Alexandre Douguine et le “printemps russe”

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Alexandre Douguine et le “printemps russe”

On a déjà évoqué l’une des possibilités d’évolution, en marge de la crise ukrainienne mais provoquée par elle, qui serait l’affaiblissement radical de Poutine sur sa droite nationaliste et patriotique à cause de sa politique prudente de non-interventionnisme, voire de conciliation. Si cette politique semble avoir un sens politique évident et donner ses premiers effets, – le rapprochement de la Russie sur la question ukrainienne, de l’Allemagne et de la France, et la distance grandissante entre ces deux pays et les USA, – elle a ses limites justement avec ces menaces d’affaiblissement intérieur dont nous parlons. Karine Bechet-Golovko en parlait sur son blog le 7 juillet 2014...

«... Donc, le Président russe se trouve dans une situation plus que délicate, sans oublier que la lenteur de ses réactions provoque une montée du mécontentement à l'intérieur, notamment chez les intellectuels impliqués comme Douguine. Montée extrêmement dangereuse, insistant sur l'introduction des forces armées [en Ukraibe], demandant des forces d'interpositions russes, certains appelant Strelkov à Moscou pour y mettre de l'ordre. O. Tsarev, plus calme, explique pour sa part que si la Russie n'intervient pas pour régler la situation en Ukraine, la guerre se propagera chez elle, car le combat qui se joue est un combat pour la Russie et tous les coups sont permis.»

L’on voit qu’Alexandre Douguine est cité, lui qui représente notoirement et symboliquement l’aile nationaliste mystique et patriotique russe, le philosophe entré en politique pour faire la promotion de l’eurasisme et s’opposer aux valeurs occidentales qu’il juge à la fois déstructurantes et sataniques. Douguine est considéré comme un intellectuel de première dimension, dans la veine des artistes et penseurs prophétiques, de conceptions proches du courant de la Tradition, dont le plus fameux exemple au XXème siècle est Alexandre Soljenitsyne. Un article de BBC.News du 10 juillet 2014 donne des précisions sur le rôle de Douguine, rapportant l’affirmation que c’est lui qui a écrit le discours de Poutine lors de la cérémonie d’annexion de la Crimée. (Douguine avait réclamé cette annexion depuis 2008.) Une conversation téléphonique de BBC.News avec Douguine permet d’avoir ses appréciations politiques sur la situation politique en Russie actuellement. Douguine est très alarmiste et décrit un Poutine hésitant, partagé entre les tendances nationalistes et les tendances libérales pro-occidentales ; bien que ces affirmations restent spéculatives, elles montrent néanmoins la fièvre de la situation politique à Moscou, à l’égard de la situation ukrainienne.

«Speaking on the phone from Moscow, in clear English and with a sense of urgency in his voice, Dugin fears that the ‘Russian Spring’ is about to lose its momentum: “It is a real mess.” “The liberals are against Putin, and the patriots support him, but only if he continues with his patriotic policies. While he is hesitating, he is losing the support of both sides. It is a dangerous game. But maybe he has a solution?” [...]

»Now, with Ukrainian forces on the offensive against rebels in the Donetsk and Luhansk regions, Dugin blames “the liberals” for President Putin's reluctance to send troops. The “liberals”, in his view, are mainly businessmen who made their fortunes in the 1990s. If further economic sanctions are applied to Russia, they are the ones who stand to lose most because they are “integrated into the world economy”.

»President Putin's apparent hesitation, in Dugin's view, is due to an internal struggle in the Russian government – and in President Putin's own mind. “This is the struggle between the patriotic, Orthodox, conservative forces – and the liberal forces, which are also very strong,3 he says. In effect, he thinks, there are two conflicting sides of Vladimir Putin. “Putin's patriotic side is supported by most Russians, and his liberal shadow is represented by most of the political elite, the oligarchs and his Prime Minister, Mr. Medvedev.

»This anti-establishment note is popular with most Russians, who do not trust the “liberal elite”, blaming them for the chaos of the 1990s. Not only do many Russians sympathise with Alexander Dugin's new brand of militaristic patriotism, some go as far as buying their own kit and travelling to eastern Ukraine to join the rebel groups.»

L’intervention de Douguine permet de mieux éclairer l’ampleur du débat en cours, et combien la crise ukrainienne est très loin, même sur le terrain à proprement parler de son explosion et de son extension, d’être confinée à la seule problématique ukrainienne. Ce débat est loin de n’être que géopolitique, ou bien on le qualifierait de “géopolitique” à la mode de Douguine, – c’est-à-dire une géopolitique mystique, ou une géopolitique eschatologique, – c’est-à-dire un concept où la géopolitique n’est qu’une représentation terrestre d’une conception spirituelle, où le qualificatif (“mystique“, “eschatologique”) a plus d’importance que le terme qu’il qualifie et qui est ainsi réduit à la fonction d’outil. (Douguine a développé l’idée d’eurasisme, ou plutôt de néo-eurasisme, pour concrétiser ses conceptions sous forme de doctrine.)

Il faut rappeler que l’idée d’un affrontement de type civilisationnel, de conceptions civilisationnelles antagonistes, est sous-jacente à la crise ukrainienne, et bien entendu concernant la situation russe elle-même avec les récents (ces deux dernières années) événements ayant une telle connotation. (Voir, par exemple, le 3 mars 2012.) Une récente chronique d’Alexandre Latsa (dans La Voix de la Russie, le 1er juillet 2014 et sur ce site le 2 juillet 2014) abordait la crise ukrainienne, et notamment les affrontements dans le Donbass sous cet angle. (On notera que Bechet-Golovko, citée plus haut, rapporte le 11 juillet 2014 une autre illustration de la complexité de la crise ukrainienne dans le sens qu’on développe ici, avec la présentation de l’adoption par diverses organisations ukrainiennes, à Yalta le 7 juillet, d’un “Manifeste du Front Populaire Ukrainien” dont les revendications renvoient au premier Maidan, celui qui exprimait une pure protestation populaire et qui a été kidnappé par la conjonctions de forces extrémistes, d’oligarques de la corruption et du crime organisé, des forces subversives de la subversion du bloc BAO, des diktat des bureaucraties de l’ultra-libéralisme.) Dans tout cela, on trouve diverses expressions d’une dimension spécifique, englobant la situation de confrontation culturelle et civilisationnelle entre le bloc BAO comme portefaix du Système et la Russie, qui participe à l’exceptionnalité de la crise ukrainienne et renforce son caractère d’universalité par rapport à la crise générale du Système.

• Par ailleurs, et pour illustrer la rapidité des événements et des changements réalisés sur le terrain même de la crise, il faut signaler ce qui paraît être une nouvelle évolution importante de la situation opérationnelle après la chute de Slavyansk (voir le 9 juillet 2014). Il s’agit de la nouvelle d’abord d’un important affrontement qui a vu l’annihilation structurelle d’une unité de l’armée ukrainienne, puis d’autres indications sur d’autres affrontements et sur l’évolution structurelle des forces anti-Kiev qui semblent montrer un rétablissement tactique, sinon stratégique. Le site The Vineyard of the Saker donne plusieurs indications sur ces événements, à la date du 11 juillet. (Voir notamment un texte du 11 juillet 2014 sur l’évolution structurelle du mouvement de résistance, et un texte sur la situation opérationnelle en général, également du 11 juillet 2014 .) L'on retire en général de ces diverses informations et considérations l'impression qu'un accord se dessinerait entre la résistance du Donbass et Moscou, portant sur une aide officieuse, décrite comme venant “du peuple russe”, plus ou moins à partir d'initiatives privées avec le soutien passif et discret du gouvernement, etc.

• Une remarque générale concerne finalement l’évolution de la crise ukrainienne, ici considérée dans les événements autant que dans les appréciations intellectuelles directement liées à son théâtre opérationnel. Il s’agit d’apprécier l’extension considérable de cette crise à ce niveau également, alors que ses développements indirects et internationaux (dollar, situation à l’intérieur du bloc BAO, etc.) sont désormais bien identifiés comme d’une importance majeure. La situation ukrainienne développe elle-même des facteurs fondamentaux, dont les répercussions extérieures et conceptuelles à la fois promettent d’être importantes. Cela conduit à observer une fois de plus, à confirmer si l’on veut l’exceptionnalité sans précédent de cette crise, exprimée à tous les niveaux opérationnels. Même pour la seule situation ukrainienne, cette crise ne peut être réduite à une “révolution de couleur” d’un nouveau style, à une version est-européenne d’un événement type-“printemps arabe”, etc. A cet égard, l’idée de “printemps russe” de Douguine a nécessairement une toute autre dimension que l’idée de “printemps arabe” ; observer cela, c’est moins mettre en concurrence les deux événements que montrer essentiellement combien la situation a progressé depuis 2010. Avec la crise ukrainienne, il ne s’agit plus, dans son universalité à plusieurs étages et dans la profusion des domaines concernés, d’un événement qu’on peut réduire à une région, à une zone géographique ou culturelle, à un système régional, à une religion, etc. Il s’agit bien d’un événement-Système fondamental, ou plus encore de l’archétype de l’événement-Système fondamental, impliquant l’affrontement entre le Système et l’antiSystème dans toute sa diversité, avec nécessairement des différences d’appréciation dans l’identification des adversaires. Il s’agit d’un degré de plus, d’une étape de plus dans le développement de la crise d’effondrement du Système, et de la crise de civilisation qui va avec.


Mis en ligne le 12 juillet 2014 à 11H24

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