We are the Woooorld”, n’est-il pas?

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We are the Woooorld”, n’est-il pas?

15 janvier 2010 — La conscience du monde s’émeut et s’emporte. Il faut dire que la catastrophe est considérable, terrible et innombrable. Le tremblement de terre a frappé Haïti comme une punition divine qui serait une injustice divine colossale. Personne ne songe directement à ce jugement, alors qu’en 1755, lors de la catastrophe du tremblement de terre de Lisbonne, tout le monde y songea. Nous reviendrons plus loin sur cette analogie, que nous documentons rapidement dans un “Ouverture libre” de ce 15 janvier 2010.

Aujourd’hui, les accusations vont plutôt, comme par un automatisme bien révélateur, et un automatisme venu de gens qui sont d’insoupçonnables soutiens du système, vers les dirigeants politiques – par anticipation contestatrice déjà bien développée. L’accusation aujourd’hui en vogue contre Obama, porte sur la rapidité à venir à l’aide de Haïti, sur la capacité jugée a priori très faible de réparer le mal évidemment injuste causé à cette île et à ces habitants. L’affaire est politique, avec le rapprochement fait avec Katrina, qu’on aurait pu enrichir du rapprochement avec le tsunami de décembre 2004. (Mais ce sont les Américains qui sont en pointe dans cette critique, et rien de ce qui est seulement américain ne leur est indifférent, pas le reste.)

Dan Kennedy, le 14 janvier 2010 dans le Guardian, s’élève contre cette analogie contestatrice (“Le Haïti d’Obama n’est pas le Katrina de Bush”). Il s’agit de préserver la vertu de notre-Président. (Les liens donnés dans l’article de Kennedy documente suffisamment cette attitude critique qu’il dénonce.)

«Writing about how media coverage of Haiti's earthquake catastrophe will affect Barack Obama's political fortunes makes me feel sufficiently unclean that I may have to take a shower as soon as I file this. So first allow me to suggest that you contribute to one of the relief agencies responding to this terrible human tragedy.

»Now let us begin. Not surprisingly, the earthquake brought out the worst in our worst, both present (talk-radio blowhard Rush Limbaugh) and past (televangelist Pat Robertson). Michael Tomasky deconstructs Limbaugh's obsession with race and Robertson's obsession with Satan. But reprehensible though their rhetoric may be, they are not going to shape the larger political conversation.

»In fact, the truly pernicious commentary has centred around a matter of false equivalence that, if taken seriously, puts Barack Obama in a no-win situation: the idea that just as George Bush failed the test of Hurricane Katrina, so must Obama pass the challenge of Haiti.

»It sounds almost too ludicrous to believe anyone would advance such a notion, yet it's all over the intertubes today. Most explicit is Newsweek and MSNBC pundit Howard Fineman, who posts a blog entitled: "Why Hurricane Katrina Looms Over Obama's Relief Efforts in Haiti".»

Et Kennedy termine ce court billet de protestation contre l’attaque faite contre notre-Président, à la lumière de cette mise au point visible dès le titre, qui a tout son poids: Haïti n’est pas le 51ème Etat de l’Union – non, certes… «Again, for those of you without a map: Haiti is not part of the United States. […]

«In fact, though we would all (OK, not Limbaugh) like to see the US alongside other countries and relief agencies doing everything they can in Haiti, the disaster is so large, the people are so poor and the social structure is so dysfunctional that it is bound to end in something that looks like failure. To compare efforts in Haiti to the Bush administration's bungling of Katrina is media malpractice, plain and simple.»

@PAYANT “[M]edia malpractice”, cette comparaison? Haïti n’est pas le 51ème Etat de l’Union – non, certes, mais c’est un “Etat” haut placé sur la liste des interventions des USA de notre-Président considéré comme le système dominant et organisateur de notre civilisation globalisée dans l’état où elle est, et alors la question de la responsabilité de Dieu – pardon des USA – se pose. Peut-être “media malpractice” mais surtout “very, very much political and military malpratice” (english approximatif).

Pour revenir à l’analogie avec Lisbonne-1755, l’importance de l’événement sur l’esprit et la culture du temps entraîna certains auteurs modernes (ou “postmodernistes” selon l’esprit de la chose) à une autre analogie, avec l’Holocauste, pour ses effets sur l’esprit et la culture du temps. Le cas de cette analogie, que nous ignorions nous l’avouons, fut certainement superbement instruit et documenté. Pour nous, esprits simples, il reste qu’il est faux selon les standards médiocres de notre pensée peu habituée à ces débats. Le coupable de Lisbonne-1755 était Dieu, qui était hors d’atteinte de la justice humaine le fourbe – ce que nos “Lumières” traduisirent prestement, dans les faits de leur pensée et dans les attendus qui suivirent par l’idée évidente que “le coupable c’est la religion” – et là, la “justice humaine” pouvait frapper. Pour l’Holocauste, le coupable est identifié depuis belle lurette, condamné, châtié, etc., notre tâche militante restant à trouver ses complices-coupables essentiellement postérieurs, volontaires, involontaires, inconscients, etc., complices-coupables souvent sans le savoir et à qui il importe de le faire savoir; cette inquisition humaniste contre les culpabilités rétroactives et inconscientes, c’est le sport favori de notre cheptel intellectuel.

Par contre, l’analogie Lisbonne-Haïti nous paraît intéressante à observer dès aujourd’hui. L’attaque contre Obama, notre-Président, ne porte pas sur la responsabilité directe (la cause) mais cela se sent que l’idée n’est plus très éloignée… Néanmoins, tenons-nous en au royaume terrestre où, contrairement à Lisbonne-1755, Dieu n’a plus son mot à dire. Le problème est qu’il nous faut un coupable, tant la catastrophe d’Haïti nous touche, ou, plutôt, touche à nos convictions, tant elle est immense, terrible, presque apocalyptique.

Car, “We Are the World”, comme chantaient nos “Aid Bands” dans le milieu des années 1980, où l’on rameutait les chanteurs et les rockers qui vont bien pour constituer des “orchestres du cœur” et soutenir la dimension incontestablement humaniste en plus d’être globalisatrice de notre système. Du coup, le cas se précise. De 1985 à nos jours, il y a plus qu’assez de temps, d’argent, etc., pour créer un monde (Dieu, cette crapule, a mis sept jours, you know, alors que nous avons Wall Street et la City). C’est-à-dire que le monde de 2010 est bien notre création puisque “We Are the World” a remplacé Dieu, ce calamiteux et fort suspect maladroit, qui n’a pas su empêcher Lisbonne-1755. Mais voici Haïti-2010… Haïti-2010 n’est-il pas de notre responsabilité également pour la Cause Première, à l’image de la responsabilité de Dieu pour Lisbonne-1755?

On peut faire un dossier, comme ferait un avocat plus attentif aux faits, aux détails qu’aux digressions philosophiques. Depuis 1985, où la chose n’était déjà pas mal avancée, la main de la globalisation s’est drôlement activée, directement ou par effets induits, dans les infrastructures et le destin économique de la pauvre île d’Haïti. Nos interventions des années 1990, bannière étoilée en tête, sont connues, ainsi que nos manipulations des dirigeants dans un sens ou l’autre. Le reste, l’accumulation des bidonvilles, la pauvreté, l’organisation inexistante, la stagnation d’un non-Etat, le désordre, la corruption, etc., on connaît aussi pour prendre la mesure des conséquences directes et indirectes de la globalisation. Du coup, la responsabilité s’élargit à l’anticipation des amoncellements de cadavres, résultant des amoncellements de citoyens-vaudous mis dans des positions propices au désastre par la situation qu’imposent indirectement la globalisation (le système) et son interventionnisme. Le dossier s’épaissit. Nous ne sommes plus très loin du cas analogique de la responsabilité complète de Dieu dans Lisbonne-1755… Attendez qu’on découvre que le Pentagone qui sait tout faire et son département DARPA qui explore l’avenir du technologisme, manipulent les tremblements de terre avec autant d’efficacité qu’il fabrique du JSF.

Problèmes dans “le meilleur des mondes” de Candide

La polémique a démarré au quart de tour et n’est pas prête de s’éteindre, au rythme des amoncellements de cadavres haïtiens et des interventions de Marines qui vont sans doute établir une “zone verte” et bétonnée à Port-au-Prince où seuls seront admis les Marines eux-mêmes, quelques survivants de la catastrophe que le FBI a oublié de ficher comme islamistes, à tout hasard, et les représentants d’Halliburton. On peut envisager en effet qu’Halliburton sera sur le coup pour la “reconstruction” puisque GW a été nommé pompeusement par son successeur comme une sorte de co-chef suprême (avec l'inoxydable Bill, qu'Hillary cherche à tout prix à occuper) de la sauvegarde de la chose – Katrina-2005, Haïti-2010, même combat. Cheney lui passera (à GW) toutes les coordonnées pour la facture d’Halliburton. (Kennedy reste vipérin comme un Britt, après son couplet sur Obama, lorsqu’il ajoute, nous faisant penser qu’Obama a songé à se venger, pas pompeux du tout, de son prédécesseur: «Maybe it was out of a sense of cosmic justice that Obama named Bush to assist the Haiti effort along with Bill Clinton, as it gives Bush a chance to fail twice. This time, though, no rational person would blame him»; le problème est que cette “chance to fail twice” se fera aux dépens des Haïtiens – mais passons.)

La polémique a démarré au quart de tour et n’a rien, ni d’un “complot”, ni de l’action d’une dissidence gauchiste, altermondialiste ou isolationniste (ou souverainiste et anti-européenne, pour faire bon poids). La mécanique de la communication du système démarre au quart du quart de tour. Les mêmes plumes onctueuses qui encensent le système, après un rapide coup d’œil dans la glace pour découvrir les traces de leur mimique de la responsabilité universelle à condition d’être humaniste, s’émeuvent illico presto: comment Dieu – pardon, le système – ne sauve-t-il pas illico presto les malheureux survivants haïtiens sous les gravats? Kennedy leur crie: “Il faut raison garder”, Haïti n’est pas le 51ème Etat… Mais que peut la raison, mon cher Kennedy, devant l’emportement des “chroniqueurs du cœur”? Par conséquent, Saint-Obama ne va pas être à la fête, par GW interposé. (Sarko non plus, mais on l’oubliera plus vite celui-là, il fait partie de ROW – Rest Of the world.) La conférence pour la “reconstruction” d’Haïti, qui sera un second Copenhague, s’occupera d’entretenir la polémique de la vertu outragée.

Le système, son technologisme et sa communication, entretiennent un cycle redoutable d’affirmations vertu-responsabilité, correspondant aux canons du Progrès et de son moralisme. Au plus le système s’effondre, au plus il est proclamé vertueux par les plumitifs du système qui ont consigne de le protéger sans compromissions ni compromis. Au plus il est proclamé vertueux, au plus il est tenu par les plumitifs du système, qui ont consigne d’une vertu universelle sans compromissions ni compromis, pour responsable des catastrophes, y compris des plus naturelles dont on jugera très vite qu’il en aggrave les conséquences. Au plus il s’effondre, au plus les catastrophes s’accumulent, y compris naturelles d’ailleurs. (Le tremblement de terre n’aurait-il pas quelque lien avec le dérèglement climatique?) Bientôt, les républicains monteront à l’assaut de la citadelle-Obama, pour n’avoir pas fait assez, pour avoir fait trop tard, et puis aussi pour en faire trop parce que les Haïtiens sont frères de couleur et non-US comme le rappelle Kennedy. Et ainsi de suite, jusqu’à plus soif et jusqu’aux élections de novembre 2010.

Observez que cette critique et sa polémique sont totalement irresponsables, bien dans la tradition du système. Ceux qui applaudissent de plus en plus le système parce qu’il faut le défendre alors qu’il s’effondre, qui dénoncent de plus en plus vigoureusement les effets de ses vices parce qu’il faut que le système ne soit que vertueux, ne réalisent pas trop clairement, sinon pas du tout, qu’il s’agit effectivement de “ses vices”, au système. Cela n’importe pas puisque seul importe le fait de la critique. Nous sommes dans un système mécanique et tout ce qui vient perturber une mécanique déjà aux abois est excellent à prendre.

La polémique qui enfle n’aura rien de décisif, comme d’autres avant, mais nous n’avons pas affaire à une bataille qui se remporte par une percée décisive. Du moment que les encenseurs du régime en deviennent momentanément, même si indirectement et inconsciemment, les censeurs (de plus en plus souvent, les catastrophes s’accumulant), ils font leur travail involontaire et inconscient de termites du système. “Rien de décisif” – contredisons-nous avec alacrité – jusqu’au point où il y aura quelque chose de décisif, de la même façon qu’à un moment le Titanic en train de s’enfoncer dans les eaux sombre complètement et se trouve précipitée dans les profondeurs. Nul ne peut prédire ce “point”, et peut-être Haïti-2010 pourrait l’être, par un enchaînement de circonstances mécaniques des critiques et polémiques, ou bien sans doute ne le sera-t-il pas. Lorsqu’il s’agit d’une mécanique, de ce système qui nous dépasse et se trouve hors de notre contrôle, la prospective est impossible parce que la raison et ses divers engagements y tiennent un trop grand rôle.

…Et tout cela, pendant que les Chinois, les insupportables Chinois, furent les premiers sur place, à Haïti, avec leurs fourmilières de sauveteurs. Il y a de quoi enrager.