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Article : Notes sur la déconstruction stratégique

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Imprévisibilité, ou nuage de fumée ?

David Cayla

  27/05/2020

Pour schématiser, nous aurions deux grands acteurs sur la scène mondiale, la Russie rationnelle, hyper-prévisible, donc maîtrisable, et les Etats-Unis irrationnels, imprévisibles, et donc incontrôlables. Ce serait même devenu la stratégie américaine que d'apparaître incontrôlable pour mieux contrôler tous ceux qui se contrôlent.

Soit.

En Ukraine, en 2014-2015, la Russie a laissé les forces armées ukrainiennes bombarder sporadiquement sa frontière et tuer quelques russes sans réagir. Les forces armées ukrainiennes soutenues par on sait qui se sont enhardies, ont regroupé leurs forces, et ont lancé une offensive pour couper les forces du Donbass de toute possibilité de contact avec des soutiens à la frontière russe. C'est à ce moment-là seulement que les forces d'artillerie russes sont entrées en action, annihilant les forces mécanisées ukrainiennes.

Pourquoi réagir à la moindre provocation si cela doit vous enfermer dans un bourbier stratégique (à commencer par les accusations sur votre agressivité)  quand vous avez compris que votre adversaire toujours impatient vous teste et prendra une absence de réaction immédiate pour une autorisation à s'enhardir ? Qui est imprévisible entre le teigneux qui ne maîtrise pas ses nerfs et le calme qui attend de voir quand est-ce que sa riposte sera la plus douloureuse ? Une fois posée de la sorte, ce n'est plus une question de "prévisibilité" : s'engager dans des manoeuvres de provocation conduira forcément son instigateur à aller toujours plus loin, jusqu'au moment où il ira trop loin, ce qui devient très prévisible.

Depuis lors, face aux menaces américaines, les Russes ont précisé leur doctrine. Il n'y a pas de "petites" frappes nucléaires, ni contre eux, ni contre leur alliés. Ils sont seuls juges de l'opportunité de répliquer en déclenchant des frappes nucléaires massives, globales, en réponse à de "petites frappes qui pourraient ne même pas les viser eux spécifiquement". Ils ont même été jusqu'à préciser qu'ils n'hésiteraient pas à matraquer un Daesh trop bien armé à leur goût à coups de frappes nucléaires tactiques. Pourquoi cette référence au nucléaire ? D'évidence, le facteur "imprévisible" qu'est Daesh devient alors, "soudainement", un acteur strictement cantonné à des actions ne pouvant dépasser le seuil de la "prévisibilité" pour un acteur non-étatique. Dont acte : Daesh a été éviscéré.

Venons en maintenant au déploiement des systèmes Aegis à l'intérieur des terres, en Pologne et en Roumanie, au déploiement de têtes nucléaires de faible puissance en subsitution partielle des têtes de forte puissance sur les missiles ballistiques intercontinentaux de la force stratégique américaine, et aux bombes nucléaires stockées en Allemagne, en Turquie, en Italie, et qui pourraient être déplacées davantage à proximité de la Russie.

En substance, une Amérique désormais imprévisible doit pouvoir ainsi subjuguer des adversaires trop rationnels, trop prévisibles, manquant d'agilité,...

Bon.

Partons du plus simple, les bombes nucléaires pouvant être chargées sous des chasseurs-bombardiers. Même planantes, elles ne peuvent frapper au delà d'une centaine de kilomètres à l'intérieur des terres. En dehors de la Crimée protégée par au moins 4 divisions de systèmes S-400, voire de Kaliningrad, est-ce vraiment une menace ? Seuls les missiles ASMP français pourraient représenter une réelle menace, avec leur puissance (100 kt),  leur vitesse (Mach 3), et leur portée (500 km). Des Rafale armés de ces missiles évoluant à 100 kilomètres de la frontière russe seraient une véritable menace, mais des chasseurs de fabrication américaine portant de simples bombes obligés de s'approcher au plus près de la frontière avec la Russie ?

Qu'en est-il maintenant de missiles de croisière déployés à proximité de la frontière russe dans des systèmes Aegis terrestres par rapport à des missiles ballistiques qui seraient tirés depuis des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins qui seraient positionnés dans l'océan Arctique ? A moins de 6 000 km de distance, des missiles ballistiques atteindraient leurs cibles en moins de 20 minutes. Des missiles de croisière lancés depuis des systèmes Aegis terrestres auraient besoin d'un minimum de 20 minutes pour frapper à 300 kilomètres de distance. Une frappe de saturation pourrait causer de sérieux dégâts… à courte distance… D'où les missiles hypersoniques pour couper court à toute tentative de lancement en masse sur les frontières avec la Russie et la surdotation de la Crimée en systèmes S-400. Où est l'imprévisibilité ?

Venons-on enfin au déploiement de têtes nucléaire de faible puissance sur les SNLE américains pour induire en confusion les forces russes. "Si nous lançons sur eux des missiles nucléaires dont ils ne pourront pas savoir si les têtes nucléaires ont 5 kt ou 300 kt de puissance unitaire, ils ne pourront qu'attendre de constater les résultats des frappes avant de décider la manière de répliquer, et de toutes façons nous ne viserons que les centres de commandement et les sites de lancement de missiles donc ils ne pourront moralement pas réagir en lançant leurs missiles de forte puissance (puisqu'ils ne disposent pas de missiles avec des têtes de faible puissance) qui ne pourront que tuer de nombreux et innocents civils américains".... Donc, bien sûr, si on accepte de suivre la logique américaine, la Russie devrait accepter des frappes "restreintes" (ou pas), décapitatrices, et ce serait en définitive la seule protection  de l'Amérique, alors que la Russie a d'ores et déjà fait savoir qu'elle ne reconnaît en aucune façon la notion de "petites frappes nucléaires", encore plus dans un contexte où il lui est impossible de savoir si elle devait être visée par de "petites" ou "grosses" têtes nucléaires ?

Assez de suputtations. Les forces armées américaines sont notoirement en perte de capacités, et remplacer des têtes nucléaires de 300 kt par des têtes de même puissance requiert une très forte technicité, quand se contenter de têtes de faible puissance exige simplement de revenir aux bombes "primitives" du type Hiroshima (1 seul étage, "rustique", quand les bombes de forte puissance demandent 2 "étages", le 1er servant à préparer la mise à feu du second en confinant et contrôlant soigneusement la puissance du 1er).

Aussi, est-ce que l'imprévisibilité revendiquée des forces nucléaires américaines ne serait pas le cache-sexe d'une impuissance bien réelle ? Et si la "subsitution aléatoire" des têtes nucléaires de forte puissance par des têtes nucléaires de faible puissance signait en réalité l'incapacité à remplacer les têtes nucléaires de forte puissance arrivant en limite d'âge ? Et si le déploiement de missiles de croisière à proxcimité des frontières de la Russie, la rupture des traités existants visait uniquement à pallier l'incapacité à maintenir une capacité de frappe efficace qui solliciterait uniquement les moyens connus, éprouvés de frappe à longue distance, tels que recensés dans les traités de limitation des armes stratégiques ?