On comprendra que c’est pour cette deuxième fonction qu’il a reçu le Prix. Muhammad Yunus est sans aucun doute un homme plein de sagesse. Ainsi, dans ses déclarations qui ont plus à voir avec cette sagesse qu’avec l’économie, il expédie prestement la crise financière dans le rayon des commodités accessoires et de distraction. Le fait est, à notre sens, que l’idée qu’il développe n’est pas fausse; par contre, son appréciation de l’ampleur et des conditions de cette distraction nous semble partielle, voire erronée, et nous souffrons de l’absence d’une appréciation de la cause de cette distraction.

La remarque de Muhammad Yunus est simple: la crise financière n’est qu’une partie d’une crise beaucoup plus grave et beaucoup plus vaste (nous nous reconnaissons dans ce constat). Elle a servi en l’occurrence à camoufler le reste, ou bien son effet (volontaire ou involontaire, on le verra) a permis de camoufler le reste. (Nous dirions que la puissance et l’aspect incontestablement spectaculaire de cette crise, notamment grâce aux moyens de communication, ont effectivement eu ce résultat, de toutes les façons temporaire.)

Le site RAW Story, reprenant AFP, présente des extraits des déclarations de Muhammad Yunus, ce 3 décembre. Ces remarques permettent d’offrir une suggestion d’appréciation acceptable de notre habileté diabolique à faire d’un événement catastrophique, non pas la source d’une réflexion sur le reste, mais un outil de dissimulation du reste.

«The global financial crisis is distracting attention from other pressing issues such as high food and energy prices, and environmental damage, Nobel peace laureate Muhammad Yunus told AFP Wednesday. The Bangladeshi economist warned that not addressing those other issues would lead to a "much bigger crisis ahead" that would have political and financial implications.

«“What we see as a financial crisis is a part of many more crises, which are going on simultaneously in 2008,” Yunus said in an interview while attending a summit of business leaders in London. “You remember the food crisis? It's still on, it didn't disappear. Simply, this (financial crisis) became much more pressing and everybody is paying attention.“ He continued: “Then we have the energy crisis, it's still there... And then the environmental crisis, we have not solved anything about the environmental crisis.“

«Yunus, who along with his Grameen Bank won the Nobel peace award in 2006 for efforts to lift people out of extreme poverty by giving them small loans, said that any solution had to “address simultaneously all these four“ crises. “It's a framework problem: we have to have a framework which can address these issues about the lifestyle, about food production, technology, pricing, globalisation, tariffs.”

»Though food prices have dropped off recently, the United Nations' Food and Agriculture Organisation notes in a briefing that should not "assume that the world's food problems have been fixed." Energy prices have also declined from highs of around 150 dollars a barrel in the middle of the year to under 50 dollars, but Yunus said the decline would be temporary.

»The former economics professor noted, though, that the “worst kinds of disasters, which we have right now, are also the best of opportunities. “Now, we should be looking at the opportunity part, in a big way, in a global way, and in a comprehensive way, together,” he said.

Nous allons utiliser ces déclarations pour un propos qui tente d’explorer une attitude psychologique que nous croyons très répandue. Il s’agit, si l’on veut, d’une sorte de négation inconsciente, d'un refus de la part de la psychologie face à la crise. C’est un phénomène extrêmement répandu et qui a, comme une fusée, plusieurs étages; qui s’exerce à propos de telle crise, ou bien de plusieurs crises ou bien d’un ensemble de crises, en phases successives et selon des points de vue successifs; qui sacrifie, la plupart du temps sinon systématiquement d’une façon involontaire, à un réductionnisme où se réfugient en général les activités intellectuelles et les penchants de l’esprit dans cette sorte de circonstances; qui aboutit effectivement à une sorte de cloisonnement des événements, ou à un “saucissonnage” qui interdit d’embrasser, comme disent les anglo-Saxons, “the big picture”.

Après la crise? “Il n’y a plus d’après…”

Il est vrai que nous ne cessons d’être étonnés par les variations extraordinaires d’intensité des réactions apparentes, au niveau des communications, des commentaires moutonniers, de la valse des centres d’intérêt du tragique au dérisoire et vice-versa. Mais le schéma ne suit pas nécessairement celui que suggère Muhammad Yunus. On observe ainsi un paroxysme des réactions, allant jusqu’à la mise en cause générale du système financier et économique, voire du système en général, approximativement entre le 15 septembre (déclenchement de la phase aiguë de la crise financière) et le 15 novembre (le sommet du G20 et son résultat particulièrement inconsistant); à cette date du 25 novembre, on peut dire que les esprits étaient déjà démobilisés, cela expliquant en partie l’absence de résultats, à cause de l’absence de pression de ceux qui auraient du insister pour un résultat. Depuis, cette démobilisation s’est confirmée, à un point où certains pourraient croire à un “retour à la normale”, – alors que l’économie US est en train de se dégrader à une vitesse telle qu’on peut craindre un effondrement, et que certains jugent d’ores et déjà qu’il s’agit d’une dépression. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’user de la crise financière pour ignorer les autres mais, plus simplement, d’oublier la crise financière en croyant, ou en se laissant aller à croire qu’elle est finie.

Comment expliquer cette “démobilisation”, par exemple aussi bien visible chez un Gordon Brown que chez un Sarkozy, les deux hommes les plus actifs en septembre-octobre? Il y a certainement un repli sur la dimension intérieure, mais ce mouvement n’explique rien puisqu’il est lui-même partie de cette démobilisation. La transition US? En un sens, il y aurait beaucoup plus de choses à dire aux Américains maintenant qu’il n’y en avait en octobre et au début novembre, puisque le President-elect agit d’ores et déjà comme un président effectif. Le retardement du second sommet du G20 (d’abord envisagé pour la mi-février puis maintenant début avril) montre que la démobilisation touche aussi les USA. Pourtant l’équipe Obama est en alerte générale face à la situation US qui empire de jour en jour. Là aussi, du côté US, il y a un repli intérieur, une tendance à traiter le plus rapidement possible les symptômes du mal (le chômage, le crédit paralysé, etc.) en s’abstenant d’envisager de façon précise la recherche en profondeur des causes du mal. D’une certaine façon, les Américains semblent bloqués dans le “modèle Roosevelt”, cherchant simplement à adapter le mieux possible à la situation actuelle les réactions de FDR en 1933, face à la Grande Dépression.

Pour explorer des voies plus satisfaisantes d’explication, il nous faut nous tourner vers la psychologie et retrouver en partie les constats du Prix Nobel 2006. Notre analyse serait plutôt qu’on se trouve en présence d’une période de fatigue psychologique, après le paroxysme de septembre-octobre. D’autres signes, dans d’autres domaines, renforcent cette impression. Du côté français, Sarko est un bon thermomètre. Le fait est que le brio qu’il avait montré durant la période a laissé place à son côté inconsistant et futile. L’indécision et l’incertitude dans les affaires européennes (gouvernement européen en temps de crise, anti-missiles, conférence paneuropéenne de sécurité) remplacent les propositions audacieuses et l’on en revient à la diplomatie “bling-bling” avec cette dérisoire “rencontre historique” (selon Le Figaro) entre Sarko et la dalaï lama; cela présente un cas remarquable de dégradation gratuite pour des raisons de politique de communication des relations diplomatiques avec la Chine, par ailleurs beaucoup trop inquiète de sa situation intérieure (instabilité suscitée par la crise économique) pour laisser passer cette affaire.

Cette fatigue psychologique est due non seulement à l’effort, mais aussi à la vastitude du problème. L’amoncellement de crises non résolues ne cesse de mettre en évidence qu’on ne peut continuer avec un système aussi disloqué et en cours possible d’effondrement; ce constat, à son tour, met en évidence le vide de la pensée lorsqu’il s’agit de trouver une alternative. Ce “passage à vide” ne saurait durer longtemps. D’autres remous amèneront rapidement une nouvelle alerte, et une nouvelle mobilisation. Un cas remarquable à cet égard est le “découplage” (delinkage) des perceptions de la crise économique entre les USA et le reste, particulièrement l’Europe. Pour les USA, totalement inhibés par la hantise historique de la Grande Dépression, la situation est perçue de plus en plus comme une tragédie nationale. L’Europe, plus habituée aux remous de l’Histoire, a une perception beaucoup moins dramatique. Cette différence de perceptions, et donc d’appréciations, devrait provoquer des remous entre les USA et l’Europe, notamment sur des mesures coordonnées que demanderait l’un ou l’autre (les USA, sans doute) dès l’entrée en fonction d’Obama.

Les chocs des crises successives produit d’autre part un effet plus profond, qui est le principal, qui marque profondément les psychologies, qui est la perte totale de confiance dans le système. C’est là que l’analyse de Muhammad Yunus perd un peu de sa pertinence. Contrairement à ce qu’il semblerait affirmer, l’esprit n’a pas perdu de vue les autres crises. Elles pèsent de tout leur poids pour nourrir le découragement et la fatigue perceptibles aujourd’hui, en rendant d’autant plus hermétique l’impasse où les dirigeants se trouvent.

Cette multiplicité des crises est partout, obsédante, épuisante. La crise financière elle-même, en tant que telle, est multiple. C’est ce que montre Paul Krugman dans un long article dans The Observer du 7 décembre, qui est en fait un extrait de son livre (The Return Of Depression Economics And The Crisis Of 2008) mis en vente au Royaume-Uni:

«I'm tempted to say that the crisis is like nothing we've ever seen before, but it might be more accurate to say that it's like everything we've seen before, all at once: a bursting real estate bubble comparable to what happened in Japan at the end of the 80s; a wave of bank runs comparable to those of the early 30s; a liquidity trap in the US, again reminiscent of Japan; and, most recently, a disruption of international capital flows and a wave of currency crises all too reminiscent of what happened to Asia in the late 90s.»

… Ce qui revient tout de même à dire que la crise est, effectivement et d’une façon encore plus expéditive, «like nothing we've ever seen before». Ce jugement nous transporte dans la réalité, en général non dite, en général camouflée derrière la fatigue psychologique ou les discours de convenance. Il est vrai, nous semble-t-il, qu’en quelques semaines, à peine trois mois, nombre d’esprits de dirigeants politiques découvrent une réalité effrayante, une époque effectivement eschatologique. Les interrogations qui naissent sont en elles-mêmes effrayantes, sans attendre les réponses, qui, d’ailleurs, ne viendraient pas. Les analystes économiques ont beau spéculer sur la durée de la crise économique, impliquant qu’il y a un “après la crise”, les diverses conditions qu’on a énumérées, et notamment le poids des autres crises systémiques, font plutôt penser qu’il n’y a peut-être “plus d’après”, – comme à Saint-Germain-des-Près, en un sens.

Nous ne disons certainement pas que tout cela est pesé, apprécié, mesuré d’une façon absolument consciente; cela n'est certainement pas le cas. Nous disons que les inconscients, qui perçoivent les premiers les changements psychologiques, commencent à être confrontés avec les dimensions de la crise systémique générale, – justement, une crise dont ne peut mesurer les limites, dont les dimensions dépassent la prévision.