“Dislocation stratégique”…

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“Dislocation stratégique”…

Dans la même analyse concernant les inquiétudes à Washington à propos du pouvoir du Pentagone, que le site WSWS.org publiait le 23 décembre et dont nous avons fait un commentaire le même jour, un passage était consacré à un rapport daté du 4 novembre, qui a été mis indépendamment en ligne le 15 décembre, du Strategic Studies Institute (SSI). Il s’agit du rapport Known Unknowns: Unconventional “Strategic Shocks” in Defense Strategy Development, de Nathan Freier, un lieutenant-colonel qui a récemment quitté l’U.S. Army et actuellement professeur à l’U.S. Army War College, dont dépend le SSI.

Le rapport de Freier, accessible sur le site du SSI, envisage la problématique du cas de la “surprise stratégique”, considéré aujourd’hui comme le cas principal d’accident ou d’agression stratégique. Il est particulièrement marqué par l’incertitude fondamentale de notre temps historique et, dans ce cas, l’incertitude stratégique suscitant, pour des hypothèses conflictuelles, des situations de “surprise stratégique”.

«The likeliest and most dangerous future shocks will be unconventional. They will not emerge from thunderbolt advances in an opponent’s military capabilities. Rather, they will manifest themselves in ways far outside established defense convention. Most will be nonmilitary in origin and character, and not, by definition, defense-specific events conducive to the conventional employment of the DoD enterprise.

»They will rise from an analytical no man’s land separating well-considered, stock and trade defense contingencies and pure defense speculation. Their origin is most likely to be in irregular, catastrophic, and hybrid threats of “purpose” (emerging from hostile design) or threats of “context” (emerging in the absence of hostile purpose or design). Of the two, the latter is both the least understood and the most dangerous.»

Les effets de cette situation de “surprise stratégique” sont perçus comme déstructurants, par l’effet de la surprise, du caractère inattendu de l’événement, du domaine inattendu où il s’exerce. Une phrase citée dans le rapport résume le propos: «Like the attacks of September 11, 2001 (9/11), the subsequent War on Terrorism (WoT), and the Iraq insurgency, the next defense-relevant challenge is likely to be a strategically dislocating surprise.»

L’article du site WSWS.org consacre effectivement un passage au rapport de Freier. Il s’agit d’apprécier ce rapport dans ses relations avec la situation US, dans la période d’incertitude qu’on connaît. Effectivement, Freier, dont le rapport semble rendre compte de huit mois d’une évaluation de type “wargame” réalisée par le SSI, s’attache notablement à la situation US, particulièrement à la lumière de la situation créée par la crise économique.

«A report that appeared in a magazine published by the US Army War College last month, just weeks after the election, indicates that the Pentagon is preparing its own “transition,” a process that is being driven not by Obama’s vague promises of “change” but by what the military command sees as a historic crisis of the existing order that could require the use of armed force to quell social struggles at home.

»Entitled “Known Unknowns: Unconventional ‘Strategic Shocks’ in Defense Strategy Development,” the monograph was produced by Nathan Freier, a recently retired Army lieutenant colonel who is a professor at the college, the Army’s main training institute for prospective senior officers. According to the magazine, he “continues to provide expert advice to key actors in the security and defense policymaking and analysis communities.”

»One of the key contingencies for which Freier insists the US military must prepare is a “violent, strategic dislocation inside the United States,” which could be provoked by “unforeseen economic collapse” or “loss of functioning political and legal order.” He writes: “To the extent events like this involve organized violence against local, state, and national authorities and exceed the capacity of the former two to restore public order and protect vulnerable populations, DoD [Department of Defense] would be required to fill the gap.”

»Freier continues: “Widespread civil violence inside the United States would force the defense establishment to reorient priorities in extremis to defend basic domestic order … An American government and defense establishment lulled into complacency by a long-secure domestic order would be forced to rapidly divest some or most external security commitments in order to address rapidly expanding human insecurity at home.”

»In other words, a sharp intensification of the unfolding capitalist crisis accompanied by an eruption of class struggle and the threat of social revolution in the US itself could force the Pentagon to call back its expeditionary armies from Iraq and Afghanistan for use against American workers.

»Given such conditions, he adds: “DoD might be forced by circumstances to put its broad resources at the disposal of civil authorities to contain and reverse violent threats to domestic tranquility. Under the most extreme circumstances, this might include use of military force against hostile groups inside the United States. Further, DoD would be, by necessity, an essential enabling hub for the continuity of political authority in a multi-state or nationwide civil conflict or disturbance.” This peculiar phrase—“an essential enabling hub for continuity of authority” —is a euphemism for military dictatorship.

»He concludes this section of the article by noting, “DoD is already challenged by stabilization abroad. Imagine the challenges associated with doing so on a massive scale at home.” The point is well taken. Having failed to quell resistance and restore order in Iraq and Afghanistan, what would be the prospect of the military succeeding in an occupation of the US itself?»

Ce rapport est présenté dans le contexte de l’élection du nouveau président, comme une contribution à la réflexion que doit entreprendre la nouvelle équipe de sécurité nationale qui arrive au pouvoir (selon la présentation du SSI: «The author provides the defense policy team a clear warning against excessive adherence to past defense and national security convention»). WSWS.org le commente dans le sens voulu par son analyse, qui est l’hypothèse de l’établissement d’une dictature militaire aux USA. Ce qui nous apparaît important dans ce rapport est certainement l’hypothèse de “dislocation stratégique” appliquée aux USA, notamment mais d’une façon appuyée, à partir de troubles nés de la situation de crise économique («“violent, strategic dislocation inside the United States,” which could be provoked by “unforeseen economic collapse” or “loss of functioning political and legal order”»). L’hypothèse est évidemment particulièrement éclairée, sinon étayée par la situation de crise présente, et son importance, sa mise en évidence sont évidemment suscitées par cette situation. La réaction rapide de la réflexion de l’équipe stratégique derrière le rapport à la crise financière et économique mesure la préoccupation à propos de ce sujet.

Il s’agit d’un exemple convaincant de l’évolution de la réflexion stratégique. La forme de la “surprise stratégique” pour la période considérée a ses racines dans l’attaque du 11 septembre 2001, mais les hypothèses concernaient essentiellement des causes d’une telle surprise qui viendraient de l’extérieur. L’ouragan Katrina et ses conséquences ont commencé à modifier cette perception. La crise actuelle achève cette modification, au point qu’on peut parler de transformation de la perception stratégique. L’hypothèse de troubles intérieurs US restaient jusqu’alors, justement, du domaine de l’hypothétique liée à une pensée spéculative sinon exaltée; désormais, elle est directement liée à des événements en cours.

On observera que l’hypothèse concerne des événements auxquels les pays européens sont habitués, comme, aujourd’hui, les événements en Grèce. Cette sorte d’événements est complètement inhabituel pour les USA, qui se présentent comme une société de grande cohésion civique, – en réalité un ordre maintenu autant par le conformisme des conceptions que par l’absence d’unité sociale éventuellement contestatrice et une forte présence de la loi. Ce caractère rigide de l’ordre public dans les domaines social et politique est d’autant plus important que le pays est fragile et vulnérable du point de vue de sa structure et de sa cohésion. On voit que certaines réactions à la situation économique impliquent déjà des références à la guerre de Sécession. Le document du SSI nous indique que, plus que l’idée précise d’une dictature militaire, c’est à notre sens la crainte de la vulnérabilité structurelle des USA qui s’empare des esprits des stratèges (US mais aussi occidentaux dans un sens plus large). La notion de “surprise stratégique”, qui est la marque du temps, se détache de l’agression extérieure, du mythe du terrorisme, pour parvenir au stade ultime qui est la cohésion structurelle des USA. La crise est passée par là et elle ne va plus cesser de renforcer cette hypothèse, d’entretenir cette crainte. Il s’agit sans aucun doute de la crainte ultime de la pensée stratégique occidentale depuis la Deuxième Guerre mondiale. Si la cohésion du “centre” est mise en cause, c’est l’intégrité fondamentale du système qui est mise en cause. Le cas central de la puissance de notre système se trouve concentré effectivement dans la question de la “cohésion stratégique” des USA, menacée par le risque de “dislocation stratégique”. La crise financière et économique a ouvert la boîte de Pandore.

 

Mis en ligne le 24 décembre 2008 à 07H07