Comme liquider le JSF, stealthily

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Comme liquider le JSF, stealthily

L’éditorial du numéro du 1er octobre 2012 de Aviation Week & Space Technology (AW&ST) marque un tournant historique dans la vie et la mort du programme Joint Strike Fighter (JSF)/F-35. Il s’agit d’un texte fouillé, précis, mesuré, qui propose rien de moins que de décider d'un plan d’une alternative pour le programme JSF… La proposition est dénommée “Competition” par intention vertueuse et pour son effet dissimulateur, mais la substance de la chose ne peut tromper.

Assez curieusement, ou bien d’une façon révélatrice, le texte référencé est présenté avec le titre «Pentagon Should Investigate Fighter Options Beyond The F-35», tandis que, dans le magazine lui-même, dans sa version internationale, le titre devient «Could the JSF Problem Be Fixed With Competition ?» On observera que la deuxième version, celle qui touche le public international, et notamment les lecteurs influents des pays qui participent au programme, est plus cool pour les humeurs officielles puisqu’elle n’évoque pas directement une ou des options sans le JSF, alors que cela est implicite dans le premier énoncé.

Le texte commence par un bilan : le contrat de lancement structurel du développement puis de la production du JSF, en projet de définition puis en développement depuis 1993, a été mis en place en 2001 avec le choix de Lockheed Martin et de son F-35, aussitôt suivi de l’engagement forcené des partenaires internationaux. C’était « the deal of the century […] the largest defense procurement in history». En 2008-2010, le JSF devait être en service actif au sein des premières unités, avec, comme objectif en 2020 bien au-delà du millier d'exemplaires. Au lieu de quoi… Suit la litanie des monstrueux avatars du programme. Résultat ? Le constat est extrêmement édulcoré et presque optimiste par rapport à la réalité, mais il ne nous dit pas moins l’essentiel : échec… «On schedule and affordability, the JSF program is already a failure. In terms of capabilities and the long-term benefits of commonality, the jury is still out. And even if the F-35 delivers on everything it promised, the world has changed since 2001.»

L’édito entreprend alors une manœuvre de déflection. Il ne condamne rien de la substance de la chose mais constate simplement que le grand défaut du programme est l’absence de la sacro-sainte vertu américaniste de la “compétition”. A cause de cela, – quoique le rapport de cause à effet ne soit pas si évident et qu’il paraisse plutôt sollicité, – existe un “trou” énorme dans la subsistance de la base industrielle parce qu’à cause des problèmes du JSF, et en supposant évidemment que ces problèmes seront résolus, rien de neuf dans le domaine de l’étude et du développement (un nouvel avion de combat) ne sera engagé avant 2030 au mieux, notamment à cause des conditions budgétaires chaotiques. (Tout cela s’appuie sur un calendrier si optimiste que nous devons parler d’utopie.)

Le constat est que les forces aériennes US (USAF, Navy, Marine Corps) seront réduites à une effrayante portion congrue en termes de flottes de combat dans la période 2020-2030, puisque n’ayant qu’une très faible portion de ses JSF opérationnels, et qu’il faudra trouver un substitut temporaire. ; c’est-à-dire une modernisation constante et agressive de ce qu’il reste de la flotte des F-15, F-16 et F-18 développés dans les années 1970… Cela fait beaucoup d’argent qui n’était pas programmé, et qui affectera le programme JSF qui sera réduit d’autant, pour un résultat douteux. Le cercle vicieux en forme de spirale mortelle n’est pas loin (le JSF en retard, modernisation des avions anciens, argent en moins pour le JSF qui prend encore plus de retard, etc.). Alors, brisons cet enchaînement et proposons une mesure plus expéditive ; établissons une “compétition”, pour les 300 prochains exemplaires du JSF à produire, entre le JSF lui-même, et des versions modernisées et toutes neuves des F-15, F-16 et F-18 (le F-15 Silent Eagle, le F-16 Block 60, le Super Hornet du F-18 devenu “Super-Super”), à produire sur des chaînes de montage qu’on garderait ouvertes en imposant ces chasseurs ultra-modernes des années 1970, à nouveau, sur le marché de l’exportation. Le tour est joué car, sachant ou plutôt craignant ce qu’on sait et ce qu’on devine des problèmes insolubles à venir du JSF, il s’agit d’une proposition “en douceur” de liquidation du JSF… (Même la sacro-sainte stealth thechnology n’est même plus jugée si “sacro” et si “sainte” que ça.)

«One bold plan might be for President Barack Obama or Republican rival Mitt Romney to commit the Pentagon to competing the purchase of its next 300 fighters. It would shake things up, although it is questionable the Pentagon could stage a meaningful competition between the F-35 with its estimated costs and promised abilities and the F-15, F-16 and F/A-18 with known costs and available capabilities. And the value of new tails must be balanced against the impact of reducing F-35 procurement, potentially causing partners to defect, production rates to drop and costs to soar.

»But complexity is no excuse for inaction. The Pentagon has begun to act by acknowledging there is a problem and publicly increasing pressure to perform. Step 2, also underway, is to gauge the severity of the problem and come to realistic acquisition and operating cost projections so the U.S. and its partners can decide what they can afford. There must be a hedge against further problems. The U.S. should keep producing F/A-18s for the Navy, upgrading F-16s for the Air Force and promoting the F-15 and F-16 internationally so a fallback option remains open. Then, the Defense Department must revisit how to evolve tactical aviation through the 2020s and sustain the industrial base to keep competition alive for the next fighter.

»The F-35's problems could provide an opportunity to adjust military plans to the new capabilities and realities that have emerged since 2001. Instead of the smooth transition to the fifth-generation fighter force envisioned then, the turbulent, mixed-fleet 2020s could bring a reason to rethink. Some military leaders already say U.S. relies too much on stealth—a technology China is moving rapidly to match. There is nothing to say the U.S. must wait beyond 2030 for the next fighter, or to introduce competition for the F-35.»

On ajoutera que, dans le cours du texte, AW&ST nous a signalés que l’USAF envisageait d’ores et déjà des mesures radicales, savoir le transfert de la maintenance du JSF vers des entrepôts publics, au lieu de les confier au secteur privé (Lockheed Martin), suggérant peut-être l’idée d’une sorte de début de commencement de “nationalisation” du programme JSF… Cela mesure le degré de gravité et de panique qui entoure le programme JSF. («Faced with an ill-defined, but unacceptable trillion-dollar sustainment cost estimate for the F-35 fleet, the new tough-talking leader of the joint program office is considering abandoning the contractor-run support system and opening it to competition, including from government depots.»)

Maintenant, parlons net : ce que propose en vérité AW&ST, c’est l’abandon pur et simple du JSF. Aucune estimation réaliste (car nous en sommes à l’estimation) ne peut donner, dans une “compétition”, un JSF qui ne soit pas trois à quatre fois plus cher qu’un F-15, un F-16 ou un F-18 en version avancée, et 5 à 10 ans en retard pour le service actif sur ses concurrents (si tout va bien pour lui). Cela signifie que ces fameux 300 prochains chasseurs ne seraient pas des JSF alors qu’ils devaient être des JSF, ce qui signifie autant d’argent retiré au programme JSF, et donc un retard à mesure, sans même tenir compte des catastrophes de fonctionnement du JSF qui sont son pain quotidien. Cela signifie en vérité : faisons du F-15/F-16/F-18, et passons directement au “chasseur de la 6ème génération” (autre catastrophe programmée !), avec l’argument délicieusement paradoxal que les catastrophes successives du JSF auront leur avantage («[T]he F-35's problems could provide an opportunity to adjust military plans to the new capabilities and realities that have emerged since 2001 »).

Cet éditorial est important. L’influence de AW&ST est immense dans les milieux concernés. Cette prise de position pour un quasi-abandon du JSF aura, en profondeur, un effet important, si pas considérable. Qui plus est, l’idée est offerte au moment de la campagne présidentielle, comme un plan bipartisan suggéré au vainqueur de l’élection, quel qu’il soit… Lorsqu’on parle d’une occurrence bipartisane à un tel moment clef du fonctionnement du Système, c’est qu’il y a urgence et péril dans la demeure. Il est simplement impensable qu’AW&ST, avec son statut, son importance, ses liens avec le Pentagone et la direction américaniste en général, ait lancé un tel brûlot discret (on en a peu parlé, signe de l’importance de la proposition dans ce cas, la discrétion pour empêcher de souligner ce que cette proposition implique du caractère catastrophique de la situation), sans l’aval, le soutien, voire sur la suggestion même de cette direction du Pentagone et de “la direction américaniste en général”. Cela implique qu’une opération urgente de damage control, dont on a vu les causes et les prémisses, commence, qui implique “un programme d’abandon” du programme JSF sans qu’il apparaisse trop clairement qu’on abandonne le JSF. Ils commencent à comprendre, AW&ST inclus, que le JSF, qui ne se fera jamais, s’il est poursuivi comme il l’est actuellement, dans sa spirale mortelle et dans sa chute, va entraîner dans sa chute toute la base technologique avancée de l’industrie de défense des USA.

…Et nous pensons que la manœuvre est loin d’être réussie, qu’elle est même désespérée. Paradoxalement, la proposition d’abandon de facto du JSF, elle, n’est pas la solution du désespoir (sinon de leur désespoir, ce qui est leur affaire) mais la solution optimiste de sauvegarde de la puissance technologique US. Si le Pentagone parvient à tuer le JSF, il s’en tire au mieux qu’il peut dans les circonstances chaotiques présentes… Rien n’est moins sûr à cet égard. Il n’est absolument pas assuré que le Pentagone parvienne à éliminer le programme JSF. A cause des forces diverses en action, notamment des systèmes du technologisme et de la communication, à cause de sa propre dynamique et de ses caractères si extraordinaires, le programme JSF est devenue une entité (une égrégore ?!) d’autodestruction extrêmement vivante, qui a ses intentions et sa volonté, qui n’entend absolument pas accepter la restriction, encore moins l’abandon, qui fait bien plus que survivre dans son développement catastrophique, qui est en mode de surpuissance transformé parallèlement à mesure de sa production de lui-même en dynamique d’autodestruction, et cette entité qui entend aller jusqu’au bout d’elle-même. Le JSF continue à se proclamer comme le plus grand et le seul programme du XXIème siècle, et entend aller jusqu’au bout de lui-même. Le Système, – il vient de nous l'avouer avec cet édito d'AW&ST, – est placé devant un monstre qu’il a créé, un Frankenstein du technologisme et de la communication, qui a toutes les chances de l’emporter (lui, le Système) dans sa chute.


Mis en ligne le 10 octobre 2012 à 06H44