Chronique du 19 courant… Résilience de Verdun

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Chronique du 19 courant… Résilience de Verdun

19 novembre 2012… L’on sait bien, au gré des textes de ce site, que Verdun nous est cher, et à moi également. Verdun a, pour nous, pour moi, pour vous et moi j’espère, une immense valeur de rupture, spirituelle et intuitive, et une valeur constante, affective et intellectuelle. (*) Ainsi y eut-il, dans notre histoire à tous, pour l’histoire de ce site, une visite initiale (en novembre 2006), puis des retrouvailles, d’autres visites en même temps que se développait et aboutissait un projet de livre, Les Âmes de Verdun ; parallèlement, le rôle que joue ce lieu symbolique, jusqu’à devenir “symbole initiatique” dans cette bibliothèque intérieure et secrète qui soutient l’existence de tout être qui veut faire de sa vie un accomplissement, dans le développement d’une pensée et d’une conception du monde, dans la capacité de retrouver des signes de lointaines références traditionnelles que nous avons égarées et qui nous manquent désespérément…

Il se trouve évidemment qu’au début du mois, parce que c’est le mois de novembre, nous fûmes quelques-uns à nous rendre à Verdun. C’était une visite qui mélangeait le souvenir et, je l’espère, dans tous les cas pour l’un qui était des nôtres pour la première fois à Verdun, l’initiation. Il avait été prévu, l’année dernière, que nous nous y rendrions à la même époque de novembre 2011, pour saluer symboliquement, pour l’occasion du cinquième anniversaire, notre première visite ; le projet avait été contrarié, puis finalement, en septembre 2011, remis d’une année. Cette décision était tragiquement inspirée puisque la visite n’aurait pu avoir lieu dans tous les cas, pendant que l’un des nôtres, brutalement précipité en octobre dans la phase terminale d’une horrible maladie, s’éteignait très vite, en quelques semaines, pour nous quitter début décembre 2011. Ainsi la visite de novembre 2012 avait-elle une cause de plus, qui n’était pas des moindres, qui était de saluer une âme de plus, mise dans l’écrin tragique et apaisé du domaine de la bataille de Verdun.

Rassemblant tout cela à l’esprit, il me semble que c’est faire bon usage de cette chronique, de rapporter les sentiments, les émotions et les réflexions qui ont marqué la chose, cette visite de novembre 2012. Je vais vous parler de ce que je sais et de ce que je ressentis, c’est-à-dire de ce que fut cette visite pour mon compte, sans que l’intervention n’engage en rien mes compagnons. (Peut-être même l’un ou l’autre sera-t-il surpris de telle ou impression, tel ou tel propos ; surpris peut-être, peiné je ne le crois pas…)

Voici ce qui s’est passé… Diverses circonstances, autant que mon goût, déjà naturellement disposé et grandissant diablement, pour le refus de tout contact avec la mécanique de notre monde, c’est-à-dire avec les déplacements forcés et la mobilité forcenée des êtres enchaînés à la machine, dans des cadres dépendant effectivement d’un enfermement mécaniste du monde, dans cet épouvantable désordre de contraintes qui nous accable et que nous subissons, tout cela me mit dans des dispositions agacées, sinon hostiles à ce voyage à Verdun, – bien que ce fût Verdun, c’est tout dire de mon humeur et des pressions qui s’exercent sur elle… La chose n’avait à voir qu’avec moi-même, entre un moi-même qui se rebellait contre cette sortie dans la mécanique monstrueuse de ce monde et l’autre moi-même qui désignait la reconnaissance et le salut au lieu sacré ; comme une sorte d’affrontement entre les deux êtres qu’on est, entre soi-même et le double de soi-même, sans qu’on sache dans telle ou telle circonstance quel “soi-même” n’est que le double de l’autre. La chose fut tranchée, je crois, comme elle devait l’être.

Du séjour à Verdun, je ne dirai rien de linéaire ni de vraiment littéraire comme le veut une démarche narrative de convention. Cette sorte de démarche n’a pas sa place pour cette sorte de séjour qui est toujours un mélange d’habitudes qui rassurent mais dont on attend peu, et de fulgurances qui, soudain, et l’on en mesure la sublimité plus tard, sont venues rompre le schéma convenu pour vous enlever et vous élever, le temps d’un instant, et faire par la grâce de cet instant-là l’ineffable grandeur de la chose.

Il s’agissait pourtant, pour moi, je m’en avise après coup, de quelque chose comme une mise en question qui avait une certaine gravité, et peut-être cela explique-t-il mieux encore mon conflit initial. Jusqu’alors, nos visites à Verdun contenaient, à côté de l’émotion très grande que nous eûmes la grâce de rencontrer, une dimension très contingente, avec des nécessités, – comment dirait-on : presque “opérationnelles”, c’est cela… Le projet du livre et tout ce qui s’ensuit formaient un cadre rassurant pour écarter les doutes qui vous assaillent parfois, à se demander si, en sacrifiant quelques instants de vie à une cause inexplorée et incertaine mais que l’on croit grandiose, l'on ne risque pas de se retrouver, suspendu dans le vide de ce qui n’était finalement qu’une illusion. Pour mon compte, moi qui avais tant développé de visions et de perspectives à partir de Verdun, il y avait comme une crainte sourde que la réalité du lieu, oubliant la vérité qu’il nous avait donnés par transcendance et intuition haute, me ramenât dans l’amertume des illusions perdues en instillant en moi ce doute inutilement pesant et retardataire. Ainsi, au gré des souffles divers, se mélangent l’essentiel et le dérisoire. Cette fois, qui était différente, fit qu’en vérité et bien qu’on ne le réalisât pas aussitôt, Verdun qui nous était si connu, nous était également une terra incognita. Même ceux qui s’y étaient déjà rendus, et le sachant ou l’ignorant, y allaient à nouveau pour une initiation, je dirais une initiation toujours renouvelée.

Mais ici, enfin, je dois rompre le récit, le débarbouiller de ses incertitudes, de cette façon qu’a l’esprit, non pas tant de refuser l’obstacle mais de le discuter et de le discutailler, de le détailler, de le contester, de le mesurer, de le soupçonner, de le soupeser avec l’aide trompeuse du pour et du contre… Je dois rompre car, enfin, il s’avère que la grande chose s’est accomplie, et cela passe tout, et cela intronise la gloire finalement redécouverte. La fusion magique du lieu et du monde, du souvenir et de l’émotion transcendée, de ce qui prétend rester dans la mémoire et de ce qui peut s’ouvrir et s’installer dans la tradition lorsque le temps a rendu son arrêt, – cette fusion s’est faite.

Notre séjour eut donc lieu sans circonstances particulières, en reconnaissance de lieux déjà connus, en retrouvailles de moments préservés par le temps ; sans précipitation, sans exclamation, le cœur apaisé et l’esprit reconnu ; un peu selon les normes, selon nos habitudes… Et puis il y eut tel et tel moments, des fulgurances comme je disais plus haut, qui nous assurèrent que nous nous trouvions là où l’on nous attendait. Il y eut cet instant, lorsque nous nous retrouvâmes, sur les ouvrages et les tourelles des restes du Fort de Douaumont, dans l’atmosphère humide mais d’une clarté rare jusqu’à la translucidité, d’une journée battue par les grands vents et les averses pressées, devant le spectacle de l’espace en-dessous de nous, par où l’envahisseur a coutume de se précipiter ; puis, nous tournant sur notre Ouest, et soudain contemplant ces déchirures franches et apaisées dans les nuages furieux, pour laisser percer la plus tragique et grandiose, la plus flamboyante fin du jour sur la terre du champ de bataille de Verdun, solitaire, humide, abandonnée et pourtant fermement rassemblée, haletante, et comme redressée soudain sous ce dernier et superbe rayon du soleil, cet éclair de feu, cette flamme ultime qui ne faiblit jamais et qui se moque du vent.

Le lendemain au soir, veille de notre départ, le brouillard se posa sur Verdun, comme une plume caressante. Les quais de la Meuse étaient à la fois fantomatiques et féériques, l’eau chuintant en silence dans l’atmosphère suspendue. Le brouillard persista et, le lendemain d'après, saluant pour notre départ le grand champ de la bataille, nous le trouvâmes dans cet écrin du camaïeu des gris incertains, dans ce clair-obscur de la nature du monde et de l’automne de notre destin, à la fois silencieux, solennel, assuré du temps et de sa durée. Il me semble que l’instant convenait à la circonstance et que notre salut fut, à cet instant, parfaitement celui qui convenait. Le champ de la bataille nous parla de sa voix grave et nous dit que nous reviendrions.

Dans ce qu’il nous reste, de cette visite et de nous-mêmes, là se trouve l’essentiel pour ce propos. Je crois qu’une telle visite, dans de telles conditions, portait effectivement l’enjeu entre, d’une part, l’éphémère, même de la qualité la plus haute, qui fixe vos souvenirs en-dedans de vous-même, dans un passé qui n’est vôtre que dans une sorte de réduction progressive, même s’il est avantageux, jusqu’au risque de la dissolution ; et, d’autre part, la pérennité qui vous assure vous-même comme elle assure la destinée du monde, et vous assure du contraire, – que le passé du monde est bien le vôtre également, où vous avez votre place dans le chant collectif. Nous sommes allés à Verdun et, là-bas, le champ de la bataille, et aussi les âmes qui s’y reposent, et en plus l’âme de notre ami disparu, nous ont chuchotés que le temps peut, non pas être vaincu comme s’il était un ennemi, ni être apprivoisé comme s’il était un sauvage, mais être honoré et convaincu de nous accueillir en son sein quand on le reconnaît comme le rythme qui compose la perspective d’une certaine éternité. Désormais, Verdun est entré dans notre tradition, cette chose qui veut bien sembler être du passé pour satisfaire nos vanités présentes, parce qu’elle sait que le passé est une accolade passagère faite à l’éternité, pour l’assurer de sa fidélité sans fin.

Philippe Grasset

 

Note

(*) Le premier texte sur Verdun, correspondant à notre découverte du lieu symbolique et du symbole initiatique pour nos conceptions fut mis en ligne le 24 novembre 2006. On trouve nombre de textes sur Verdun ou autour de la bataille, ou à propos d’elle et de la Grande Guerre, depuis cette date, par exemple le 22 septembre 2008, le 11 novembre 2008, le 11 juillet 2009, On a encore, très récemment, rappelé le rôle fondamental de Verdun dans notre évolution, avec ce que nous nommons “l’intuition de Verdun”, et sa part essentielle dans l’élaboration du concept de “déchaînement de la Matière, le 5 novembre 2012.

Bien entendu, il faut mentionner le livre et album photo publié à l’occasion de nos divers déplacements, Les Âmes de Verdun. Récemment encore, un lecteur nous signalait (le 3 novembre 2012, – qu’il soit remercié à cette occasion), indirectement à son initiative, la parution d’un article sur le livre, ce 11 novembre 2012. Quant à nous, nous devons signaler avec une satisfaction presqu’étonnée que nous trouvâmes, lors de cette visite évoquée ici, dans plusieurs librairies des ouvrages et musées de la bataille de Verdun, Les Âmes de Verdun mises en évidence. Peut-être le centenaire de la Grande Guerre sera-t-il le temps venu pour que ce livre retrouve le public qui lui est dû.