“Croissance vide” et “croissance productrice de vide“

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“Croissance vide” et “croissance productrice de vide“

Comment peut-on lire à une journée d’intervalle, deux titres aussi complètement contradictoires que «Budget Storm Could Sink U.S. Plan to Rule Sea and Sky» (“l’ouragan budgétaire peut détruire le plan hégémonique naval et aérien des USA”, sur Danger Room, le 20 juillet 2011) et «Cuts to Pentagon Don’t Make a Dent» (“les réductions budgétaires au Pentagone ne changeront rien”, le 21 juillet 2011 sur Antiwar.com) ? On peut les lire parce qu’il s’agit du Pentagone, dit Moby Dick, des USA, de notre époque postmoderne et du Système fou. Tout est possible dans ce contexte, surtout le plus contradictoire possible.

• Le premier texte, de Spencer Ackerman, de Danger Room, explique que la grande stratégie des forces stratégiques US, qui assure un contrôle de l’espace aérien et naval global, et la collaboration de l’U.S. Navy et de l’USAF, est basée sur un certain nombre de système essentiels. Parmi eux, par exemple, un nouveau bombardier pour l’USAF d’ici 2018. Et ceci…

«… “Central to AirSea battle,” said Gen. Philip Breedlove, Air Force vice chief of staff, is the Air Force’s planned new “long-range, penetrating bomber aircraft.” […] But it’s got to be “designed and developed using proven technology,” Breedlove told a crowd convened by the Mitchell Institute for Air Power Studies. “We have talked to the potential competitors for this business. Where we want to start is today. We don’t want to lean very far forward.” […]

»…Now factor in the budget pressures the Pentagon is under to reduce its budget by $400 billion over 12 years. Breedlove appeared positively spooked. “We are coming under increased and what seems to be prolonged fiscal pressure that will challenge our ability” to remain technologically ahead of the Chinas of the world, Breedlove said. “We’re flying the oldest air force we have ever flown.” The Air Force has to find a way to refurbish its air fleet, modernize its satellites and design a new bomber — even as it chops $49 billion out of its five-year budget.»

Danger Room termine sa longue analyse sur l’impossibilité de développer ce bombardier, en même temps qu'il est noté que l’U.S. Navy déplore la réduction régulière de ses structures de force, envisageant en même temps d’abandonner un ou ses deux nouveaux porte-avions d’attaque qui doivent être fabriqués durant la prochaine décennie. Le texte se termine sur une note sarcastiquement ironique :

«Breedlove didn’t stick around to address what happens then, or to discuss how the long-tange bomber program will plan for cost controls. He said he had to get back to the Pentagon. For a budget meeting.»

• La synthèse d’Antiwar.com, de John Glaser, se contente d’observer la situation immédiate, dans les deux prochaines années, avec les réductions entrant en vigueur. Rien ne change.

«But for FY 2012 alone the Defense Department’s budget is slated to be $676 billion and current total military spending has swelled to its highest level, adjusted for inflation, since World War II. Furthermore, these proposed cuts represent merely reductions in projected spending and would allow the Pentagon’s budget to continue to grow at about the rate of inflation. At present, two years military spending exceeds any proposed cuts over the next ten years.

»The proposed cuts to military spending, a part of the budget which has been traditionally off-limits, are mostly political grandstanding. A new analysis from Todd Harrison, from the Center for Strategic and Budgetary Assessments, says that while the source of growth in annual defense budgets since 2001 has been mostly (54%) due to the wars in Iraq and Afghanistan, much of the rest has been spent on wasteful superfluous weapons technology, bloated salaries and benefits plans, and expensive peacetime operating costs for the 900 plus military bases in 130 plus countries around the world.»

Cet étonnant contraste ne fait qu’exprimer une réalité de type surréaliste, comme nombre de phénomènes affectant le Pentagone aujourd’hui. Cette réalité commence à avoir un nom : “hollow growth”, ou “croissance vide” si l’on veut. C’est l’expression qui est employée par Todd Harrison, du Center for Strategic and Budgetary Assessments, dans la longue analyse qu’il a développée sur l’évolution et les structures des dépenses budgétaires du Pentagone. (Analyse en ligne depuis le 16 juillet 2011.) Le travail de Harrison tombe à pic pour illustrer et souligner le cas du Pentagone dans la bataille en cours autour de la crise budgétaire US, et l’on peut être assuré que l’expression de “croissance vide” rencontrera un très grand succès d’emploi et de référence. Pour résumer le propos extrêmement fouillé et analytique de Harrison, on rapportera le constat que le Pentagone dépense annuellement aujourd’hui (année fiscale 2012), à valeurs constantes des diverses références, 35% de plus qu’en 2001 pour ses seules structures de force, pour les équipements, le personnel, etc. ; pour le même laps de temps, et toutes choses égales par ailleurs, sa capacité théorique de guerre et ses structures n’ont pas augmenté, ni en volume ni en quantité, entre 2001 et 2012.

Il s’agit d’une nouvelle orientation de l’analyse. Le qualificatif “hollow” a déjà été employé pour le Pentagone, dans les années de l’après-Vietnam, avec l’époque du président Nixon. A partir de 1971, Nixon réduisit régulièrement le budget du Pentagone, et cette tendance dura, après lui, jusqu’en 1976. A cette époque, on parlait des “hollow forces”, pour désigner des structures de forces armées de plus en plus dépourvues de substance, – effectivement “vides”. Mais il s’agissait d’un phénomène assez explicable et normal, et assez courant dans les circonstances, désignant des forces armées en période de démobilisation et de réduction budgétaire, lorsque les structures sont conservées et leur contenu réduit à mesure. Dans le cas actuel, le phénomène, que nous avons déjà évoqué sinon décrit, et qu’on retrouve au niveau de programmes tels que le JSF, implique une crise de système absolument perverse qui met en cause la nature de la chose, puisqu’on se trouve dans ce cas où l’apport d’argent ne parvient plus à se transcrire en une expansion réelle des moyens et des forces.

Nous sommes même inclinés à aller bien au-delà des conclusions de Harrison, qui se tient dans les normes du Système, utilisant les chiffres du Système, les inventaires du Système, sans non plus s’aventurer dans les jugements qualitatifs qui vont à l’essence des choses. Si l’on tient compte de ces réalités hors-Système (hors surveillance du Système), on découvre que le vide de l’expansion est beaucoup plus important encore. D’une part, l’argent allant vers le Pentagone est plus important que ce que disent les chiffres officiels (divers postes annexes non comptabilisés dans le budget officiel), d’autre part les capacités actuelles sont en réalité en réduction dynamique par rapport à 2001, notamment au niveau qualitatif, du fait du vieillissement des matériels et des échecs très graves dans le développement de nouveaux matériels, et du fait de l’accroissement massif des forces “parasitaires” et improductives (logistique, communication, mais aussi gaspillages, etc.). Il y a donc surtout, selon nous, ce phénomène non encore identifié et d’ailleurs difficilement quantifiable de perversion fondamentale, qui est que l’apport d’argent supplémentaire a conduit à l’accroissement des facteurs négatifs (redondances, gaspillages, corruption, etc.) et a contribué à réduire encore les capacités existantes ; nous parlerions alors de “croissance créatrice de vide”, ce qui implique un renversement subversif du processus habituel du Système, rencontrant à ce niveau, et dans les conditions propres au processus, le désormais habituel parallélisme entre surpuissance et autodestruction du Système, avec le renforcement constant du facteur “autodestruction”. Il s’agit d’ailleurs d’une perversion de nature, une évolution effective de ces dernières années, qui implique que, même s’il y avait réduction et transformation des structures comme certains le proposent, le Système ne retrouverait pas une efficacité économique courante puisque la perversion subsiste désormais.

Le caractère d’incontrôlabilité du Pentagone est évidemment confirmé, mais il prend une allure très particulière qui illustre à merveille les conditions terriblement déstructurantes de la crise, également pour nos psychologies qui attendent efficacité et créativité du processus économique. Le Pentagone n’est plus incontrôlable à cause de ses seules tendances d’expansion et de surpuissance auxquelles il nous a habitués depuis des décennies, mais à cause de la perversion grandissante de ces facteurs d’expansion et de surpuissance. Du coup, les comportement humains (politiques) deviennent non seulement inefficaces mais contre-productifs et eux-mêmes pervers, même si involontairement bien sûr. Les attitudes habituelles, notamment politiques, ne peuvent plus jouer comme elles le faisaient, au service du Système, et prennent des allures paradoxales et contradictoires. En un sens, les partisans d’une défense forte passant par des budgets en augmentation, les “hawks”, notamment au Congrès, contribuent objectivement au développement du caractère autodestructeur de ce système anthropotechnologique perverti et paradoxal qu’est devenu le Pentagone : ils alimentent ce tonneau des Danaïdes équipé d’une machinerie interne accélératrice de la perte ainsi renforcée par l’alimentation… Qu’importe d’ailleurs, puisque le panier est complètement percé, et qu’une réduction budgétaire ne boucherait pas les trous causés par le fonctionnement pervers qui s’est développé durant les années de suralimentation (de surpuissance) ; entretemps le fonctionnement pervers est devenue structure de renversement pervers (autodestruction).

 

Mis en ligne le 23 juillet 2011 à 09H29